Ce n’est pas le travail qui aliène, c’est le salaire
Il est intéressant de constater que le mouvement social du printemps 2016, le plus vigoureux depuis dix ans en France, se soit cristallisé dans l’opposition à une réforme du droit du travail. Bien sûr, toutes les composantes de la « gauche de combat » étaient là, défendant des statuts et des catégories socio-professionnelles que le néolibéralisme attaque depuis plus de trente ans. Pour celles-ci, la loi travail représente le dernier clou enfoncé dans le cercueil du modèle social français issu de l’après-guerre. Mais pour la première fois depuis longtemps, la contestation a pris d’autres formes, et des acteurs nouveaux se sont tournés vers la mobilisation.
Précaires, chômeurs, employés du tertiaire désabusés, jeunes embarqués dans un parcours universitaire à rallonge pour tenter d’échapper au chômage, ils ont un point commun : ils sont les produits d’un système qui n’a pas tenu ses promesses. Le mythe du travail, des efforts, des sacrifices récompensés en était une, et son prix était l’efficacité. La réalité, c’est que chômeurs et travailleurs précaires forment plus de la moitié de la population active française, c’est un million de pauvres (c’est-à-dire disposant de moins de 700 € par mois pour vivre) en plus en dix ans. Tout ça pour quoi ? Parce qu’ils ont perdu la course à la flexibilité avec un-e autre. Pas de chance, la récompense, c’était juste un peu de thunes pour survivre. Pourtant, notre pays n’a jamais été aussi riche, et la richesse moyenne par habitant augmente régulièrement. Le précariat a été le grand phénomène de ces trente dernières années dans les pays occidentaux. Comme toujours, il a commencé par attaquer celles et ceux qui étaient déjà les plus mal lotis : les femmes, les personnes issues de l’immigration, les moins diplômé-e-s, et depuis il infuse dans tous le secteur tertiaire : chauffeur-ses de taxis, employé-es de bureau, aides à domicile, consultant-e-s, etc. Ce n’est plus une tendance, c’est la norme : « ces contrats de travail restent très minoritaires en termes de stocks (13 % des emplois aujourd’hui contre 3 % en 1970), mais en termes de flux, c’est-à-dire d’entrée sur le marché du travail, ils sont au contraire prépondérants (plus de 70 % des nouveaux contrats de travail actuellement) », explique Robert Castel dans Une analyse théorique du précariat. Regardons-là en face, c’est peut-être une opportunité.
Les solidarités existent, encourageons-les !
La concurrence de chacun contre tous, à travers la massification du statut d’autoentrepreneur, véritable armée de réserve prête à s’entredéchirer, ne fait déjà plus recette. Quelques mois après l’émergence de leurs professions, les chauffeur-se-s UBER et les coursier-e-s à vélo parlent déjà de s’organiser en coopératives, en syndicats, c’est-à-dire de créer des solidarités, du lien, là où le marché atomise, met en compétition. Malgré tout, une intuition quasi-organique se répand : nous avons besoin de commun. Comme si après avoir poussé le bouchon trop loin trop longtemps, le bon sens reprenait ses droits : tout seul on va peut-être plus vite, mais ensemble on va beaucoup plus loin. Et toutes ces personnes qui ne travaillent plus, ou si peu, ont du temps, beaucoup de temps, pour imaginer ce que ce « plus loin » pourrait être.
Contrairement à ce que le mépris médiatique leur jette au visage régulièrement, elles ne restent pas inactives. Ces personnes sortent de chez eux, se rencontrent, et s’organisent une vie en dehors du salariat. Les chiffres le montrent et d’autres l’ont dit avant nous : le système tient grâce à elles, qui prennent soin les unes des autres. D’après une étude de France Bénévolat sur l’évolution de l’engagement bénévole associatif en France, de 2010 à 2016 publiée en mars dernier, 13 millions de français sont bénévoles au sein de 1,3 million d’associations. Relevons la tête : les bénévoles des Restos du Cœur nourrissent ceux que l’Etat a abandonnés. À Paris, sous le métro Stalingrad, des dizaines de personnes se relaient depuis des années pour apporter, contre l’avis de la Mairie de Paris et dans des conditions lamentables, le minimum de décence humaine que les exilés méritent. Des écrivain-es public-ques bénévoles œuvrent dans les centres sociaux pour faire le travail d’assistant-es sociales démuni-es de tous moyens. Des milliers d’entraîneur-ses de foot permettent à des centaines de milliers de gamin-es de s’aérer l’esprit et d’expérimenter le collectif. Cafés associatifs, festivals de rock métal, théâtres populaires, AMAP, réseaux d’aides aux anciens de nos villes et villages… Les exemples sont innombrables.
