La corruption dans son milieu naturel

La campagne présidentielle, déjà largement articulée autour des personnalités politiques au risque d’occulter les grands enjeux sociétaux et les programmes – trait déterminant de la Vème République et de son régime présidentiel -, a encore réduit le spectre de sa vision depuis un mois pour se concentrer sur une question unique : la corruption présumée de François Fillon, et celle, moins médiatisée, de Marine Le Pen.

La campagne tend ainsi à se théâtraliser, avec rebondissements, péripéties, quiproquos… autant d’artifices qui peuvent la faire basculer tantôt dans le vaudeville, tantôt dans la tragédie, mais qui la limitent à un simulacre et maintiennent les projecteurs sur un nombre limité de protagonistes, pour mieux invisibiliser les forces sociales, les luttes, les classes populaires, ou tout autre élément de la société qu’on ne veut pas, dans les médias et dans les sphères du pouvoir, voir reconnu comme sujet pensant et agissant. Les « sans-dents » ne sont de bons sujets médiatiques que quand ils sont de loyaux sujets de la couronne, ou qu’on peut les classer comme des objets dans la catégorie du « casseur », jamais qualifié de « révolté »… car il faudrait alors dire contre quoi il se révolte.

Donc, sur la skênê du drame politique contemporain, on joue « La corruption ». Mon propos sera, à partir de cette scène exemplaire, de tenter de me détacher d’une perspective individuelle, et donc des cas de François Fillon ou Marine Le Pen pour envisager la corruption non point seulement comme une déviance des élus de la République mais comme le régime général de l’économie capitaliste, et même, au-delà, le produit d’un principe que j’appellerai le principe de domination.

1) L’aveuglement de classe

Quand M. Fillon dit qu’il n’avait pas pris conscience que les représentations avaient changé (« Ce qui était acceptable hier, à défaut d’être accepté, ne l’est plus aujourd’hui », constate-t-il le 6 février), je le crois presque. Il ne se perçoit pas lui-même comme un voleur. Un voleur c’est, dans sa représentation du monde, quelqu’un qui vous dérobe votre téléphone portable en pleine rue, ou qui braque une banque. Les voleurs sont sales, violents, illettrés. Au contraire, rémunérer sa femme et ses enfants avec l’argent de l’État, détourner tout le budget alloué aux assistants parlementaires pour s’enrichir ou pour favoriser ses enfants, dans le monde de M. Fillon, ce n’est pas voler. Pourquoi ? Parce que depuis qu’il est devenu député, et probablement même avant, tous ses pairs lui ont inculqué la légitimité de ce système de rémunération parallèle. Quand il dit ensuite (et le répète par la voix de ses avocats) que le parquet national financier n’a pas la compétence pour enquêter sur les rémunérations des assistants parlementaires, que ce ne sont « pas les bonnes instances qui enquêtent », et quand d’autres députés viennent affirmer que personne n’a à se mêler de ce que les députés font de l’enveloppe qui leur est allouée, bien entendu cela vous choque, cela me scandalise. Mais ils ne font qu’exprimer là une coutume, une loi tacite qui peut s’appliquer seulement tant qu’elle reste secrète, invisible, tant qu’elle s’applique entre soi, à l’intérieur de l’oligarchie. Ils feraient sans doute mieux, dans leur propre intérêt, de ne rien dire et de continuer à faire, tant qu’on ne les attrape pas.

 

La manifestation anti-Ceta à Angers.

2) Une justice à deux vitesses

Il y a quelques jours, alors qu’ils venaient d’étendre le cadre de l’usage de la force par la police et d’élargir les circonstances dans lesquelles les policiers peuvent faire usage de leurs armes, les députés votaient une modification de la prescription pour les délits occultes, comme l’abus de biens sociaux, le détournement de fonds, etc., réduisant à douze ans le délai de prescription pour ces délits de cols blancs, ces délits de bourgeois, alors qu’il était multiplié par deux pour tous les autres délits et crimes. Selon cette nouvelle loi, l’enquête sur les emplois fictifs de M. Fillon ne pourrait pas remonter au-delà de 2004, alors que Mediapart et Le Canard enchaîné ont révélé que son système de pompage de l’argent public est en place depuis 1989. Ce n’est donc pas un élu seul qui se drape dans sa dignité parlementaire pour échapper aux poursuites, ni Marine Le Pen seule qui conteste la compétence du Parlement européen à lui demander des comptes et se soustrait à la police et à la justice : c’est l’ensemble des députés, qu’ils aient voté pour ou se soient abstenus, qui s’amnistient collectivement.

