« La peinture est un instrument de guerre offensive et défensive »

Le mot fameux de Picasso « la peinture n’est pas faite pour décorer les appartements » (1935) amène à poser la question même de son utilité. Cette question, mille fois posée, n’a pas de réponse vraiment précise et c’est dans cette impossibilité de conclure que réside peut-être la vraie légitimité de l’art. L’art ne sert à rien mais s’avère parfaitement indispensable, pourrait-on ajouter, ouvrant, avec cette apparente contradiction, toute une réflexion sur ce qu’est réellement l’art.

Le XXe siècle, les deux ou trois décennies qui l’ont précédé et les années actuelles ont incontestablement marqué un tournant décisif en ce que, plus que jamais, s’est posée et se pose encore la question même de son identité. De transformation en transformation, de mutation en mutation, la société allait bien vite connaître de considérables bouleversements. Les guerres, on le sait, ne furent pas pour rien dans ces changements radicaux et se révélèrent d’une efficience sans égale dans le « progrès » que la société occidentale devait consigner dans maints domaines. Les artistes ne pouvaient pas rester sans réaction à ce qui allait se révéler comme les plus effroyables phases de destruction que l’humanité n’ait jamais enregistrées.

Après la première guerre mondiale et les quelque 4 millions de morts qu’elle provoqua, Dada fut sans aucun doute le mouvement qui exprima le plus puissamment son refus d’une société tournant inexorablement le dos aux valeurs humaines. Le rire sarcastique, les déclarations provocatrices, les contradictions les plus perturbantes ou le non-sens élevé au statut de réponse définitive furent autant d’armes pour George Grosz, Otto Dix, Raoul Hausmann et d’autres encore qui exprimèrent ainsi leur dégoût face à l’intolérable système qu’ils n’eurent de cesse de combattre dans leurs tableaux ou leurs collages. Moins directement liées à l’événement, les œuvres de Francis Picabia, Max Ernst ou Man Ray devaient également enfreindre les codes du bon goût et de la bienséance et recourir à d’impertinentes compositions ou à de sulfureux écrits.

Les acteurs du surréalisme se risquèrent également à produire des œuvres déroutantes, à écrire des poèmes insolites et à créer des événements extravagants. La raison rationnelle qui domine tous les champs de l’activité humaine y était combattue au profit de l’imaginaire dont les surréalistes voulaient démontrer la force créatrice et l’insondable richesse onirique. Au plan politique, leur engagement fut réel mais hésita entre les tendances révolutionnaires (ou données comme telles) qui marquèrent tant la période de l’entre-deux guerres. Les tenants d’un marxisme-léninisme inféodé à Moscou (Tristan Tzara, Louis Aragon, Paul Éluard…) et ceux de la dissidence trotskiste, représentée notamment par André Breton, s’opposèrent avec force. La revue La révolution surréaliste devint ainsi Le surréalisme au service de la révolution, scellant l’emprise du politique sur les activités du groupe ou, pour le moins, révélant le fort impact que ces dernières eurent à accuser.

Juste avant la deuxième guerre mondiale et, après, dans cette période appelée curieusement « Les trente glorieuses », l’engagement des artistes prit des aspects fort diversifiés. Le courant réaliste-socialiste, incarné par André Fougeron, Boris Taslitzky ou Mireille Miailhe, engoncé dans une iconographie au réalisme appuyé, affichait ouvertement les options ouvriéristes, telles que préconisées par le Parti communiste, tout à l’écoute des diktats de l’Union soviétique. Andreï Jdanov qui élabora la doctrine culturelle du régime allait aussi mettre au point la stratégie de la guerre froide, celle de la division de la planète en deux camps distincts. Tout naturellement les artistes occidentaux optèrent pour l’un ou l’autre mais, plus fréquemment, pour celui qui incarnait alors encore le progrès de l’humanité.