Tout ça fonctionne grâce à ces personnes qui donnent un peu de leur temps libre, parfois beaucoup. Elles se sont mises au travail, spontanément, selon leurs envies et leurs indignations, sans la ramener, et sans en attendre de salaire. Tout simplement parce que le travail n’est pas fait, et qu’elles se disent qu’elles y peuvent quelque chose. D’autres exemples sont connus depuis longtemps. Si l’on ne prend en compte que le travail salarié, les femmes travaillent moins que les hommes. Mais elles passent 3h30 par jour en moyenne à effectuer des tâches ménagères selon l’Observatoire des inégalités (étude sur L’inégale répartition des tâches ménagères entre les hommes et les femmes, avril 2016). Quiconque a laissé pourrir son linge au fond d’un panier sale pendant une semaine, quiconque essaie de divertir son enfant fiévreux d’un an pendant 8 heures d’affilée sera d’accord pour considérer que c’est – aussi – du travail. D’ailleurs, dès que nos salaires nous le permettent, nous payons quelqu’un pour le faire à notre place. Et quel est le salaire pour ce temps passé à récurer du sol au plafond, pour rendre les conditions de vie du foyer les meilleures possible ? Zéro.
Le salaire à vie, une voie vers l’émancipation ?
Tous ces exemples montrent à quel point lier travail et salaire est réducteur. Le travail, c’est ce qui produit de la valeur, pas ce qui rapporte un salaire. Or l’entraîneur de foot et le bénévole aux Restos du Cœur en produisent, de la valeur. Dès lors, pourquoi ne pas enclencher la bascule une bonne fois pour toute ? Filons de la thune à tout le monde, 1 500 € par exemple, comme ça, gratos, sans rien demander en retour, et regardons notre monde changer. Le salaire à vie, sans aucune condition ni contrepartie, n’est pas l’idéologie des glandeurs, c’est un outil nécessaire de l’émancipation. Les fous, ce sont ceux qui promettent l’effondrement : ils croient que personne ne travailleraient si le salaire n’en était pas la contrepartie, alors qu’un quart des français le fait déjà. Supprimez la dépendance au salaire et regardez les 75 % restants hésiter : aller pointer pour un job mal payé qu’ils haïssent, ou bien s’engager pour une cause dans laquelle ils croient. Il est urgent d’attacher le salaire à la personne (et non plus à son emploi), simplement parce que la société lui reconnaît le droit de vivre décemment et parce que nous participons tous et toutes à faire de notre pays ce qu’il est.
Evidemment, on a du mal à imaginer ce que serait ce monde. Qui piloterait les avions, par exemple ? L’idée la plus largement reprise consiste à accorder différents « niveaux » de salaires à vie, en fonction de la compétence de la personne concernée. Ainsi, le pilote d’avion ou le contrôleur des comptes d’une grande entreprise auront toujours un salaire supérieur à la moyenne, parce que la société continuera de considérer que leur travail nécessite des compétences supérieures à la moyenne. Quel est l’intérêt alors ? Supprimer l’existence du marché du travail, donc du chômage. Le précariat, résultat du chantage au chômage, s’évaporera de lui-même. On essaie ?
Inatone.
Pour aller plus loin :
- Le salaire à vie : Bernard Friot, Usul2000, septembre 2015.
- reseau-salariat.info, page d’accueil du site Réseau salariat, association d’éducation populaire.
- Le salaire à vie, Wikiversité.
Cet article a été publié en premier lieu sur le blog Les Claques qui se perdent.
Crédits photos:
- Galerie Borenstein: Daphné Borenstein/DR
- « La situation est excellente »: Nuit Debout / DR
- AG République: Francis Azevedo / DR
- Manif 28 avril: Nuit Debout
Nous avons eu sur Nuit Debout Bergerac de nombreuses assemblée de réflexion et d’échange sur les questions du Revenu à vie et il est vrai qu’introduisant l’idée du Salaire à vie développé par B.Friot en précisant les modalités de son financement (par la cotisation sociale prélevé sur la valeur ajoutée) a permis de jeter un autre regard sur les avantages que pourraient prodiguer la poursuite des exigences révolutionnaires que portait l’édification des instances de Sécurité Sociale .