Poéthique de l’ombre : des Poèmes nés de Nuit Debout
Philippe Tancelin est un poète philosophe, professeur émérite à l’université de Paris. Il publie aujourd’hui Poéthique de l’Ombre, un ouvrage poétique et politique, inspiré des récents évènements de l’histoire, notamment Nuit Debout. L’auteur nous présente son ouvrage dans cette tribune.
La période actuelle fort troublée peut sembler également très loin de nous, très indifférente à notre souci d’en être responsable au sens de pouvoir donner du poids aux choses selon l’idée qu’on se fait de notre présence à ce monde.
L’actualité, tant elle se fait surprenante, a de plus en plus tendance à nous gouverner quand elle ne submerge pas nos désirs mêmes du jour prochain. Au premier abord, sans doute devrait-on s’en réjouir car il est bon que l’étonnement nous anime mais à mieux y regarder, ces surprises dont l’actualité s’emporte au quotidien, paraissent être le fruit d’un efficient concours de nouvelles techniques d’écriture des événements. De telles techniques créent un simulacre d’accélération du cours de l’ histoire jusqu’à faire imaginer à certains une antériorité du récit sur les faits eux-mêmes avec toute la fascination que cela peut exercer sur les publics.
L’information va plus vite que notre conscience de la réalité des faits et c’est au nom de cette performance de vitesse, qu’on voit des manipulateurs conceptuels nous proposer alors une ère de « post-vérité » dont je pense qu’elle est “historicidaire” en tant qu’elle lamine les reliefs du réel… elle fait penser à un appareil de projection qui s’emballerait… passerait en cent images/seconde ce qui a été enregistré en 24 images.
Devant ce diktat, moins que le désarroi c’est la colère qui nous saisit, la colère de voir ainsi disparaître sous la pression des accélérateurs d’actualité, le temps de la réflexion. Plus grande est encore la colère de constater que tout cela se déroule devant un parterre bien-pensant d’intellectuels et artistes majoritairement mutiques, ce qui n’exclut pas d’heureuses exceptions.
Le présent recueil : « Poéthique de l’ombre » est pour une part l’expression de ma colère mais une colère plus froide que vociférante : lorsqu’à l’indignation de circonstance, succède la rébellion de l’ombre contre le blanchiment des mots, avancé par la langue outrancière d’une communication sans complexe.
Face à cela et bien qu’insoumise, la poésie n’aura jamais, quoique certains officient, la prétention stupide de sauver le monde mais plus humblement de nous en faire entrevoir les abysses de clarté qui savent guider nos pas fragiles, nos moindres gestes sur ces chemins d’inattendu, d’inconnu mais non pas d’inconnaissable.
Comment est née cette poéthique de l’ombre?
Très simplement grâce à une suggestion qui m’a été chuchotée voici un an et demi (et quand on connait ce que le peuple grec traverse aujourd’hui de nuit nue et blessée), ce n’est pas hasard si cette demande vient d’une amie grecque cinéaste.
Cette amie a en effet beaucoup travaillé théoriquement et avec l’art du cinéma, à la fois sur l’oeuvre philosophique de Geneviève Clancy mais aussi sur notre oeuvre commune à Geneviève et à moi-même. La demande prononcée à deux reprises fut de poursuivre dans ma démarche hélas aujourd’hui solitaire, ce que nous avions entrepris voici 17 ans avec Geneviève à travers un ouvrage intitulé « Esthétique de l’ombre ». Cette « esthétique de l’ombre » nous l’avions à l’époque entendue et construite comme ce dessein(ein) des voies(es) d’entre les choses, ou encore ce dessein d’entre la communauté des hommes et leurs souvenirs futurs. Ce que je nomme aujourdhui « poéthique de l’ombre » voudrait être une adresse des voix silencées, baillonnées à la langue d’une histoire autre, une histoire qui serait libérée des campagnes de désamour de l’utopie, du désabusement vis-à-vis de la rencontre et tout ce qu’elles savent secréter de soif d’absolu.
