Roman : « Globalia » ou la fin de l’histoire
Une fois n’est pas coutume, je délaisse le confort relatif des théâtres pour me réchauffer au coin du radiateur avec bon roman, en l’occurrence Globalia, de Jean Christophe Rufin. D’aucuns connaissent cet écrivain parce qu’il a été le plus jeune Immortel élu à l’Académie Française (56 ans, un pré-ado pour la vénérable institution), parce qu’il a gagné le prix Goncourt ou pour son action au sein de Médecin Sans Frontière et Action Contre la Faim. D’autres ignorent tout de lui et recopient sa fiche Wikipedia. Personnellement je fais partie de la seconde catégorie mais, quand il s’agit de lire un roman, je pense qu’il est préférable de ne pas connaître l’auteur afin de ne pas se laisser influencer. Je ne dirais pas la même chose s’il s’agissait d’un essai, car ces productions font plus souvent oeuvre de propagande que de nourriture pour l’esprit – ceci dit, en général, lire un essai m’emmerde profondément -, mais lorsqu’il s’agit de fiction, il serait dommage de se passer des oeuvres de Céline ou de Sartre au prétexte que leurs auteurs sont des enfoirés.
On se fout donc de qui est Jean Christophe Rufin puisque Globalia est un roman, à ceci près que c’est un roman d’anticipation, une dystopie, presque un livre de science-fiction, ce qui est peu fréquent chez les Immortels. Les fans du genre dont je fais partie y verront peut-être un espoir de réhabilitation de cette littérature méprisée par l’intelligentsia poussiéreuse de notre pays.
Dans un futur qui a arrêté de compter les années – on comprendra pourquoi plus tard – est décrite la « démocratie universelle et parfaite » de Globalia qui couvre l’ensemble du globe dans une seule nation libre et pacifiée. La liberté d’expression y est totale, le climat y est idéal, car totalement contrôlé au moyen de « canon à beau temps », et les citoyens y vivent en consommateur épanouis. Le lecteur habitué aux univers dystopiques ne se laissera pas berner par cette description et se doute bien qu’elle cache un enfer pavé des meilleures intentions. Il se souviendra en effet de la surveillance généralisée de 1984, de l’eugénisme esclavagiste du Meilleur des mondes ou de leurs ersatz à tendance psychopathique que nous pond Hollywood à un rythme régulier pour gâcher le talent de Jennifer Lawrence. Mais à la différence de ces univers, où un ou deux aspects de nos sociétés actuelles sont grossies pour mieux être critiqués, Globalia les exacerbe tous.
Dans les pays démocratiques, les élections virent à la farce et l’abstention grandit ? Dans Globalia, il doit y avoir le plus d’élections possible pour élire des gens qui n’ont plus aucun pouvoir réel et tant mieux si l’abstention atteint les 98%, le but n’étant pas de laisser un quelconque choix aux citoyens, mais de remplir les journaux télévisés entre deux pages de pub.
Les progrès de la science et de la médecine prolongent l’espérance de vie parfois à l’excès ? Dans Globalia, il n’est pas rare de vivre jusqu’à 150 ans tout en paraissant à peine 60, le jeunisme est poussé à l’absurde tant que les jeunes, beaucoup trop incontrôlables, n’y prennent pas part, et les magazines vantent la beauté des visages plastifiés au botox.
Vous avez eu la sensation que l’Euro de football 2016 n’était qu’un leurre pour faire oublier la grogne sociale et asphyxier Nuit Debout ? Dans Globalia, le calendrier est farci de célébrations et fêtes en tout genre : des morts, de la pluie, des malentendants etc. Pour divertir le citoyen, l’inciter à consommer et le dissuader de penser, les journaux télévisés sont composés aux deux tiers de résultats sportifs. Le dernier tiers étant partagé entre catastrophes naturelles et attentats terroristes selon ce qui se présente, le citoyen docile étant un citoyen ému et légèrement paranoïaque.
Manuel Valls scande que « la sécurité c’est la première des libertés » reprenant sans ciller un slogan de l’extrême droite ? Globalia proclame que « la plus grande menace sur la liberté c’est la liberté elle-même » et, dans un superbe exercice de sophisme, que « la sécurité, c’est la liberté. La sécurité, c’est la protection. La protection, c’est la surveillance. La surveillance, c’est la liberté ». Grâce à Manuel, on y est presque.
Le discours politiquement correct vous débecte ? Dans Globalia, on ne parle plus de racines ou d’origines mais de « référence culturelle standardisée ». On n’enseigne plus l’histoire, source de conflits sans fin, mais on célèbre des « climats d’époque », il n’est donc plus nécessaire de compter les années. Les gens ne sont pas virés, leurs carrières sont « fortement accélérées », vers une autre activité, et la seule injure autorisée est « nom de tous » histoire de ne vexer personne. Quand on y pense en effet, toutes les insultes sont discriminantes pour une partie de la population, les enfoirés dont je parlais tout à l’heure n’ont rien à voir avec des forains, les enculés qui nous gouvernent n’ont rien à voir avec les joyeux adeptes de la sodomie et les cons qui forcent les femmes à se botoxer la tronche n’ont rien à voir avec la plus belle partie de leur anatomie que Courbet a peinte et que Facebook censure.
Bref, vous l’aurez compris Globalia explore les moindres recoins de nos démocraties gangrénées pour en tirer la substantifique absurdité. L’exercice intellectuel est intéressant, et il me permet en sus de justifier l’emploi de quelques insanités pour appuyer mon propos, mais, me direz-vous, le rapport avec Nuit Debout est ténu et finalement on se fout pas mal d’un roman publié en 2004.
Ce n’est pas complètement faux mais une des missions que je me suis donnée en commençant cette rubrique est d’apporter aux lecteurs de Gazette Debout des arguments, au travers d’oeuvres qui les défendent, pour leur permettre de convaincre leur entourage de l’importance d’un mouvement comme Nuit Debout et de fermer leurs gueules aux empêcheurs de débattre en rond. Aux premiers rangs desquels je place les complotistes.
Vous êtes aux prises avec un illuminé qui vous parle du Nouvel Ordre Mondial sans être capable de produire le début du commencement d’une description de cet enfer sur terre ? Faites-lui lire Globalia ! Il aura alors un superbe aperçu de cet ordre nouveau et comprendra peut-être enfin qu’il ne sert à rien de gloser contre les Juifs, les illuminatis ou autres bobos, mais que le véritable ennemi est le libéralisme et son système qui privent même les capitaines d’industrie – les véritables maîtres de Globalia, on s’en sera douté – de tout pouvoir. Il réalisera alors que pour que cette sombre prophétie se réalise, il lui suffira de continuer à faire ce qu’il fait le mieux, c’est à dire : rien.