Comme disait quelqu’un la semaine dernière en Assemblé Générale place de la République à Paris, on peut désormais piquer dans la caisse, et si l’on est assez habile pour le cacher pendant douze ans, on peut garder l’argent. C’est la prime à la dissimulation, la récompense au mensonge. Alors indignez-vous, bien entendu. Indignez-vous sans cesse. Fustigez les députés corrompus tandis qu’ils se précipitent comme des rats pour changer le nom de leur assistant parlementaire avant que le bateau ne sombre. Car ce sont 20 à 25% d’entre eux qui emploient leur conjoint ou un membre de leur famille proche. Même si l’emploi n’est pas fictif, cela s’appelle du népotisme. Et c’est vieux comme la république romaine.

3) Le régime parlementaire comme régime de classe

Pourtant, d’une certaine manière, nous avons tort de nous indigner. Nous avons tort d’être ici sur cette place de la République à nous lamenter du comportement de nos représentants politiques. Nous avons tort de nous plaindre si nous ne protestons que contre les agissements de Mme Le Pen et de ses subordonnés du parti le plus corrompu et condamné de France, tort de nous rassembler si nous ne sommes là que pour nous étonner de ce que M. Fillon ne soit pas le bon père de famille intègre et chrétien qu’il a toujours prétendu être. Nous avons tort d’être aussi naïfs. Car cette corruption n’est pas le seul fait de ces individus. Cette corruption, c’est en réalité la règle générale d’une classe. Ne soyons pas surpris. L’étonnement et la sidération paralysent l’action. Il n’y pas là de miracle : il est dans la nature d’un député de la république parlementaire d’être corruptible ou de se trouver en position de l’être, soumis à la tentation. Pourquoi ? Peut-être parce qu’il trouve, nous dit-on, qu’il n’est pas assez payé et que d’une certaine manière, il a bien raison. Pas assez payé pour son emploi fictif, puisqu’il ne vient pas voter à l’Assemblée, il a mieux à faire – notons l’ironie puisqu’il affirme justement que si sa femme n’a pas de badge de l’Assemblée, c’est parce qu’elle s’occupe essentiellement des affaires locales, pour que lui puisse faire son travail au niveau national ; pas assez payé enfin et surtout par rapport à la classe à laquelle il appartient, la grande bourgeoisie.

Manifestation contre la corruption à Paris.

Bien évidemment à présent, je dois m’expliquer : il y a quelques jours, Alain Minc, grand détourneur du travail d’autrui qui a coutume de plagier ses confrères, a déclaré, vous l’avez peut-être luque la raison de cette corruption, de ces détournements de fonds, c’est le fait que les députés ne sont pas assez payés. Cette remarque aurait pu s’étendre à une grande partie de la haute fonction publique. Évidemment elle choque une partie de l’opinion. Comparons le salaire des députés et celui des fonctionnaires, par exemple. Pour un fonctionnaire de mairie de catégorie B, le salaire de François Fillon paraît mirifique. Et quand on le compare au SMIC, au salaire médian, la disproportion est encore plus flagrante. Mais si l’on s’en tient là, on ne peut pas comprendre. En réalité, Alain Minc ne compare pas le salaire de François Fillon au vôtre, au mien ou à celui du français moyen. Il le compare à ceux de sa classe, de la grande bourgeoisie dont il est issu et dont il est le représentant et le protecteur. M. Fillon n’est pas du tout député de la Sarthe, mais de la grande bourgeoisie et des châteaux à X pièces qu’elle appelle « maison ». Et là tout s’éclaire : quand vous êtes un grand bourgeois comme lui, et que vous passez naturellement par les grandes écoles que sont Sciences Po, HEC, Normale Sup, l’ENA – non pour y apprendre quelque chose, mais parce que c’est là que vous retrouverez ceux qui vous ressemblent -, quand vous avez connu les privilèges de votre classe et que vous choisissez la voie de la politique, vous trouvez que le salaire d’un député, ce n’est pas grand-chose. M. Fillon ne compare pas son salaire au vôtre, au mien, mais à ceux de ses pairs, issus eux aussi de la grande bourgeoisie, désormais patrons de grandes entreprises, avocats ou banquiers. Ceux qui, comme M. Macron, gagnent sur une opération de rachat deux millions d’euros d’un coup de baguette magique, soit davantage que tout ce que M. Fillon a pu patiemment détourner sur son enveloppe parlementaire pendant dix ans. Mais alors, pourquoi François Fillon n’a-t-il pas fait comme les autres grands bourgeois qui sont allés travailler dans le privé pour s’enrichir ? Pourquoi n’a-t-il pas imité Emmanuel Macron ? S’il a choisi le service public, la carrière politique, il n’a qu’à assumer d’être moins bien payé, non ? C’est beaucoup demander…