De “l’esthétique de l’ombre” à la “poéthique de l’ombre”, de l’une à l’autre que s’est-il donc passé ?
17 ans… se sont écoulés… 17 années qui ont subi le supplice de l’enchainement des jours à des temps consuméristes, qui ont vu le gavage d’informations sans résonance avec les faits vécus, sans écoute de l’intériorité de leurs témoins… qui ont vu le troc des libertés contre l’infâme sécurité, l’abandon des désirs, amoureux des risques, au profit de la peur… Cette sale petite peur feutrée, installée à tous les étages du ressentir, infiltrée dans tant de visages… Mais également des temps qui ont perçu le retrait de la parole humaine devant les voix de synthèse et du mépris, des temps enfin qui exacerbent la contention de l’être-là dans le fourreau de la sélection, de la disqualification, de l’isolement.
Ainsi depuis les ascendances de l’ombre sur la clarté du poème, j’ai cherché le chemin des présences humbles à l’éclair, celui qui surgit entre les fonds rêvés des hommes et les palpitations, les tremblements de la conscience quand elle est prise au piège de l’immobile de ses deuils. Sur ce chemin, j’ai croisé à plusieurs reprises ce que j’appelle les hautes verticales de vivre, ces instants qui se dressent puisement contre les génuflexions devant la raison des plus forts, contre toutes ces attentes, ces patiences qui tissent garrots, et muselières. J’ai rencontré en ces hautes verticales l’indécelé de leur poème, ce qui grâce à lui échappe au compte-rendu asséché de l’histoire et nous livre toute la beauté recouvrée du sens d’exister dignement.
A ces occasions, j’ai réalisé l’importance de croiser le poème, inspiré des événements avec des notes analytiques et des réflexions parfois philosophiques, esthétiques non pas pour illustrer ou commenter le poème mais pour tenter ce que j’appellerai une archéologie des fonds des événements sous la fulgurance de leur surgi.
Je sais le terme “résistance” souffrir trop des usages qu’on lui a dérobés pour l’utiliser ici, et cependant ce dont je crois avoir été témoin, ce sont bien d’authentiques indépassables qui ont alors été franchis, voire renversés par les circonstances de conflits sociaux ponctuels, de mouvements minoritaires, de rassemblements spontanés ou provoqués, voire de guerres.
Ce sont bien des seuils de pensée, d’agir, selon d’autres modes, ce sont des esquisses d’autres façons d’exister, qui ont été proposées, traversées douloureusement souvent mais somptueusement, au-delà des pays intérieurs de chacun mais entre tous, rebelles et résonnant tous de l’-UN, de ce comme UN, commun vivre.
C’est dans la puissance de ces verticales de combat contre le mépris, contre l’indifférence des maîtres-gouvernants, que me fut donnée l’occasion d’être alors confronté tout dernièrement à une résonance soudaine et étonnante entre l’actualité sociale et tout un pan d’histoire de luttes des opprimés dont j’avais pu jadis être témoin et acteur. Et soudain l’intitulé « poéthique de l’ombre » a recouvré pour moi toute sa charge signifiante. Il me faut brièvement vous narrer les termes de cette résonance surprenante.
En 1973 voici 44 ans, les-réfugiés-exilés économiques ainsi que les déportés travailleurs de l’ex empire colonial français, se mobilisaient contre les conditions d’esclaves (presque inchangées aujourd’hui) qui leur étaient alors réservées en tant qu’immigrés officiels aussi bien que clandestins. A l’ époque cette mobilisation se traduisit en France par de nombreuses grèves de la faim qui ne revêtaient pas seulement un caractère de lutte politique et sociale mais aussi de lutte culturelle, esthétique.
En effet durant ces années, les luttes de l’immigration s’exprimèrent dans la rue à travers des manifestations, des occupations, mais également à travers le théâtre, la poésie, la musique.
