Nous ne sommes pas obligés de parler

Avant-hier soir, un homme au volant d’un camion fonçait sur la Promenade des Anglais à Nice, alors remplie de spectateurs venus admirer le feu d’artifice du 14 juillet, faisant 84 morts et laissant de nombreuses victimes dans un état critique. Toute la nuit de jeudi à vendredi, les rédactions des journaux se sont affolées, les réseaux sociaux se sont enflammés, et Nuit Debout a vécu hier matin, au lendemain de l’événement un de ses débats les plus houleux sur la nécessité de publier, en urgence, un mot de soutien aux familles des victimes, mais aussi d’interroger la réaction gouvernementale. Cependant, hormis les quelques éléments que je viens d’énoncer, nous ne savions pas ce qu’il s’était passé : publier, alors qu’il n’était pas établi par exemple, que cette tuerie était le fait d’un terroriste islamiste posait difficulté : fallait-il parler d’ « attentat », de « terrorisme », ou encore d’attaque contre un rassemblement symbolique de la nation française ? La description même de l’événement était problématique.

Si François Hollande ne s’est pas embarrassé avec les nuances, donnant la seule réponse qu’il connaît, la réponse sécuritaire compassionnelle (deuil et prolongation de l’état d’urgence dont il venait d’annoncer la fin quelques heures plus tôt), à Gazette Debout, nous nous efforçons, sans toujours y parvenir il est vrai, de ne pas commettre les erreurs que nous dénonçons chez les autres, et nous nous sommes donc, en partie, censurés. Tout en publiant la tribune émue et révoltée d’Alan Tréard, nous avons voulu la contrebalancer par la très belle tribune de Nuit Debout Bordeaux, qui commence par cette phrase pleine de douleur : « Nous voudrions n’avoir pas à réagir.« 

Alors que certains nous traitaient de lâches parce que nous n’étions pas assez prompts à condamner le terrorisme islamique, à proclamer l’union nationale autour de la devise de la République, ou à reprendre un dessin de Plantu (ce même Plantu qui s’est permis les amalgames du plus mauvais goût par le passé), nous avons à peu près tenu bon, non sans frictions, jusqu’au petit matin, puis après de trop brèves heures de sommeil, à nouveau toute la matinée. Cette répugnance à écrire mérite des explications. J’en vois pour ma part au moins deux. La première est structurelle : Gazette debout n’est pas un organe de presse traditionnel, avec une équipe permanente et professionnelle. Nous sommes bénévoles, et si certains sont passés par des salles de rédaction, ce n’est pas le cas de tous. Je n’ai pas honte d’avouer mon amateurisme : comme la démocratie, le journalisme n’est pas réservé aux professionnels. Cependant, lorsque l’on manque de professionnalisme, il est d’autant plus important de ne pas manquer d’éthique, d’être prudent. Gazette Debout n’a pas les ressources pour rivaliser avec les grands médias comme France 2 par exemple, et ne devrait pas chercher à le faire, c’est établi, mais j’irai plus loin : Gazette Debout, outre sa mission de rendre compte de la vie de Nuit Debout, se doit d’opérer vis-à-vis du discours médiatique prémâché par les puissances financières ou étatiques, dans l’emballement de l’information-spectacle, un rôle de critique. Et qui dit critique dit recul, un recul qui nécessite un temps. Ce temps, nous devons nous le donner, faute de quoi, nous ne deviendrons qu’un perroquet de plus de la novlangue gouvernementale et de ses contre-vérités.