4) La politique au service du capitalisme

La vraie question est : pourquoi est-il devenu député ? Pour servir la France ? Pas du tout. François Fillon est devenu député parce que sa classe sociale a besoin qu’il le soit. La grande bourgeoisie a besoin de gens comme lui à l’Assemblée pour maintenir ses privilèges. Imaginez que tous les bourgeois se mettent à travailler chez Nestlé ou Total et que l’Assemblée se peuple de députés ouvriers qui voteraient des lois protégant les travailleurs, augmentant les salaires minimums, voire nationalisant Nestlé, Total… Vous plaisantez, ce n’est pas possible ! Non, la bourgeoisie conservatrice a besoin d’être représentée au Parlement : à l’Assemblée, au Sénat. Elle a besoin de M. Fillon, de M. Dassault, autre escroc notoire. Je dirais même plus, les grandes entreprises françaises et étrangères ont besoin que François Fillon soit député.

AXA Assurances, qui a été client de la société de conseil de François Fillon (habilement créée  juste avant qu’il ne devienne député), a besoin que ce dernier soit député pour démanteler notre système de sécurité sociale. J’irai même plus loin : les grandes entreprises ont besoin que M. Fillon soit député comme elles ont besoin que MM. Niel, Bergé et Pigasse soient propriétaires du journal Le Monde, que M. Drahi soit propriétaire de Libération, L’Express, RMC, BFMTV… Les grandes entreprises capitalistes et les grands patrons de la finance ont besoin de contrôler l’Assemblée et le Sénat comme ils ont besoin de contrôler la presse. Et la presse française est structurellement corrompue, comme l’Assemblée nationale.

Ce qui ne veut pas dire que les députés, ou les journalistes, pris individuellement, détournent de l’argent, ou désinforment volontairement. Mais au-dessus d’eux, il y a un comité de rédaction, ou un président du groupe socialiste, ou un patron de multinationale qui leur fait comprendre que s’ils veulent garder leur emploi, leur carte de presse, leur siège à l’Assemblée, leurs dons pour financer leur campagne, il faut avaler la couleuvre, s’abstenir de voter contre telle ou telle loi inique et se soumettre. Pour la plupart, les journalistes et les députés aujourd’hui travaillent vraisemblablement dans un cadre qui organise la malhonnêteté : ou bien ils se censurent, ou bien ils sont censurés.

Parfois, cela se voit : rappelez-vous, l’année dernière, le sénateur Michel Raison, interviewé par une journaliste de Cash Investigation dans un couloir de l’Assemblée nationale sur les questions alimentaires. Tout à coup, son assistante intervient ; il se lève et, oubliant qu’il porte un micro-cravate, s’entretient avec elle. Et elle lui propose d’appeler l’ANIA, c’est-à-dire justement, un lobby. C’est aussi ça, la corruption. Déjà, en 2011, trois députés européens avaient été piégés par des journalistes en acceptant de déposer des amendements contre de l’argent. Cela se voit enfin quand Vincent Bolloré censure des reportages sur des entreprises dont il est actionnaire ou propriétaire.

 

La presse qui possède quoi
La carte des médias français, produit d’un partenariat entre Acrimed et Le Monde diplomatique

5) Une presse entravée

En 1945, dans le Programme du Conseil National de la Résistance, figuraient de nombreuses mesures pour éviter le retour du fascisme et de l’oppression : parmi ces mesures, il y avait la Sécurité sociale (26 avril 1946), celle-là même que M. Fillon veut démanteler et confier aux intérêts privés des compagnies d’assurance. Il y avait aussi la nécessité d’une presse libre des influences politiques, des grands intérêts financiers. Ce n’est plus le cas, comme cela a été largement démontré par les cartographies du Monde diplomatique et d’Acrimed, qui exposent la concentration des organes de presse entre les mains de grands patrons, dont beaucoup sont multimilliardaires.

À l’inverse, qui est à la pointe des révélations sur François Fillon ? Mediapart et le Canard enchaîné : deux organes de presse libres. Parce que seule la presse libérée des patrons du CAC 40 peut aujourd’hui interpeller quelqu’un comme François Fillon ; le reste de la presse a suivi, avec plus ou moins de réticence, en profitant parfois pour prendre sa défense. Un silence aurait été trop suspect, mais les journaux de l’oligarchie ont laissé Mediapart et Le Canard enchaîné faire leur travail. En observateurs plus ou moins complaisants, sans trop se mouiller. Donc François Fillon riposte. François Fillon s’attaque à la presse : il dénonce une campagne qui serait un coup d’état institutionnel. Pourtant il n’est pas encore président, il se donne donc une place qui n’est pas la sienne. Surtout par son obstination à vouloir demeurer candidat, c’est lui qui discrédite la droite traditionnelle et menace de pousser ses électeurs qui vers M. Macron, qui vers le Front National. Ensuite il s’en prend au Parquet national financier, donc à l’appareil judiciaire, et dénonce le non-respect de la séparation des pouvoirs. Mais justement la séparation des pouvoirs consiste dans le fait même que les députés ne soient pas au-dessus des lois, que la justice ne soit pas au service de l’exécutif, etc.