Les artistes, majoritairement de gauche et fréquemment adhérents au Parti communiste français, n’allaient cependant pas, loin s’en faut, souscrire aux impératifs du parti et poursuivirent leurs propres expérimentations. Le cas de Pablo Picasso est, de ce point de vue, tout à fait exemplaire, car il continuera, sa vie durant, ses recherches innovantes, non sans connaître quelques déboires avec sa famille politique, comme ce fut le cas lorsque le journal L’Humanité lui demanda de faire, pour sa une, le portrait de Staline au moment de la mort de ce dernier. Fernand Léger restera, comme Picasso, fidèle à une certaine figuration mais servie par un vocabulaire formel tout à fait inédit. Certains, comme Jean Dewasne, pratiqueront même un art totalement abstrait et géométrique, aux antipodes des principes édictés. L’œuvre monumentale L’Apothéose de Marat reste, en ce sens, un exemple de cette courageuse dissidence interne.

Durant les dernières années de la guerre froide et jusqu’à la chute du mur de Berlin, la question de l’engagement des artistes ne se pose plus en ces termes. C’est prioritairement au contenu des œuvres que les artistes prêtent attention et, quelles que soient les techniques employées, nombreux sont ceux qui entendent dire leur refus et dénoncer ce qu’ils jugent inacceptable dans le monde où ils vivent. Le champ strictement politique, jusqu’alors essentiellement dominé par l’économique, s’est depuis ouvert aux questions sociales, climatologiques, culturelles, sexuelles… et se trouve intensément traversé aujourd’hui par la pratique artistique. De Joseph Beuys à Jochen Gerz, de General Idea à Barthélémy Toguo, ces questions sont au cœur de leurs recherches et, selon les artistes, sont diversement traitées mais toujours avec cohérence et inventivité.

J.-B. Ganne, Gélém, Gélém
J.-B. Ganne, Gélem, Gélem

Là où Jenny Holzer questionne le langage et affiche les tournures du pouvoir, Mona Hatoum, à la suite des propositions de l’artiste américaine Martha Rosler, met en scène les objets et les marchandises d’une manière à révéler leur statut réel d’outils d’aliénation. Là où Melik Ohanian rappelle l’exil historique du peuple arménien, Zineb Sedira évoque le drame algérien et Estefania Penafiel-Loaiza celui des réfugiés clandestins ou autres demandeurs d’asile sud-américains. Jean-Baptiste Ganne a entrepris, de son côté, de révéler, dans la magnifique installation Gélém, Gélém, la richesse de la culture Rrom alors même que Tziganes, Gitans, Manouches, Sintés font, un peu partout, l’objet de mépris et de discrimination. Mathieu Pernot réalise de belles enquêtes documentées sur ces populations et photographie les Hurleurs, aux abords des prisons, tentant d’échanger avec leurs proches incarcérés. Quant à Pilar Albarracin, elle moque les clichés machistes et, à la suite de Judy Chicago, Miriam Schapiro ou Sarah Lucas, prend des poses volontairement excessives et particulièrement jubilatoires.

Ces quelques exemples, loin d’être exhaustifs, montrent que l’art n’est, effectivement, pas fait pour décorer les appartements et rendre plus agréable le cadre de vie. Il convient ici de prolonger la citation de Picasso, laquelle, débutant par une formulation négative, aboutit à une véritable affirmation : « [la peinture] est un instrument de guerre offensive et défensive contre l’ennemi » et de préciser plus tard (en 1944) : « la peinture, ce n’est pas du vent […] c’est quelque chose de dur. Quand on veut planter un ongle dedans, il se retourne ». Nombre d’artistes, d’hier et d’aujourd’hui, ont fait leur cet enseignement et compris que l’art, dans ses expérimentations nouvelles, pouvait être un outil efficace pour rénover le regard mais aussi pour rénover les esprits. Il est probable que cet outil agisse encore un temps si l’on adhère au fameux slogan écrit sur les murs de Paris : « Le bleu restera gris tant qu’il n’aura pas été réinventé. »

Maurice Fréchuret, historien de l’art qui a tenu 4 ateliers sur la place Garibaldi de Nice en juin-juillet.

Cet article a initialement été publié dans le journal de Nuit Debout Nice, le GaRRi. Nous le reproduisons avec leur aimable autorisation.

Crédits photos:

  • J.-B. Ganne, Gélem, Gélem: J.-B. Ganne
  • Max Ernst, Au rendez-vous des amis: Max Ernst

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