Feuilleton Debout #7. Les racines de New York.

FEUILLETON DEBOUTLe Feuilleton donnera la légende de la Nuit.

Il était du côté est de la rue. Les pavés soulevés par les racines des arbres du parc devaient bien avoir subi quelques changements, eux. Quoique peut-être on leur supprimait leurs racines aux arbres. Peut-être qu’ils avaient un produit à injecter à l’intérieur pour les empêcher de grossir. C’était un peu les deux méthodes qu’avait utilisé contre eux le gouvernement américain, en 2018. Leur couper les vivres, leur supprimer toute force d’approvisionnement. Empêcher le convoiement d’armes. Refuser tout accès aux recrues. Et dans le même temps, avec la même énergie, infiltrer, diviser, affaiblir de l’intérieur. Si Ange devait avoir eu quelques restes d’espoir en débarquant ici, toute illusion ou surivance de croyance devait avoir foutu le camp. Et à son retour en France en 2021, il ne croyait plus en rien. On lui avait scié les jambes, et instillé le soupçon à tout jamais.

On l’avait rendu anarchiste. C’était une chose sur laquelle il pouvait compter.

Il contemplait les pavés déplacés par les grosses langues de bois plongées dans la terre. Rien de sartrien, rien d’absurde. Une forme de résistance extrêmement compréhensible et même péremptoire. Ange n’était plus fou, il ne trouvait plus évident que la racine devait un jour faire exploser l’asphalte. Mais il n’était plus totalement rationnel non plus, et il imaginait, soupçonnait des moyens nouveaux pour comprimer et confiner les choses dans la terre. Il se doutait qu’on le confinerait dans la terre, lui aussi, mais il suspectait un moyen inédit. Un moyen déloyal.

Faisant face au nord, il prit à gauche sur la 81ème. Il passa devant le vieux musée d’Histoire Naturelle. Et il déboucha finalement sur le croisement de Colombus. Il prit en direction d’Amsterdam avenue, repéra l’immeuble dont on lui avait donné l’adresse, atterrit sur Amsterdam, traversa sur l’autre trottoir, puis revint jusqu’à Columbus. A priori, rien d’anormal. Pas de gardien à l’entrée. Un building sobre, brownstone de 10 étages. Mais avec des murs de briques blanches sur l’équivalent des trois premiers étages. Il s’assit à la terrasse d’un café, un peu en aval du boulevard. Il commanda un lox bagel, sans cream cheese, au beurre. Et un americano. Il aimait le conflit rude entre la tendresse du saumon et la rigueur du café. Ce qui le chagrinait, c’était la facilité avec laquelle il avait obtenu l’adresse. Qu’elle soit disponible comme ça, juste en demandant, lui faisait redouter un traquenard. Il resterait ici jusqu’à la tombée de la nuit, en essayant de noter s’il voyait des visages aller et venir plusieurs fois.

Son esprit se mit à vagabonder sur des vieux souvenirs. Il parvint à retrouver, par exemple, ce qui l’avait rendu si pensif en voyant le camion de glace à la sortie de la station C. Ce n’était ni seulement le bruit ni l’allure du camion. C’était aussi sa façon de n’avancer que lentement, d’un endroit à un autre, en s’arrêtant longtemps. L’endroit parfait pour une planque d’espions. Il avait déjà eu affaire à ce type de méfiance à l’époque. Une méfiance pour tout ce qui rôdait, qui restait dans le coin sans rester dans un endroit précis. Pareil pour les artistes de rue, pour les groupes de touristes, les coureurs dans les parcs. Tout lui faisait peur. C’était étrange de voir ces sentiments là revenir en lui. Comme des injections de peur, des dispersions d’images maudites partout dans le corps. Un vrai séropositif au stress.

Naissance d'une nasse (7)

Quand la nuit se fit complètement, Ange paya les consommations. Oublia presque de donner un pourboire. Mais y fut rapidement convié par les sourcils méchants de son serveur. Il se mit en route vers l’immeuble, en prenant soin de marcher du côté opposé de la rue. Sur l’adresse, l’appartement était le numéro 82. Il s’adossa contre un réverbère, puis, en faisant mine de regarder sa montre en levant son bras, compta 8 étages, et observa si les fenêtres avaient de la lumière. Une seule des deux à cet étage. Et impossible de savoir si c’était la bonne. Il jouait quitte ou double d’une certaine façon. Il traversa la rue. A l’interrupteur il pressa tous les boutons qu’il put, sauf celui des appartements du 8eme. Il attendit quelques minutes. Refit la même opération. Un buzz retentit. Il ouvrit la premiere porte. La seconde ne fermait pas. Et il parvint dans le lobby sans encombre. Dans le couloir il appela l’ascenseur puis l’envoya à l’étage le plus haut, et ressortit. Il prit les escaliers.

Au niveau du premier étage, il remarqua que la cour avait un accès avec des échelles. Et qu’au niveau du troisième, ce serait accessible par la cage d’escalier. Arrivé là, il ouvrit la fenêtre à guillotine du 3ème. Il sortit une jambe pour tâter la résistance de l’escalier de secours. Puis s’y transporta complètement. Il regarda les fenêtres. Une seule était allumée et pourrait le voir au niveau du 6eme. Il revint dans la cage d’escalier, monta quatre paliers supplémentaires, et ressortit de nouveau sur l’escalier de secours. Il s’assit et attendit là une heure, les yeux rivés sur les fenêtres du 8ème. Une seule allumée, et qui correspondait à celle de la rue. Pas une ombre, pas une variation de lampe, pas une oscillation de nuance. Quand il se décida à monter, il devait être pas loin de 21h30.

Au 8ème, aucun signe de vie, ni dans la pièce allumée, ni dans celle éteinte. La fenêtre sans luminosité avait les persiennes non ajourées, et l’on distinguait mal de quel type de pièce il s’agissait. Il n’entrevît que des plantes, posées sur un bureau ou une commode. Peut être une chambre, ou un cabinet de travail. La pièce allumée, à droite de l’escalier, était une chambre. On y distinguait des reproductions de tableaux européens, un lit fait. Sobre. Une chambre d’homme probablement. Aucun vêtement laissé ne pouvait confirmer ce point cependant. Sur un bureau propre et rangé, des livres dont Ange ne put lire les noms. Il passa son ongle sous le bois de la fenêtre. Le loquet était mis, pas moyen d’ouvrir de ce côté là. Il monta l’étage suivant. Reprit par l’escalier interne et déboula sur le palier du 9ème étage. Il rappela l’ascenseur, qui, semble-t-il, était resté au 10ème. Il le prit, et descendit au 8eme. Il y bloqua la porte avec pot de fleurs emprunté dans le lobby. Puis, calmement, se dirigea vers les portes d’appartement.

L’appartement 802 correspondait à celui avec la lumière allumée. Ange commença à réfléchir. Puis colla son oreille à la porte.

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Crédits photos:

  • Naissance d’une nasse (7): Raphaël Depret
  • Manif 1 mai (02): Arnaud Contreras

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