On a coutume de dire que l’arbre cache la forêt. On a envie de dire que François Fillon et Marine Le Pen ne sont que la partie émergée de l’iceberg, soit 10% de la réalité. L’iceberg demeurant, quant à lui, largement invisible. Mais ils ne sont qu’une boule de neige posée au sommet de l’iceberg, comme l’étoile au-dessus du sapin de Noël, comme la cerise sur le gâteau.

Manifestation contre la corruption, place de la République à Paris, dimanche 19 février.

6) De quoi la corruption est-elle le nom ?

Le mot corruption désignait au XVIIIe siècle la pourriture, l’altération de la substance par décomposition. Dans ce sens, le mot relèverait aujourd’hui des sciences naturelles, de la biologie plus précisément. On retrouverait alors les métaphores du corps politique ; mais la corruption c’est aussi l’altération du jugement, du goût, du langage : par exemple lorsque l’on parle d’« interpellation musclée» pour désigner un viol en réunion par personnes dépositaires de l’autorité publique. Les détournements de fonds sont aussi des détournements de forme, des détournements de sens. Ce n’est qu’en troisième sens que l’on trouve dans le Robert des noms communs la définition de la corruption morale : avilissement, dépravation, gangrène, perversion, souillure, vice. Enfin, quatrième sens : « emploi de moyens condamnables, bakchich, pots-de-vins, dessous-de-table pour faire agir quelqu’un contre son devoir ». On voit que l’enrichissement personnel, dont on soupçonne François Fillon, l’abus de biens sociaux, n’est même pas envisagé par le Robert comme un phénomène de corruption. Pourquoi ? La raison est simple.

La corruption des députés, ce n’est pas le ridicule million d’euros siphonné par Fillon sur le nom de sa femme qui semble-t-il n’avait rien demandé ; la corruption des députés, c’est leur soumission aux intérêts du capitalisme ; la corruption politique, c’est quand le traité du CETA, ratifié par le Parlement européen, va donner aux grandes multinationales la possibilité d’attaquer les États en justice si leur législation leur est défavorable. La corruption c’est quand des parlements nationaux ou européens adoptent des traités qui permettent aux multinationales de mettre de la merde dans les assiettes des peuples alors même que ces peuples demandent une alimentation moins opaque, plus saine, plus respectueuse de l’environnement. La corruption, c’est quand les élus de la République s’abstiennent ou s’absentent de l’Assemblée lorsque l’on y vote des lois sécuritaires iniques contraires à l’intérêt commun. La corruption, c’est quand le rapporteur de la loi sur la réversibilité d’un projet d’enfouissement de déchets nucléaires de l’ANDRA, l’Agence Nationale de gestion des déchets radiocatifs, est le patron de l’ANDRA lui-même : comment pourrait-il aller devant les députés pour argumenter autre chose que la parfaite sécurité et viabilité du projet qu’il a lui-même piloté ?

La corruption, c’est quand EDF, grand ami et partenaire naturel de l’ANDRA, implante ses nouvelles archives tout près du futur site d’enfouissement de déchets nucléaires pour drainer les emplois locaux et soumettre les habitants à la pression économique de leur employeur en plus de celle, politique, des élus locaux qu’ils ont arrosés de fric depuis vingt ans. La corruption, c’est quand le porte-parole de François Fillon est rémunéré depuis 2011 par Chimirec, une entreprise condamnée pour le traitement frauduleux de déchets polluants. C’est quand les politiques publiques sont évaluées par ceux-là mêmes qui les ont pensées et menées, et qui sont au service du grand patronat et des actionnaires. C’est quand le CICE, le grand projet d’exonération d’impôts au profit des entreprises, ne sert pas à embaucher ou à investir dans le progrès technologique mais à payer des dividendes aux actionnaires du CAC 40 (Mediapart, 19 juillet 2016) : 48 milliards d’euros depuis 2013 de cadeau fiscal accordé sans distinction, sans justification, sans contreparties ; elles n’ont pas à prouver qu’elles ont embauché ou investi pour continuer à bénéficier de ce dispositif, adopté sous forme d’amendement à la loi de finances, sans étude d’impact, sur la seule foi de Pierre Gattaz, patron du MEDEF, qui promettait que ce dispositif allait créer un million d’emplois. Un million d’emplois ! Au lieu de baisser, le nombre de chômeurs a augmenté sur cette période d’environ cinq cent mille.

