Nuit Debout : La fête dans la protestation
SOCIOLOGIE – Après six semaines d’observations flottantes d’une assemblée générale, assemblée populaire, assemblée de lutte / coordination, d’une commission à une autre sur la place de la République, je voudrais parler d’une forme d’art singulière : les mises en scènes à l’intérieur des manifestations politiques de Nuit Debout sur la place, des arts de la rue, ce que j’appellerais la fête dans la protestation. Les spécialistes leur donneraient-ils ce statut d’arts de rue ? Je voudrais plaider pour cette appartenance et cette reconnaissance.
Ces fêtes peuvent prendre forme de réponse pleine d’humour. C’est le cas de l’éléphant de cirque cornaqué en 1998 sous les fenêtres du Ministère de l’Éducation Nationale après que celui-ci eut traité son propre ministère de « mammouth ». Ou encore, de détournements, avec le cas des cheminots qui, en 1995, utilisèrent dans toute la France les fumigènes rouges de signalisation SNCF. Ou encore des chansons élaborées par la Chorale Debout, de petits groupes de manifestants narrant à la manière des chansons populaires anciennes les faits et gestes des protagonistes du conflit en cours.
Il faudrait y ajouter bien sûr les sketches courts et répétés, les déguisements, les grimages qui condensent, appuient, soutiennent, répètent les slogans parlés. Et bien d’autres choses encore caractérisées par l’inventivité, l’application à la situation défendue, et souvent la drôlerie.
Si l’on admet que l’art est un langage qui déconstruit les certitudes, alors oui, je crois que tout cela est bien une forme d’art qui, d’une certaine façon, déconstruit les codes, les attendus, les rapports aux espaces et aux temps, tout en ayant place à l’intérieur de la foule.
Les travaux des sociologues et politistes montrent combien les manifestations sont en général organisées et rythmées. Elles succèdent à la mobilisation, la rendent visible et précédent les négociations. Toute une législation les encadre et dessine les frontières de ce qui peut se faire ou pas, des parcours interdits aux affrontements ou aux « surplace » trop longs.
Un relatif consensus autour de l’ordre public s’instaure à leur occasion. Ce qui ne veut pas dire bien sûr que les manifestations soient des pratiques sociales banales et sans surprise. Il s’agit plutôt de les resituer dans un moment de l’histoire où, après avoir traversé des périodes de forte illégalité où elles portaient un trouble social important, voire violent, elles sont actuellement plus en quête de légitimité, de responsabilité, de représentativité. Pacification des manifestations qui n’empêche pas qu’un soupçon leur soit adressé : et si elles débordaient ? Soupçon qui entraîne des précautions policières souvent importantes.
Les espaces de fêtes au sein des manifestations de Nuit Debout interpellent cet enjeu de pacification. Ils ne s’y opposent certes pas, mais interpellent directement les corollaires de la pacification que nous citions : la légitimité, la responsabilité, la représentativité. Ces trois éléments se distribuent autour d’une participation large, du soutien d’institutions reconnues (partis, syndicats, associations) de la ténacité des discours revendicatifs, de l’accessibilité des interlocuteurs du conflit (pouvoirs publics ou employeurs) et de l’état du « rapport de force » dans l’opinion publique.
Tous ces points développent des logiques étrangères à celle des fêtes dans la protestation, hormis le dernier. En effet, les « acteurs » s’adressent à leur propre groupe et à l’opinion publique, rejoignent une tradition de la dérision en politique, et jouent plutôt sur la complicité et la popularité.
La déconstruction est alors celle du mélange des genres : pendant que le discours revendicatif « officiel » cherche une légitimité, un autre discours s’élabore qui s’inscrit plus dans une culture de la protestation, dans le « off ». C’est précisément ce côtoiement du « in » et du « off » qui me semble intéressant ; s’il paraît de bon aloi, il faudrait dépasser la simple observation pour interroger les lieux effectifs : y a-t-il souvent négociation des espaces ? Regards et approbation des organisateurs ? Ou bien le « off » est-il improvisé par des petits groupes et adjoint avec peu d’interférences ?
En fait, assiste-t-on plutôt à un caractère festif de la politique, à une politique de la fête ?
Atmane AGGOUN, sociologue
Crédits photos:
- Soirée #100mars: Raphaël Depret / DR
- Soirée #100mars: Raphaël Depret / DR
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