« Alors qu’est-ce que ça donne, Nuit Debout ? »

TRIBUNE – La question ne manque jamais de tomber. Généralement de la bouche d’un proche inquiet de nos cernes ou de notre régime alimentaire. Nous qui, n’en déplaise aux clichés, sautons bien plus souvent les repas que les barricades.

« Et ils en sont où à Nuit debout ? », c’est aussi la question sur laquelle se penche Camille Polloni dans un article (payant) à la fois bienveillant et cruel, et « driste », sans aucun doute.

Et voilà qu’elle s’installe sur la place et dans nos têtes, cette lancinante interrogation, sous les effets conjugués de « l’essoufflement du mouvement » repris en chœur par ces médias qui nous ont prêté plus de poumons que nous en avions, et de l’inévitable spleen qu’on peut ressentir quand on passe des heures, tous les soirs, sous cette grisaille qui nous pisse dessus, comme pour nous punir d’avoir décrété inconsidérément que le mois de Mars et sa sournoise météo ne finiraient pas.

Certains se sont posé plus tôt cette question : les « initiateurs », les « fondateurs », ceux du début, qui savaient bien quoi attendre d’un mouvement lancé dans des circonstances qui n’ont plus de secret pour quiconque a déjà lu une interview de François Ruffin, et qui l’ont progressivement vu, avec bienveillance ou dépit selon les caractères et les agendas, s’éloigner de leurs ambitions premières.

Il y a aussi les curieux, les « visiteurs », ceux qui viennent avec leur sympathie, leur perplexité ou leur désapprobation et veulent comprendre « où ça va tout ça », « quel est le but », et pourquoi des centaines d’individus qui ressemblent à leurs enfants, leurs amis et même parfois leurs banquiers, occupent une place et prétendent porter un message politique sans l’inscrire dans les clous habituels de la pétition ou de la candidature. Ceux-là n’obtiendront pas de réponse, ou en obtiendront mille, et ceux qui n’en cherchaient qu’une, claire et limpide, ne nous ont pas rejoints, ou sont déjà partis.

Et puis il y a les autres, ceux qui ont pris le train en marche, sans toujours se doter d’objectifs au long cours, sinon celui de lutter contre le goût âpre que laissent traîner dans la bouche des années de renoncement, de défaites et d’impuissance face aux prédateurs. Peut-être aussi n’ont-ils pas souhaité s’encombrer d’ambitions trop précises de peur de les voir déçues.

Nous voici rattrapés par notre inconséquence.

#100mars
#100mars – Raphaël Depret / DR

Voilà 74 jours que je fréquente la place de la République, et aussi longtemps que je réponds par une pirouette à ceux qui me parlent de stratégie, de direction, et d’avenir. Dix semaines que je me réfugie derrière « Le protocole de vote n’est pas encore prêt », « Il vaut mieux écouter ce qui se dit à l’AG pour percevoir la dynamique du mouvement », et parfois « Rapprochez-vous de la commission Tactique » (quand je suis d’humeur badine). Deux mois et demi que l’hétérogénéité des aspirations individuelles ou des fonctionnements collectifs (qui a déjà assisté à un échange entre les commissions Économie Politique et Perspectives & Programme pourra témoigner de son ampleur) me sert de parade et d’esquive. « Mais madame, vous mesurez la complexité de réconcilier un anti-spéciste et un éleveur en lutte ? ». Hop, perché.

Il y a de la paresse, sûrement, dans cette volonté de reléguer au second plan la question du sens, cette même paresse qui permet à beaucoup d’entre nous de continuer à vivre dans un système que l’on vomit, à travailler dans des entreprises dont on méprise et subit l’organisation, les valeurs. Un système qui nous conduit à mettre des cravates ou des talons aiguilles, à faire machinalement des sourires à ceux qu’on déteste ou des enfants à ceux qu’on aime, à voter utile, à voter inutile. Bref à se concentrer sur le pas suivant plutôt que sur la destination pour ne pas voir l’abîme.

Stephanie Pouech
Arrivez comme le vent et partez comme l’éclair / Stephanie Pouech / DR

Mais à cette paresse viennent s’adjoindre deux intuitions qui me semblent expliquer qu’on se soit si longtemps passé d’une réponse limpide à la question du devenir.

La première, c’est que si Nuit Debout a démarré aussi bien, aussi vite, c’est parce qu’elle a su fédérer des énergies, existantes ou latentes, autour de quelques mots d’ordre communs et de beaucoup de liberté pour choisir le sien. Si le premier d’entre eux, la « convergence des luttes » nous a donné beaucoup de force, il a peut-être sous-estimé son ambition au sein d’un mouvement dont l’intérêt et la beauté résidaient, pour beaucoup, dans l’absence d’allégeance à quoi que ce soit sinon quelques principes informels de fonctionnement : transparence, respect de l’autre, primauté de l’action sur le commentaire.