La corruption, c’est quand un gouvernement accepte que ses fonctionnaires fassent l’aller-retour entre le secteur public et le secteur privé alors que leurs intérêts sont en conflit évident. À moins que l’on finisse par admettre que cette porosité entre la Banque Rothschild et le ministère de l’Économie et des Finances vient de ce que ce ministère est au service de cette banque et de toutes celles que le gouvernement s’empresse de renflouer lorsqu’elles s’effondrent d’avoir été trop gourmandes et corrompues. La corruption, c’est quand Christine Lagarde accorde sans y regarder à deux fois 400 millions d’euros à Bernard Tapie, qu’elle est ensuite condamnée, mais ne purge aucune peine, ne paie aucune amende, n’est même pas destituée des fonctions qu’elle occupe. La corruption, c’est quand l’Inspection Générale de la Police Nationale laisse revenir dans les rangs de la police un homme qui lors d’une interpellation en 2000, a introduit un enjoliveur de voiture dans les fesses d’un prévenu. Comment s’étonner lorsqu’en 2017, des agents de police qui sont sous sa responsabilité de Commissaire de Police d’Aulnay-sous-Bois, reproduisent la même agression, avec une matraque cette fois ? Prise dans ses conflits d’intérêt, corrompue jusqu’à la moëlle, l’IGPN invente, pour le protéger, la qualification de « viol par accident ». La corruption, c’est quand les institutions d’un pays ne sont plus au service du plus grand nombre mais d’une caste oligarchique, quand ces institutions ne servent plus à protéger les plus fragiles mais à les criminaliser ; la corruption c’est quand les puissants s’organisent entre eux, et contrairement à nous ils sont très organisés, pour se placer au-dessus des lois ou faire voter des lois qui les protègent.

La corruption, c’est quand nos démocraties se mettent à faire des affaires avec des dictatures, quand des entreprises françaises vont faire des bénéfices dans des pays où les droits humains ne sont pas respectés et que par ricochet, ces mêmes droits humains cessent d’être une référence pour les gouvernants car ils entravent la logique capitaliste. La corruption c’est quand, oubliant les droits humains au nom du libéralisme économique, notre pays refuse d’accueillir les peuples qui fuient la dictature, la guerre, l’oppression, la mort. La corruption politique ce n’est pas seulement ceux qui sont corrompus, c’est surtout ceux qui corrompent : regardez qui leur donne de l’argent, et pourquoi : l’ANDRA donne de l’argent pour faire taire les opposants à des projets dangereux et illégaux. AXA donne de l’argent à François Fillon sans doute dans l’espoir qu’il promeuve une politique favorable à ses intérêts. Chimirec donne de l’argent à Thierry Solère, sans doute pour obtenir de lui un avantage compétitif, ou l’oubli de certains dossiers gênants. La corruption ce n’est pas seulement piquer dans les caisses de l’État ou des collectivités locales pour son enrichissement personnel. La corruption c’est surtout prendre l’argent des multinationales pour mener une politique qui leur bénéfice et non une politique qui bénéfice au plus grand nombre.

Alors si vous êtes contre la corruption, vous êtes aussi contre le capitalisme et les autres formes de domination – et si vous n’êtes pas contre le capitalisme, sachez que lui, quoi qu’il arrive, est contre vous. Aujourd’hui des manifestants retrouvent le chemin des places publiques pour protester contre la corruption. Il faut comprendre qu’elle est indissociable du capitalisme. À ceux qui voudraient croire que nettoyer les écuries d’Augias suffirait, nous répondons qu’il faut tuer l’hydre de Lerne, dont les têtes se multiplient à mesure qu’on les coupe. La corruption est le mode naturel d’existence et de fonctionnement du capitalisme parce que le capitalisme, c’est l’exploitation de l’homme par l’homme, c’est la confiscation des fruits du travail par le capital, c’est la confiscation de la richesse par une oligarchie, c’est fonder la richesse des uns sur l’appauvrissement des autres, c’est soumettre à l’intérêt financier de quelques-uns toutes les ressources de la planète et l’humanité entière. La corruption, qui sacrifie l’intérêt général au profit d’intérêts particuliers, est l’instrument ordinaire du capitalisme. Si vous voulez vous défaire de la corruption, il faut vous défaire du capitalisme. Je ne dis pas cela par goût du raccourci démagogique, mais parce qu’il est nécessaire de replacer le comportement indélicat de nos élus dans une logique qui les englobe et les dépasse.

Manifestation contre la corruption à Rennes dimanche 19 février.