Plantu
Le dessin de Plantu qui met sur un même plan les prétendus casseurs de l’Hôpital Necker et les terroristes kamikazes

La seconde raison de notre répugnance à publier dans l’urgence, c’est tout simplement l’absence de factuel dans l’information, que j’évoquais déjà plus haut. Il n’y avait rien ou presque à raconter dans la nuit de jeudi à vendredi, mais les chaînes de télévision d’information, continue ou non, s’étaient emparé du sujet et il fallait occuper le direct. Lorsque l’on est journaliste, piloté à l’oreillette par sa production, et que l’on n’a rien à raconter, on interroge des témoins, jusque devant les cadavres de leur famille ; ou bien on interroge un enfant d’une dizaine d’années pour lui faire dire que ce qui s’est passé était bien réel et qu’il fait bien la différence avec les jeux vidéos (implicitement, le journaliste devait penser à Grand Theft Auto ou GTA pour les habitués, titre culte dans lequel le joueur, policier infiltré dans des gangs, peut par exemple écraser des piétons) : comme si les enfants confondaient le réel et l’imaginaire. Mais non, cela c’est plutôt une spécialité d’adulte, de journaliste, même, de ces journalistes qui s’empressent de plaquer leur fantasme (le terrorisme islamique) sur un acte meurtrier dont il n’était et n’est toujours pas établi qu’il a été motivé par le fanatisme religieux. Nous, à Gazette Debout, n’avions rien de plus à raconter que ce que France 2, BFMTV et les autres racontaient déjà. Nous approchions de ce point extrême de la dilution du néant dans le rien. Un néant douloureux, un rien insupportable. Nous étions près de céder nous-mêmes à la pulsion du sécuritaire compassionnel quand nous avons découvert la tribune de nos camarades bordelais, qui auraient voulu  « ne pas rajouter de commentaire aux commentaires, […] ne pas rajouter des affects tristes à une sidération collective.« , ni se « lancer dans une analyse froide et glacée des évènements. » Faire œuvre de silence, éviter la surenchère, c’était l’appel que je lançais à mes camarades, à peu près au même moment. J’ai été reconnaissant à nos camarades bordelais d’avoir formulé avec autant de force et de clarté ce que je sentais encore confusément non pas comme l’urgence de se taire, mais comme le caractère illusoire de l’impératif de dire, un impératif qui pourtant nous assaillait tous, parce qu’il est devenu la règle de la société médiatique narcissique : ce dont on ne saurait parler, il faudrait absolument en dire quelque chose.

Alors pourquoi, justement, alors que nous avons la prétention à demeurer une presse libre, subissons-nous si fortement cet impératif ? Depuis ses débuts, Nuit Debout refuse tout porte-parole, et a refusé de s’exprimer dans les grands médias, ce que ces grands médias lui ont fait payer en proclamant sa mort dernièrement. Mais au sein même de Nuit Debout, cette position est régulièrement remise en cause. Alors qu’à Notre-Dame-des-Landes, des journalistes de presse libre étaient unanimes pour dire qu’il était inutile de chercher à exister dans les organes de presse au service du système capitaliste que nous combattons (article à paraître demain), il faut bien l’avouer, la tentation d’être visibles nous guette toujours.

Il est en effet douloureux et ingrat de ne pas être vu, de ne pas être entendu. Mais posons-nous cette question : voulons-nous être simplement entendus ou voulons-nous être pertinents ?

Il serait un peu facile de s’en tenir à cette question, purement rhétorique. Aussi, je vous propose, dans la cacophonie de ce lendemain de drame, un parcours dans le discours autre, dans le moindre bruit, dans ce que j’ai envie d’appeler la puissance des chuchotements.

Mathieu Brichard

Revue de presse :

http://www.arretsurimages.net/breves/2016-07-15/Attentat-de-Nice-France-2-derape-et-s-excuse-id20041

http://www.politis.fr/articles/2016/07/attentat-nice-de-lurgence-de-se-taire-35131/

http://www.liberation.fr/debats/2016/07/15/le-tout-securitaire-sert-ceux-qui-nous-frappent_1466355

http://www.arretsurimages.net/articles/2016-07-15/De-Wikileaks-a-France-2-polemiques-sur-la-tuerie-de-Nice-id8946

Crédits photos:

  • Necker: Plantu

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