Nous avons tous mis les pieds sur nos places avec notre pourquoi, parfois cristallin, parfois magmatique, et nous sommes aperçus qu’il était suffisant pour avancer ensemble, sans attendre qu’émerge une vérité commune.

La seconde intuition (pardon de me vautrer dans les clichés les plus éculés de la sagesse orientale) c’est que la destination est moins importante que le chemin parcouru. Que la somme de nos expériences de ces deux derniers mois suffit largement à justifier que nous n’ayons pas vu un film, pas lu un livre, pas pris une douche (non, ça va, je plaisante) depuis lors.

La nuit n'a pas de bout
Nuit Debout / DR

Nous sommes venus sur cette place avec moins de convictions que de besoins à combler, à commencer par celui de faire. Et nous avons fait.

Nous avons fait des manifs sauvages et des sandwiches « à prix libre ». Des communiqués de presse et des concerts symphoniques. Des sites web par milliers et des jeux de mots merveilleux (« 100 mars et un bal »).

Nous avons fabriqué des tables en cagettes, des dômes en tubes de plastique, des processus de vote abscons et des slogans qui claquent, et nous sommes fiers de tout.

Nous avons expérimenté l’horizontalité, et c’est dur. L’occupation physique, et c’est dur.

Nous avons monté des bâches sous la pluie, des barnums qui branlent, et les marches de la préfecture de police de temps en temps.

Nous avons réappris à échanger, notamment avec ceux dont la détresse nous a souvent fait fuir : les SDF qui campent avec nous, les paumés qui ont besoin qu’on les écoute, et même, pour les plus courageux, les journalistes étrangers qui cherchent à comprendre ce qu’on fait là.

Nous avons bloqué, marché, interpellé, manifesté, pleuré (souvent les mêmes jours, bisou aux forces de l’ordre) aidé, voté, tweeté, soigné, construit. Rien de tout cela n’est en pure perte. Nous nous sommes réapproprié l’espace public et notre propre peau, celle qu’on osait plus habiter parce que nous ne rêvons pas de devenir milliardaires, et que ce n’est pas conforme.

Penser la grêve / Francis Azevedo
Penser la grêve / Francis Azevedo / DR

Nous rattrapons en quelques mois des années d’ignorance et d’inaction. Comme chez un enfant qui apprend à marcher, c’est à la fois grisant et douloureux.

Nous découvrons qu’il est difficile de s’organiser en restant à distance des méthodologies empruntées au système existant, et nous nous perdons en bavardages, parfois jusqu’à l’auto-sabotage.

Nous découvrons aussi que la victoire, la belle, la symbolique, ne vient pas comme ça, ni de ceux qui attendent qu’elle soit imminente pour y participer, mais de ceux qui acceptent de viser petit, de viser dérisoire, d’installer un four solaire sur une place en espérant arrêter les centrales nucléaires, ou de réunir quelques dizaines de personnes qui échangent des signes cabalistiques sur une place pour refonder un système politique.

Nous sommes nuls en coordination, et nous ne savons pas ce que nous faisons après la pluie.

Alors : « Qu’est-ce que ça donne, Nuit Debout ? »

Rien. Tout. Est-ce que ceux qui posent la question se demandent aussi ce que ça donne, leur vie ? On existe, et il paraît que ça fait vieillir. Que ceux qui nous regardent et nous auront regardés en spectateurs sachent qu’ils passent à côté de l’essentiel.

OLIVIER

Crédits photos:

  • Soirée #100mars: Raphaël Depret / DR
  • Collages_2_8: Stephanie Pouech / DR
  • La nuit n’a pas de bout: Nuit Debout / DR
  • Azevedo Penser la grêve: Francis Azevedo / DR
  • Orchestre Debout (2): Stéphane Burlot / DR

9 réactions sur cet article

  • 14 juin 2016 at 12 h 16 min
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    Bonjour,
    Je suis un curieux, un commentateur, un passant heureux de voir l’énergie qui se déploie à essayer d’inventer du neuf au milieu du conformisme ambiant vidé de sens.
    Et je vous dis merci et bravo pour votre article, remarquable, lucide, enthousiaste, lumineux. Pour votre action, pour vos actes.

    Si vous me permettez ce … commentaire, les méthodologies, il n’est d’aucune importance qu’elles soient empruntées au système existant, sont avant tout l’œuvre d’humains pour aboutir à des réalisations. De grâce ne les brûlez pas pour leur origine sociale ou ethnique, regardez-les avant tout pour ce qu’elles sont.
    J’en pratique plusieurs. La plus puissante, la plus belle, la plus détachée d’un déterminisme absurde, je l’utilise pour aider des groupes humains à orienter leur énergie vers du concret à partir de rêves. Et elle n’est pas née d’une volonté de performance capitaliste ou autre. C’est l’émergence d’une découverte scientifique sur la psychologie humaine. Que ce soit pour mobiliser les forces d’un collectif de soutien à une librairie en cours de reprise coopérative ou pour recréer du sens dans une boîte de 200 personnes éparpillée sur la planète, c’est utile, joyeux et efficace.