Parler du capitalisme aujourd’hui est devenu obscène pour toute une partie de la gauche, mais devant le Medef, François Fillon, lui, parle bien du capital par opposition au travail. Il n’hésite pas. Pourquoi, en face, le Parti Socialiste n’ose plus évoquer l’opposition entre capital et travail ? Parce que la droite a gagné. La droite a tellement gagné que le Parti Socialiste fait sa politique à sa place. Et l’on ne parle plus du capitalisme : à l’instar de Voldemort, on ne prononce pas son nom, par peur : c’est le fondement même du déni. Si je feins de croire que Voldemort n’est pas de retour, c’est comme s’il n’était pas vraiment revenu, n’est-ce pas ? Mais nous ne sommes pas des enfants. Pourquoi nous obstinons-nous à croire au Père Noël ? Pourquoi ne voulons-nous pas voir le vrai visage qui se dissimule derrière le masque de la corruption, celui d’un système qui œuvre à la domination, à l’exploitation généralisée : l’exploitation des hommes par d’autres hommes dans les entreprises, l’exploitation des femmes par les hommes partout, l’exploitation des animaux par l’homme dans les fermes-usines, l’exploitation du continent africain par toutes les anciennes puissances coloniales devenues néo-coloniales, l’exploitation effrénée de la planète, enfin, par toute l’espèce humaine.

On peut inventer cinquante manières de nommer le diable, il n’en sera pas moins le diable, le principe même de division. Et nous serons les victimes de la corruption tant que nous serons divisés. Il y a ceux qui se mobilisent contre les violences d’une police corrompue qui organise parfois au plus haut niveau le trafic de drogue, d‘une police qui tabasse et viole dans les banlieues défavorisées comme dans de nouvelles colonies, prenant sans doute exemple sur une armée qui tabasse et viole dans les pays d’Afrique où elle intervient. Il y a ceux qui se mobilisent contre le CETA, contre le nucléaire et sa logique absurde de production de déchets mortels dont le coût est incommensurable, et que l’État va devoir financer avec nos impôts au lieu de construire des écoles. Il y a ceux qui se mobilisent à juste titre contre l’accroissement des inégalités scolaires qui permettent à la classe dominante de rester dominante et condamnent les plus défavorisés à la double peine : être pauvres et apprendre dans des lycées eux aussi pauvres. Il y a ceux qui se mobilisent contre les inégalités de salaire entre hommes et femmes et pour la fin du plafond de verre.

Si je dressais la liste des combats à mener, nous serions ici jusqu’à demain soir. Et pourtant, ces luttes se croisent. Il existe un point où elles convergent, un point à partir duquel nous pouvons mener tous les combats : ce point-là, c’est le principe de domination. Ne nous arrêtons pas à la corruption dans notre lutte. Car ce qui nous choque dans la corruption, c’est l’injustice, et ce qui produit l’injustice, c’est le principe de domination. Nous sommes tous, à divers degrés, des produits et des agents de systèmes de domination.

Alors, comment lutter ? Le capitalisme a bien compris cela, il nous encourage à ne pas confondre, à ne pas faire d’amalgame, et sous ce prétexte, nous enseigne à ne voir que par le petit bout de la lorgnette. Voyons plus grand, voyons mieux. Voyons ensemble. Il n’est bien entendu pas question d’arrêter de lutter contre la corruption, de dénoncer les individus qui détournent, volent, mentent, favorisent leurs amis au lieu de servir l’intérêt public. Mais il ne faut pas non plus s’en tenir là. Il ne faut pas arrêter de lutter. Mais il faut arrêter de lutter chacun de son côté.

 

Manifestation contre la corruption place de la République à Paris le 19 février

7) La convergence des luttes

Apprendre à voir, partout où il se déguise, le principe de domination, cela ne s’appelle pas récupération mais prise de conscience. Jeudi dernier, une assemblée proposait un Premier tour social. Pourquoi pas, si le gréviste criminalisé qu’on empêche d’exercer son droit peut apprendre à voir la domination à l’œuvre dans le viol d’un jeune de banlieue par la police. Alors oui, cette domination, j’ai envie de l’appeler capitalisme ; parfois je suis tenté de simplifier, de réduire, parce que tout le monde connaît ce nom-là du démon : il est familier. Mais je crois que quand on parle seulement du capitalisme, allez savoir pourquoi, on passe pour un sectaire, pour quelqu’un qui ne réfléchit pas, qui vient du passé. Pourtant, le capitalisme a un avenir tout tracé pour vous et moi. Parce que l’oligarchie fera ce qu’il faut pour préserver son mode de vie, son confort, son insouciance, comme elle le fait déjà dans certains pays en érigeant des murs de béton entre ses terrains de golf et les favelas. Alors oui, j’emploie le mot capitalisme, non pas comme la source de tous les maux, mais comme le modèle le plus évident du principe de domination.

