Comment reconquérir l’information ?

Samedi 3 septembre, Laurent Mauduit, journaliste à Mediapart, était invité par la commission MediaDebout sous le barnum gentiment prêté par Jury Citoyen pour l’occasion. Il était présent à Nuit Debout Paris sur la place de la République pour parler de l’emprise des grands financiers et des industriels sur les médias français, à l’occasion de la sortie de son livre Main basse sur l’information.

Mauduit explique d’abord à une assistance convaincue les manoeuvres de V.Bolloré : d’après lui, ce dernier aurait fait naître une manne financière ex nihilo puisqu’après avoir obtenu gratuitement une fréquence télévisuelle, il rétrocède D8 et Direct Star à Canal+ en 2011 et revend du même coup la fréquence, générant ainsi 350 millions d’euros de plus value. Ces fonds lui permettent de rentrer dans le capital de Vivendi, entreprise où il devient majoritaire; puis il reprend Canal+ : il a fait sa fortune en spéculant sur un bien public, et récupéré avec cet argent les chaînes qu’il avait vendues. Toujours selon Mauduit, l’objectif de Bolloré n’est pas seulement d’accroître une fortune déjà considérable : les médias ainsi acquis deviennent les vecteurs d’un projet idéologique. Il nomme Guillaume Zeller directeur de l’information d’i-Télé : ce catholique traditionnaliste a notamment écrit des articles réhabilitant le général Aussaresses, tortionnaire de la guerre d’Algérie. Bolloré promeut ainsi une ligne politique personnelle chrétienne et de droite.

Or, souligne Mauduit, la question du droit à l’information est un enjeu fondamental des démocraties : dès le 15 juillet 1789, Camille Desmoulins et Robespierre s’affrontent au sujet des limites de la liberté d’informer. Thomas Jefferson, ambassadeur des États-Unis en France, déclarait préférer un pays qui posséderait une presse et pas de gouvernement à un pays qui possèderait un gouvernement et pas de presse. Mauduit évoque enfin le programme du Conseil National de la Résistance : adopté en mars 1944, il prévoit dès la Libération du territoire français de garantir « la liberté de la presse, son honneur et son indépendance à l’égard de l’État, des puissances d’argent et des influences étrangères ». Dans le droit fil de cette aspiration, en 1945 plusieurs journaux naissent avec le statut de coopératives ouvrières, comme Le Dauphiné Libéré ou Le Parisien.

Depuis soixante ans, cette partie essentielle du programme du CNR a été mise à mal. Depuis deux ans, on assiste même à une accélération des opérations financières, impulsées par Patrick Drahi et Vincent Bolloré. La presse est de plus en plus soumise à une puissance financière désinhibée, comme le prouvent les censures de documentaires à Canal+ ou encore le licenciement d’Aude Lancelin, numéro 2 du Nouvel Observateur, selon Mauduit pour raisons politiques. C’est le droit d’informer qui est directement visé, à travers l’indépendance des journalistes.

Or, répète Mauduit, il n’y a pas de démocratie forte sans citoyens informés. Mais comment garantir le droit de savoir des citoyens ? Une partie de la réponse pourrait se trouver dans l’appropriation d’internet : les grandes révolutions industrielles favorisent en effet le débat démocratique, comme ce fut le cas lors de l’avènement d’une presse de masse vers 1880. Internet, aujourd’hui dominé par des entreprises capitalistes, représenterait selon Mauduit une occasion de refonder le droit de savoir des citoyens.

La presse qui possède quoi
La carte des médias français, produit d’un partenariat entre Acrimed et Le Monde diplomatique

Poursuivant le diagnostic posé par Mauduit, Nathalie Simon (syndicat SNJ-CGT) voit le secteur des médias comme un « laboratoire de la précarité » : les journalistes sont en effet encouragés à se constituer en auto-entrepreneurs, statut qui accroît considérablement leurs difficultés à défendre leurs droits. La concentration des médias entre les mains de quelques fortunes menace aussi ceux qui résistent : les réputations se font rapidement, aboutissant à un véritable système de « précarité organisée par ceux qui sont puissants ». La journaliste décrit sans concession le mode de fonctionnement d’i-Télé où tournent vingt-cinq ou trente jeunes en contrats de mission d’un an (renouvelés). La concomitance de ces deux mouvements (soumission accrue aux grands intérêts financiers et industriels et précarisation des journalistes) crée une situation « d’urgence démocratique » selon Mauduit.

Les médias classiques ne sont pas les seuls menacés : dans l’assistance, un blogueur interpelle les professionnels pour évoquer la solitude ressentie dans le traitement de certaines problématiques. Il reproche aux journalistes, ceux de Mediapart compris, un manque de suivi dans l’investigation : pourquoi ne s’emparent-ils pas de sujets en provenance des blogs hébergés par le site ? Le constat d’impuissance est criant au sujet des violences à l’égard des migrants. Laurent Mauduit admet : « Nous (journalistes) savons ce qui se passe, mais ce n’est pas relayé par la presse à grande diffusion (Mediapart inclus) ». Si les blogueurs sont menacés dans leur indépendance par les pressions d’élus ou le harcèlement policier (dénoncé par Gaspard Glanz de Taranis News) comment peut-on faire vivre une information libre ?

