Le Jury Citoyen où l’insubordination au pouvoir

Benjamin Sourice est un ancien journaliste, blogueur et acteur associatif de métier. Il a participé à la préparation et à l’animation de Nuit Debout, à travers le collectif les Engraineurs. Il vient de publier un nouvel ouvrage, La démocratie des Places, dans lequel il s’interroge sur la vitalité de ces mouvements citoyens tels que Nuit Debout, cherche à montrer les lignes de tension entre l’utopisme démocratique et le pragmatisme radical, et tente de relever le plus grand défi de l’idéal démocratique : réconcilier les opposés. La semaine dernière, nous avons publié l’un de ces textes sur le féminisme à Nuit Debout. Aujourd’hui, jury citoyen.

Livre La Démocratie des places, Benjamin Sourice

« Il faut penser un dispositif politique de refonte institutionnelle », Antoine Guignier, référent de la commission Jury citoyen à Nuit Debout Paris.

La quarantaine, entrepreneur et père de famille, Antoine Guignier a commencé sa carrière en tant qu’ingénieur environnemental, persuadé à l’époque qu’il pourrait « changer le monde avec la technique1 ». Depuis, il a découvert que « ce n’est pas la technique qui fait avancer le progrès, ce sont les contraintes réglementaires, imposées par les politiques, qui poussent à innover et à évoluer ». Se définissant comme écologiste, il n’a « jamais adhéré à une association ou à un parti », se contentant de « dons ponctuels » à quelques ONG. Comme beaucoup de participants à Nuit Debout, Antoine travaille. Il dirige dans la journée une société d’informatique qui emploie six personnes, « quatre en réalité, je ne suis pas salarié et un ami nous aide en tant que consultant extérieur », tient-il à préciser. Méfiant envers les partis et les structures politiques traditionnelles, peu ou pas engagé auparavant mais politisé par des recherches personnelles, Antoine fait partie de ce courant « citoyenniste » qui a attiré de nombreuses personnes vers Nuit Debout.

« En arrivant à Nuit Debout, j’ai trouvé les choses vraiment très simples, il y avait une telle ouverture, je me suis renseigné et j’ai proposé à l’Assemblée générale de créer une commission sur les jurys citoyens », dit-il en guise d’introduction à son engagement. Le jury citoyen est « un dispositif de démocratie participative dans lequel un groupe de 25 personnes environ, tirées au sort, formulent des recommandations sur un sujet de politique publique à l’issue d’un processus d’information et de délibération de quelques jours2 ». Arrivé le 10 avril sur la place de la République, Antoine se passionnait déjà depuis un an pour les jurys citoyens : « Quand j’étais dans mon coin avec mes idées, cela m’apparaissait parfois comme une lubie bizarre, mais en venant sur la place, tout a pris sens, nous sommes nombreux à penser la même chose et nous avions besoin d’un espace pour nous rencontrer », se réjouit-il encore. Le référent de la Commission Jury citoyen raconte, non sans fierté, les activités qu’ils sont une douzaine à animer sur la place pour une commission comptant « environ 300 inscrits » : « Nous organisons des soirées d’éducation populaire et de débat chaque jeudi soir. Des spécialistes de la question, comme Loïc Blondiaux ou Yves Sintomer, viennent débattre avec nous, d’autres experts écoutent et participent comme tout le monde, parfois en essayant de se faire discrets. Tous ces échanges nous permettent de travailler ensemble à la structuration et à la consolidation du concept de jury citoyen car cette interaction permanente sur la place offre une chance unique de confronter les idées au réel. »

Pour Antoine, l’objectif des jurys citoyens est de parvenir à inscrire des enjeux de société dans une démarche visant « à obtenir l’adhésion, sinon la sympathie, des masses silencieuses ». Par ailleurs, en privilégiant une approche consensuelle, on évite selon lui « les logiques de jusqu’au-boutisme » dans lesquelles s’enferment parfois les acteurs de la contestation. D’ailleurs, au sein de Nuit Debout, il confirme que deux tendances cohabitent : d’un côté un courant tourné vers la lutte, dans ses formes classiques (action, manif, grève…) marqué « très à gauche », et un « courant citoyenniste » qu’il situerait sur un éventail politique du « Modem au Parti de gauche, en passant par les écolos ». Quand on le questionne sur la récupération généralisée du citoyennisme – Robert Ménard annonçant à la veille de notre rencontre le lancement de son mouvement citoyen Oz ta droite –, il admet que le terme se galvaude et aurait besoin de se donner à minima des « valeurs lights, comme la non-discrimination et l’inclusivité par la construction de liens entre citoyens. » Pour lui, l’essence du citoyennisme se détermine également par notre rapport au fonctionnement de la vie politique : « À tous ces hommes politiques qui se réclament du citoyennisme, demandons quelles sont leurs positions sur la corruption, les conflits d’intérêts, le cumul des mandats ou la limitation de la rémunération des élus. » D’ailleurs, il rejette aussi les logiques de parti. Selon lui, « aujourd’hui, les idéologies sont mortes et ne relèvent que d’un marketing politique visant à produire du clivage pour déterminer un positionnement politique sur l’échiquier » lors des élections. Pour Antoine, l’évidence de l’engagement coïncide avec son exaspération des pratiques politiques françaises : « Il faut une remise en cause du système, ce n’est plus possible de continuer ainsi sans contrôle extérieur de la vie politique. Il est temps de mettre fin à la Ve République, il faut penser un dispositif politique de refonte institutionnelle. »

Selon lui, pour se réapproprier le pouvoir, il faut que les jurys citoyens deviennent des organes de contre-pouvoir indépendants, car « il ne s’agit pas de demander à des élus l’ouverture d’une nouvelle fenêtre de consultation sur un temps limité, ce que nous souhaitons, c’est un système de contrôle citoyen capable de s’auto-saisir, qui soit à la fois dans le délibératif et la co-construction de normes ». On saisit à l’écouter parler du projet à quel point les lignes ont évolué à travers l’expérimentation continue et le débat durant ces longues Nuits Debout. Hier encore un outil de consultation dans les mains du gouvernement, le concept des jurys citoyens devient un organe autonome, qui revendique l’exercice d’un pouvoir et une nouvelle relation d’insubordination à son encontre. C’est ainsi qu’à Nuit Debout, des gens ordinaires ont basculé dans un registre politique ouvertement destituant, exprimant une radicalité qui ne cesse de prendre les atours du bon sens.

Benjamin Sourice. 


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