Je suis moi aussi contre la corruption, et parce que je suis contre la corruption, je suis aussi anticapitaliste ; mais dans l’autre sens, c’est aussi parce que je suis contre toutes les formes de domination que je suis contre le capitalisme. Il n’y a pas, pour moi, de contradiction, de solution de continuité. Quand on lutte contre le nucléaire et sa puissance destructrice qui met en danger l’existence même de l’humanité, on lutte aussi contre le capitalisme, en même temps qu’on lutte contre la destruction de l’habitat naturel d’animaux qui n’ont pas demandé à mourir. Quand on lutte contre le CETA, on lutte pour la démocratie (puisque ce traité est adopté contre la volonté des peuples) en même temps qu’on lutte contre la destruction environnementale et la cuisine aux pesticides. Quand on lutte contre l’invasion publicitaire, on lutte aussi contre le sexisme, on lutte aussi contre la course effrénée à la consommation qui n’enrichit pas et ne rend pas plus heureux mais qui profite aux capitalistes, on lutte aussi contre le matraquage des esprits par une idéologie omniprésente qui distrait l’homme de ses vraies préoccupations, on lutte contre le gaspillage d’énergie des écrans lumineux alors que certains ne peuvent pas se chauffer chez eux.

Appelez l’ennemi « capitalisme » si vous voulez, appelez-le « corruption », appelez-le « système de domination ». Ces mots désignent les facettes différentes d’une même réalité, qui change d’aspect selon le point de vue et l’échelle, mais qui ne change pas de nature. Derrière les masques multiples, reconnaissons notre ennemi, car il n’a pas changé, et il ne changera pas. La grande force de l’oligarchie régnante, c’est de nous avoir convaincus, avec la social-démocratie, que le capitalisme pouvait prendre visage humain, qu’il pouvait être éthique, qu’il pouvait être un ciment social. Il ne le peut pas. Il ne le veut pas, ne l’a jamais voulu. La logique du capitalisme c’est de dérober toujours davantage le fruit du travail pour le donner aux plus puissants, c’est la logique des banques qui nous encouragent à contracter des crédits, à devenir les esclaves de la dette ; la corruption capitaliste, c’est quand la banque mondiale pousse un pays entier vers la faillite pour en faire une zone de prolétariat docile à force de désespoir. La logique du capitalisme c’est de vous exploiter le plus possible, en s’assurant bien de ne jamais franchir la limite de l’inacceptable, et en faisant tout ce qu’il peut pour repousser en même temps la limite de ce qui est acceptable, en nous inculquant le sens de la fatalité, en nous gorgeant de pensée unique, en payant des bouffons pour nous divertir et nous faire oublier que nous sommes des esclaves. Panem et circenses, du pain et des jeux, rien de nouveau sous le soleil de la servitude volontaire. Diversion et écran de fumée : François Hollande prétend lutter contre l’évasion fiscale d’un côté et, de l’autre main, donne 48 milliards d’euros d’allègement fiscal aux entreprises… Hollande n’est pas un président qui a trahi ses promesses, Hollande est un illusionniste qui a raté son numéro. Tout va bien du moment qu’il donne l’impression de lutter contre la corruption : il n’a pas besoin de vraiment le faire. Il a seulement besoin d’être vu en train de le faire.

Portrait 16
Assemblée Nationale, 71 Mars – Cyrille Choupas / DR

Soyons plus perspicaces, sans sombrer dans le complotisme, qui n’est qu’un autre masque de la domination. Demandons-nous comment les politiques accomplissent le prodige qui consiste à rester au pouvoir malgré leur corruption patente ; comment ils parviennent (et ils vont continuer aux élections régionales, aux élections législatives), à se maintenir malgré les mensonges ! Comment rendent-ils cette situation acceptable ? Comment faire accepter cette victoire d’une classe ? Comment font-ils de nous, non plus seulement des esclaves du système, mais des gardiens de ce même système ?

Par un autre mensonge, d’abord, d’après lequel aucun autre monde n’est possible, comme dit Pangloss à Candide. Par l’optimisme, la rage d’affirmer que tout est bien quand tout est mal. Mais ce mensonge ne serait pas suffisant, il faut y ajouter la terreur. Le capitalisme, comme tout système de domination, règne par la terreur et sa mise en scène. En nous montrant ce qui arrive lorsqu’on lui désobéit : vous le voyez tous les jours, c’est la mort dans la rue. Nous pourrions aujourd’hui, si nous le voulions, s’il existait une volonté politique de le faire, loger tous les sans-abris. Il n’y aurait même pas besoin pour cela de récupérer l’argent de l’évasion fiscale. Ni même de la fraude patronale. Tous les SDF de France, demain, nous pouvons les loger. Nous ne le faisons pas. Le pouvoir s’y refuse. Pourquoi ? Parce que le déclassement, la pauvreté visible, la misère du chômage et de l’exclusion qui en résulte, sert d’avertissement et de menace : les SDF ne sont pas dans les rues parce que nous ne pouvons pas les loger, mais parce qu’ils sont l’épouvantail qui fait que nous nous tenons à carreau, que nous restons dans le rang, que nous acceptons notre sort parce que nous craignons de tout perdre en nous battant pour nos droits. Ils sont, de ce point de vue, instrumentalisés dans la construction de l’acceptabilité sociale.