    A l’occasion, parlons-en si cela vous intéresse 😉

    Merci, bravo encore et gardez le cap sur vos convictions.
    Phil

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  • 15 juin 2016 at 3 h 09 min
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    Bonjour. Je suis de ces spectatrices, qui suivent cela de loin, depuis la 1ere manifestation. Sur la place de la Nation, j’ai pris des photos et j’ai vu les 1ers slogans, les 1ere tentatives de réflexion avec des supports visuels, des expositions « participatives », etc…je me suis dit, c’est nouveau, il se passe quelque chose et c’est important. Ne baissez pas les bras…vos bras, vous ne savez pas où ils finissent. ..je vous écoute sur des radios comme France Inter – ça dure pas longtemps  » un temps de Pochon » – je vous lis sur les réseaux sociaux et je relaye l’information parfois. .. je m’endors et puis vous me réveillez. ..je n’ai peut être jamais été aussi vigilante sur ce qui se passe actuellement dans notre société. ..si ça ne bouge pas en apparence ou pas assez, je crois que cela fait sérieusement son chemin dans les consciences. Entre « spectateurs » on parle de vous -nous, et on parle politique plus qu’avant et avec des regards plus critiques ..ne baissez pas les bras, continuez à nous agiter dans notre bocal, le courant passe. ..il faudrait juste bien veiller à ne pas faire des choses qui decredibiliserait le mouvement. ..là il y aurait coupure de courant ! Peut être à bientôt, sur la toile ou dans la rue….

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  • 15 juin 2016 at 10 h 00 min
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    Je suis pour ma part un participant assez actif. J’ai initié la Chorale Debout, qui chante régulièrement des chants révolutionnaires, à République et en manifestation, en distribuant des carnets de chant à ceux qui s’arrête.
    Je n’ai que peu participé aux AG, aux débats, ayant déjà vécu la difficulté de structurer un mouvement qui se veut horizontal en un temps record.
    Y a-t-il essouflement ? Y a-t-il mutation ? Oui, il y a moins de monde sur la place. Mais ce monde à la manif hier !
    Et oui, j’ai fait des rencontres et des projets avec des gens que je n’aurais pas côtoyé autrement.
    Et j’ai trouvé des livres et des gens qui m’ont fait penser et bouger en quelques mois beaucoup plus que je n’avais avancé pendant des années.
    Et je me suis trouvé dans un projet collectif, concret et fraternel, à échelle humaine, avec mes amis chanteurs, de tous âges et de tous milieux.
    Autant de points d’appuis pour la suite.

    De manière générale, Nuit Debout a déjà fait beaucoup. Elle a montré qu’il y avait une aspiration pour une autre politique économique et sociale que celle que proposent le PS et l’UMP. Elle a poussé Hollande à (enfin) se prononcer officiellement contre le TAFTA. Elle a dévoilé une fois de plus les racines fascistes et dictatoriales du FN.

    Et puis maintenant, on sait faire et on sait que c’est possible. Si le feu se ralentit encore, il restera des braises, toujours prêtes à relancer une nouvelle flambée.

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  • 15 juin 2016 at 17 h 26 min
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    « Rien. Tout. Est-ce que ceux qui posent la question se demandent aussi ce que ça donne, leur vie ? On existe, et il paraît que ça fait vieillir. »

    Petite envolee lyrique qui montrre que effectivement vous n’avez pas la reponse. Mais belle tentative de dissimulation.

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  • 16 juin 2016 at 10 h 50 min
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    Merveilleux texte qui rend bien compte de ce que beaucoup ont ressenti d’unique pendant toutes ces journées et ces nuits. Différentes de tout ce que j’ai connu (je suis un ancien de mai 68) ; alors que l’air était lourd après les attentats, que l’espoir avait disparu avec Hollande au pouvoir, que beaucoup étaient résignés à devoir vivre dans une société d’égoïstes, que les organisations politiques étaient usées jusqu’à la trame .. un coup de tonnerre, une éclaircie malgré la pluie, des personnes de partout qui se retrouvent pour reconstruire. Un nouveau début, pour une société moins lâche, moins polluée, plus solidaire. Même si ce sera pour mes petits-enfants, comme on disait à une époque, cela vaut le coup. La mobilisation intense lors de la manifestation d’hier redonne confiance. La gauche n’est pas morte, le peuple n’est pas mort, Nuit debout n’est pas mort. Beaucoup doivent craindre la force de ce renouveau

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  • 23 août 2016 at 15 h 50 min
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    Très beau texte qui reflète bien l’esprit Nuit Debout.
    Un peu active en province, ce mouvement redonne l’espoir qu’un autre avenir est souhaité par d’autres.
    Des jolies rencontres respectueuses des idées de chacun sans préjugés et sans condescende.
    Je ne sais pas si Nuit Debout donnera quelque chose , mais il faut être fier de ce que cela a déjà donné grâce à chacun.

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