Théâtre : « Les Ennemis Publics » ou la révolte fulgurante
Gazette Debout lance une nouvelle rubrique, Culture Debout, afin de vous guider vers les œuvres qui résonnent le plus avec Nuit Debout, pour y trouver de l’espoir, des idées ou des arguments et vous inciter à y emmener ceux qui doutent. Car la culture est politique, toute la culture. Nous ne recevons pas d’invitations, aussi nos choix seront-ils purement libres et subjectifs. Nous placerons chacune des œuvres sur une « échelle Debout » qui compte dix échelons : 1 correspondant à une œuvre aux antipodes des idées de Nuit Debout, et 10 à une oeuvre qui les épouse parfaitement. Aujourd’hui, « Les Ennemis Publics », écrit et mis en scène par Thomas Resendes, au Théâtre 13.
Dans Les Ennemis publics, finaliste du Prix Théâtre 13 / Jeunes metteurs en scène, Thomas Martin-Resendes retrace le parcours de la Fraction Armée Rouge, plus communément appelée en France « La Bande à Baader » (la syntaxe en dit long sur le mépris institutionnel envers les mouvements d’extrême gauche) dans un spectacle nerveux et engagé.
Au tournant des années 70, dans la République Fédérale d’Allemagne, la Fraction Armée Rouge a défrayé la chronique en organisant une série d’attentats, d’enlèvements et d’assassinats contre les tenants du capitalisme et du pouvoir qui le soutient. La presse de l’époque en a fait ses gros titres et, comme de bien entendu, a utilisé ses exactions pour diaboliser l’extrême-gauche et maintenir toute la population dans la peur, alors même que les membres de la RAF (Rote Armee Fraktion, en allemand dans le texte) ont toujours pris grand soin d’éviter toute victime innocente, selon eux. N’adhérant pas à la thèse d’un ancien premier ministre français pour qui « expliquer c’est déjà excuser », Thomas Martin-Resendes a voulu explorer la réalité de ces « années de plomb ».
L’auteur-metteur en scène commence donc par évoquer, en une série de tableaux mêlant reconstitution historique, fiction et images d’archives, les étincelles ayant mené à la radicalisation d’une fraction des membres de la révolte estudiantine. En Allemagne, comme dans le reste du monde occidental, l’époque est en effet à la révolution sexuelle et au militantisme anti-impérialiste. Sont donc illustrés l’historique gifle de Beate Klarsfeld destinée à Kurt Georg Kiesinger, Chancelier d’Allemagne fédérale et ancien nazi notoire, lors du congrès de la CDU (Union des Chrétiens Démocrates, le parti de Merkel) du 7 novembre 1968 ; la répression des manifestations dénonçant la venue du Shah d’Iran en RFA au printemps 1967, et l’assassinat, pendant l’une d’entre elles, d’un étudiant, Benno Ohnesorg, par un policier œuvrant comme espion de la Stasi ; l’occupation des universités par les mouvements étudiants mené par le SDS (Union Socialiste allemande des Étudiants) et le bouillonnement des débats qui s’en suivent à propos de la guerre du Viêt-Nam, de l’impérialisme américain en général et des modes de vie alternatifs ; sans oublier les communautés intentionnelles libertaires du type de Kommune 1.
Puis on entre dans le vif du sujet et les acteurs, qui ont jusqu’à présent interprété divers rôles, incarnent les membres prédominants de la RAF – Andreas Baader, Gudrun Ensslin, Jan-Carl Raspe, Ulrike Meinhof, Holger Meins etc, et leur avocat – avec une justesse terrible magnifiée par leur ressemblance physique frappante avec les intéressés. L’action se divise alors entre la préparation des diverses opérations du groupe et les nombreux procès qui en découlent. Le rythme est tendu, parfois violent, l’exaltation de la lutte armée et l’attitude bravache de Baader lui-même transpirent dans les premiers tableaux. Mais la fin est inéluctable et la brutalité de la réponse judiciaire et carcérale – les quartiers de haute sécurité où les membres sont placés à l’isolement, « la torture par l’isolement » – du pouvoir en place – est très bien rendu.
L’issue est fatale : l’histoire est connue; les membres de la première génération de la RAF sont morts en prison. Selon la version officielle ils se sont suicidés; selon certains qui s’appuient sur un faisceau d’indices troublants, ils auraient été assassinés. Ici, Thomas Martin-Resendes prend parti sans frémir : Baader, Ensslin, Raspe et Meinhof sont abattus ou pendus par leurs gardiens. Vu le positionnement idéologique général de la pièce, cette prise de position ne surprend pas. Baader et ses acolytes sont les héros de ce récit et, traités comme tels, mais il aurait été intéressant de nuancer ce point de vue. La lutte sociale se nourrit de ses martyrs, et ils sont légion, de Sacco et Vanzetti à Che Guevara, leurs écrits nourrissant d’ailleurs les derniers tableaux de la pièce. Mais si les premiers sont de véritables victimes d’un abus de pouvoir, la réputation du second est ternie par des discours et des exactions que le militant de gauche a du mal à accepter, prêtant ainsi le flanc aux attaques de ses adversaires politiques.
Malgré ce petit bémol, Les Ennemis publics est globalement une réussite car, de l’aveu même de son auteur, destiné à piquer la curiosité du spectateur pour les mouvements de lutte des « années de plomb ». Or, si le spectacle prend quelques libertés avec la chronologie des événements et en survole beaucoup, j’ai dès le lendemain matin épluché internet pour me renseigner sur la Fraction Armée Rouge et des onglets sont encore ouverts dans mon navigateur, à l’heure où j’écris ces lignes, sur les pages Wikipedia d’Andreas Baader, de Kommune 1 ou des Brigades Rouges en Italie.
Échelle Debout 8/10 : Le sujet de la pièce et l’angle selon lequel il est traité ont évidemment une résonance particulière avec Nuit Debout, mais en dehors du nécessaire travail d’inventaire des luttes passées pour le militant actuel, le parallèle entre la situation politique de la RFA à la fin des années soixante et les récentes élections est alarmant. En effet, à la fin de l’année 1966, Kurt Georg Kiesinger devient chancelier de RFA, à la tête d’une grande coalition réunissant les trois partis politiques allemands (CDU, CSU et SPD), après une élection législative qui lui donne 90% des sièges sur un programme social-libéral. Ça vous rappelle quelqu’un ? Continuons : à l’époque les États-Unis bombardent sans vergogne le Viêt-Nam (le Moyen Orient est encore plus ou moins paisible), les démocraties occidentales déroulent le tapis rouge au Shah d’Iran (qui n’a rien à envier à Bachar Al-Assad), quiconque propose un dialogue avec la Russie est taxé de dictateur en puissance, et les manifestations étudiantes sont brutalement réprimées par la police… Toute ressemblance avec des événements récents n’est pas fortuite.
Aux mêmes causes, les mêmes conséquences. L’impérialisme capitaliste pousse la jeunesse dans la rue, la réaction disproportionnée des autorités entraîne la radicalisation des militants, des innocents perdent la vie. On ne peut plus l’ignorer.
Les Ennemis Publics, texte et mise en scène de Thomas Martin-Resendes, d’après Si les bouches se ferment d’Alban Lefranc (éd. Gallimard), en finale du Prix Théâtre 13 / Jeunes metteurs en scène et, espérons-le, bientôt à Paris.
Ndlr : L’échelle Debout ne constitue en rien une note donnée à l’œuvre; elle permet seulement de la situer par rapport au mouvement Nuit Debout.
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Crédits photos:
- Les Ennemis Publics: Hugues Duchêne