8) La guerre sociale aura bien lieu

Parfois, on ne s’attaque pas aux criminels par le biais le plus évident mais par les biais les plus inattendus : Al Capone, par exemple, avait tellement corrompu la police de Chicago qu’il était impossible de l’inculper de meurtre ou de quelque autre grand crime pourtant de notoriété publique. Il est tombé parce qu’il ne payait pas ses impôts. Peut-être, aujourd’hui, peut-on faire tomber le capitalisme en tant qu’idéologie, et l’oligarchie qui le maintient en place comme système de domination, en luttant contre la corruption. Peut-être. Mais je n’y crois pas. Ce n’est pas suffisant. Nous sommes en guerre sociale : ce n’est pas moi qui le dis, c’est François Fillon lui-même, dans le discours qu’il a tenu devant les grands patrons français, plus particulièrement à partir de 15 minutes 28 secondes, le fameux passage du « blitzkrieg » (qui désigne la guerre-éclair menée par l’Allemagne contre la France et l’Angleterre en 1940) :

« Moi, ce que je veux c’est que le 1er juillet (2017 : ndlr) les deux ou trois ministres chargés des réformes : l’Economie et les finances, le Travail, pour l’essentiel…  arrivent avec des textes prêts… et, dans une forme de Blitzkrieg… fassent passer devant le Parlement en utilisant d’ailleurs tous les moyens que donne la Constitution de la Vème République – les ordonnances, les votes bloqués, le 49,3, tout ce qui est nécessaire – fassent passer en l’espace de deux mois, sans interruption estivale, les six ou sept réformes fondamentales qui vont changer le climat de l’économie et le climat du travail dans notre pays. C’est évidemment pour moi l’abrogation des 35 heures, la suppression de la durée légale du travail et le renvoi à la négociation dans les entreprises sans contrainte ; c’est le nouveau code du travail… c’est la réforme de la fiscalité du capital, fondamentale pour relancer l’activité économique dans notre pays… »

Dans ce discours, Fillon explique également comment il compte organiser un référendum en septembre 2017 afin de prolonger la tension électorale de la présidentielle de sorte que l’attention se concentre sur les questions du référendum et juguler ainsi toute velléité de contestation sociale. Voilà exactement comment cet homme entend corrompre un outil démocratique pour le mettre au service de l’oligarchie : le référendum utilisé comme instrument contre la démocratie, il fallait tout le cynisme et toute l’arrogance de classe d’un grand bourgeois comme lui pour oser tenir ces propos publiquement.

Mais ne vous y trompez pas : à travers François Fillon, ce n’est pas seulement l’individu qui s’exprime, c’est le capitalisme et le principe de domination. C’est pourquoi quand j’entends dénoncer la corruption, je me réjouis. Mais je ne peux m’empêcher de me méfier, car cette dénonciation risque fort de situer la corruption dans un paradigme dangereux, celui de la différence entre le normal et le pathologique. La corruption serait une maladie de la République, et il faudrait s’en défaire pour restaurer la santé du corps politique. Il y aurait des brebis galeuses à mettre en quarantaine, des indélicats qu’il suffirait de contrôler pour vivre dans le meilleur des mondes possible. Or à mes yeux, cette opposition entre santé et maladie qui reprend l’image biologique que j’évoquais précédemment, n’est plus vraiment opérante. Elle cache un fait essentiel : la normalité capitaliste est une pathologie humaine en soi. Ou, pour délaisser le vocabulaire médical et opter pour le langage de la philosophie : le principe de domination dont la corruption capitaliste est une donnée fondamentale et non pas contingente, est anti-humaniste.

Mathieu Brichard. 

Ce texte a été prononcé initialement par son auteur lors d’une conférence sur la place de la République à Paris avec la commission Debout Éducation populaire. Cette intervention peut être réécoutée ici.

Crédits photos:

  • La manifestation anti-ceta à Angers.: Nuit Debout
  • corruption-paris: Hélène
  • La presse qui possède quoi: Acrimed, Le Monde Diplomatique
  • Manifestation contre la corruption sur la place de la République le dimanche 19 février: Nuit Debout
  • Manifestation contre la corruption: Nuit Debout
  • Manifestation contre la corruption: Nuit Debout
  • Portrait 16: Cyrille Choupas / DR
  • Manifestation contre la corruption à Marseille le dimanche 19 février.: Nuit Debout

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