Une Première troupe originale, nommée « ASSIFA » (la tempête), constituée de travailleurs immigrés naquit en 1973, lors du rassemblement des LIP sur le plateau du Larzac. Formée de trois militants français dont Geneviève Clancy et moi-même ainsi que d’une dizaine de maghrébins, ouvriers en usine ou travailleurs forcés au noir , cette troupe parcourut tout le pays en portant sur la scène le combat de ces nouveaux esclaves des temps modernes. A la suite de cette expression théâtrale, se développa durant près de cinq ans tout un mouvement politique, culturel, artistique des immigrations.
Ce mouvement Geneviève et moi-même en rendîmes compte à travers un livre publié sous l’intitulé “Les Tiers-idées ». Ce livre croisa à travers les décennies un public de travailleurs militants, d’acteurs culturels mais aussi de chercheurs, jusqu’aux Etats-Unis, où il fut pris comme référence dans des thèses et travaux universitaires sur les questions de la culture dans les immigrations en Europe.
Ainsi l’ombre porteuse de cette histoire des luttes de l’immigration traversa les continents jusqu’à aujourd’hui, où dans certains pays européens, de jeunes chômeurs et des travailleurs immigrés s’emparent à nouveau de ce livre pour animer leurs propres questionnements contemporains sur la pertinence d’une expression artistique, politique de leurs luttes.
Que conclure de tout cela?
Sinon que la volonté sauvage de faire obscurité sur les engagements, les paroles, les leçons d’espoir et de combats il y a 44 ans, aussi bien que sur les luttes actuelles… cette volonté n’est pas parvenue à effacer la mémoire. Le dédain des gouvernances autant que l’indifférence des blasés n’ont pas réussi à détourner ou à neutraliser la vocation d’appel de toutes ces expressions surgies au coeur de leur dynamique de luttes créatrices. Le temps n’a pas amoindri le mystère de ce qu’il faut bien nommer de toujours : la clairvoyance initiale, de la dignité humaine, face aux abîmes du sens que creusent entre les êtres, les fossoyeurs d’histoire.
Contre l’oubli ou l’effacement volontaire de l’histoire du combat des êtres, il est une poéthique de l’ombre qui sait et peut rapporter de ces êtres, la coupe de vérité qui rend leur lucidité visionnaire et intarissable.
Je voulais vous faire part de cette expérience que je perçois aujourd’hui telle une caresse du passé sur les courbes d’une histoire dont la mémoire est au futur jusqu’à travers les pages de ce recueil que vous pourrez ouvrir sans souci de chronologie, en commençant peut-être même par la dernière d’entre elles. Cette dernière page offre en effet l’image de cette troupe de théâtre prolétarien immigré dans les rues de Barbès en 1973, dont on pourrait se plaire à croire qu’elle est de tous les jours, l’horizon de demain.
Afin de clore cette présentation, je citerai ces quelques lignes écrites tout dernièrement. Elles sont adressées à celles et ceux que je nomme :
Les obligés de nos suffrages
Nous sommes avides de beauté
de soleil pénétré des clartés intérieures
de présence à visage d’éternité
de saison d’absolu
Nous exigeons du regard posé sur les choses
qu’il aborde leur infranchi
Que le sens accompli des vérités
trébuche sur chaque ligne d’une autre histoire
Que les murs qui se dressent entre les solitudes
reviennent en cendres des hauteurs du partage
Nous entendons de la lumière qu’elle ne quitte plus
l’étreinte de nos puits de courage
Il n’est de réel que l’insurrection d’autres terres
sur celle qui est.
Liberté Egalité Fraternité ne sont causes intarissables que sous la condition d’une multitude de leurs essaims complices et solidaires
Philippe TANCELIN, 22 Mars 2017
Crédits photos:
- Manif 14 juin: Raphaël Depret / DR