La réaction de Laurent Mauduit n’est pas entièrement satisfaisante : les enquêtes coûtent cher. Or pour faire de l’audience il faut être consensuel (particulièrement dans la presse magazine, selon lui). Les sujets clivants n’intéresseraient pas et ne feraient pas vendre, ou en tout cas pas suffisamment. Pourtant, on aurait envie de distinguer les sujets clivants du traitement clivant des sujets. Un certain traitement faussement polémique de sujets dits clivants est en effet devenu la spécialité de certaines personnalités médiatiques, qui font de l’audience avec la désinformation spectaculaire. La télévision grand public n’a de cesse de faire du neuf avec du vieux en recyclant sur ses plateaux le poujadisme et la haine raciale. D’un côté le bâillonnement d’enquêtes gênantes (Canal + sur le Crédit Mutuel), de l’autre, la logorrhée sans fin de bouffons malhonnêtes. Ce n’est pas seulement la censure (ou, à force de rappels à l’ordre venus d’en haut, de l’auto-censure) qui menace la presse, c’est aussi le mélange généralisé entre information et divertissement.

La question des voies à explorer anime le débat : pour Mauduit, le journaliste n’est pas un expert, et de ce point de vue, Internet est un formidable réservoir d’opportunités, d’autant que les journalistes professionnels sont recrutés dans le milieu petit-bourgeois de Sciences Po, et que cette homogénéité sociologique se ressent dans le traitement de l’information, parce qu’elle est aussi une homogénéité politique. Chez France Télévision par exemple, le présidentialisme de la Vè République pèse lourdement, au point que Mauduit parle de « système d’information monarchique » : David Pujadas est visé : Mauduit évoque son silence coupable face à Sarkozy au sujet des bandes dans l’affaire Bettencourt – Nicolas Sarkozy lui dicte sa réponse, et Pujadas se soumet.

Nicolas Sarkozy face à David Pujadas.
Nicolas Sarkozy face à David Pujadas.

Quant à l’information économique sur les radios publiques, elle n’est guère plus diversifiée et les éditoriaux économiques des libéraux de droite sont rarement tempérés par des points de vue alternatifs : un jour sur cinq, pour se donner bonne conscience ? Même dans l’environnement relativement protégé que représente encore une radio comme France Culture, une journaliste avoue qu’il n’est pas aisé de faire entendre une autre voix. Dès lors, il se pose dans le domaine du journalisme l’alternative très politique entre réforme et révolution : tandis que certains appellent à améliorer l’information publique en la restructurant, d’autres sont partisans, face à la crise de l’offre qui discrédite la presse française auprès des lecteurs citoyens, d’une voie plus radicale : car comment réformer quand la législation n’est même pas appliquée ? Mauduit rappelle qu’une loi des années 80 interdit de posséder à la fois une chaîne de télévision nationale et un quotidien national. C’est pourtant ce que fait Patrick Drahi avec Libération et BFMTV.

Face à la faillite des modèles traditionnels, la solution du média participatif est séduisante : financé par des abonnements, car aucun journal n’est vraiment gratuit, un média participatif reste libre d’accès. En somme, je paie pour que ce média existe, mais tout le monde peut le consulter (visionner, lire, etc.).

Mais plus libre encore, en principe, il y a le blog. Naturellement, Laurent Mauduit fait l’éloge de ceux de Mediapart, qui proposeraient ce que le journal n’a pas les moyens de faire. (Signalons le blog de Gazette Debout) Un journaliste très sollicité reçoit dix ou quinze informations de qualité chaque jour : il ne peut en traiter qu’une. Un danger toutefois : contrairement aux journalistes, les blogueurs ne sont pas protégés juridiquement, et peuvent s’exposer à des poursuites par manque de méthode professionnelle. Mauduit affirme quant à lui avoir été mis en examen douze fois en 2011 et n’avoir jamais été condamné. Ce qui le protège, c’est sa rigueur dans le traitement de l’information. Une rigueur apprise en école de journalisme : on comprend dès lors sa réticence face à la proposition radicale de détruire les écoles de journalisme, et de détruire la profession elle-même pour libérer l’information du carcan conformiste et du politiquement consensuel où elle est enfermée par la connivence des grands médias, des grands industriels et des grandes écoles. Tout le monde peut-il s’improviser journaliste, demande-t-il, dubitatif ? On touche ici aux limites de la liberté : si chacun est en principe libre de diffuser de l’information, ce qui ouvre la voie à une presse citoyenne non professionnelle, cette liberté est encadrée aujourd’hui par des barrières qui sont aussi des garde-fous, comme le délit de diffamation.

Il y a là un enjeu considérable pour les auto-médias (comme Gazette Debout) dont Mauduit ne parle pas du tout : tandis que la loi semble protéger les puissants, quelle déontologie et quelles limites peut se fixer un organe débutant et bénévole comme le nôtre ? Si la Gazette accompagne les luttes de Nuit Debout et les décrit, si elle continue de relayer celles de mouvements internationaux qui sont ses alliés naturels, que fera-t-elle lorsque les oppositions se durciront ? Si Nuit Debout pirate la présidentielle, la Gazette deviendra-t-elle aussi pirate ? Fera-t-elle sa propre révolution ?

Laurent Mauduit appelle citoyens et blogueurs à la prudence : il a derrière lui l’expérience de nombreux procès, et bien qu’il les ait gagnés, on devine qu’elle fut désagréable. Mais il revient à chacun de savoir si, et quand, et comment, dans sa démarche d’information, il veut désobéir.

Mathieu Brichard

Un extrait vidéo de l’intervention de Laurent Mauduit filmé par Jury citoyen le 3 septembre 2016 :

Crédits photos:

  • La presse qui possède quoi: Acrimed, Le Monde Diplomatique
  • Sarkozy répond à Pujadas: Elysée - DR
  • Laurent Mauduit (Mediapart): Nuit Debout DR

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