Quand Nuit Debout aide à rompre la solitude

A l’occasion de l’anniversaire de Nuit Debout, un jeune nous a envoyé une tribune, qui raconte comment, pour la première fois dans sa vie, il a remis en question sa solitude sur la place de la République.  

Comment se fait-on des ami.e.s ? Il y a un souvenir qui me hante depuis longtemps, depuis ces jours d’été de mon enfance passés sur des plages, où mes parents me poussaient, avec une détermination étonnante, à aller rejoindre ces autres enfants, parfois un seul, parfois plusieurs, qui, un peu plus loin là-bas, étaient en train de jouer. Je ne sais pas avec quelles intentions mes parents faisaient ça, si leur but était de se débarrasser de moi pendant quelques heures, de m’arracher à l’ennui estival ou de m’apprendre l’importance de la sociabilité. Mais au-delà de leurs raisons, une chose semblait parfaitement évidente pour eux : un enfant aime jouer avec d’autres enfants, un enfant n’aura jamais aucun problème à rejoindre d’autres enfants comme lui pour jouer avec eux. Mais si cette sorte d’égalité, de fraternité universelle entre les enfants était quelque chose d’aussi naturel pour eux que le fait que la terre tourne autour du soleil, ce n’était certainement pas une chose aussi évidente pour moi. L’enfant que j’étais ne restait certes pas insensible à la perspective de jouer avec un autre. Mais cet attrait pour le jeu était presque entièrement effacé par une terreur indescriptible qui s’emparait tout d’un coup de moi et qui rendait impensable de pouvoir aller voir ces inconnus et leur adresser la parole. Cette peur était telle qu’elle me poussait toujours à résister, parfois à protester de toutes mes forces contre cette proposition, à me disputer violemment avec mes parents, jusqu’aux cris, jusqu’aux larmes. La plupart des fois, cependant, cette peur me tétanisait au point où simplement opposer résistance aurait été un effort trop grand pour moi : mes arguments n’étant pas assez clairs, mes raisons pas assez évidentes pour que j’arrive à monter une opposition cohérente et efficace contre mes parents, je me retrouvais forcé d’accepter leur proposition. Mais une fois la décision prise, il restait toujours cette plage à traverser, et l’enfant que j’étais, en proie à cette panique inexplicable, finissait toujours par hésiter, par essayer de retarder – en marchant le plus lentement possible, en faisant des allers-retours, des détours, des cercles autour de son objectif et en retournant mille fois dans sa tête toutes les stratégies d’action envisageables, toutes les phrases qu’il aurait pu prononcer, tous les mots qu’il aurait pu utiliser – le moment où il aurait dû s’approcher de ces étrangers et, une fois assez proche, leur demander de participer à leur jeu.

Nuit Debout au bord de la mer.

Je n’ai conservé aujourd’hui aucun souvenir précis de ces différents camarades de quelques heures, ni des jeux que nous avons pu faire ensemble. Rien de dramatique n’a dû s’y passer. Et pourtant le cumul de ces expériences ne m’a toujours pas permis d’effacer de la tête l’image de ces plages, le sentiment de cette peur terrible et injustifiée qui prenait et qui continue toujours de prendre possession de moi lorsque je dois m’approcher, prendre la parole, démarrer une conversation avec des inconnus. Oui, cette peur m’accompagne encore aujourd’hui, après tant d’années. Avec moins d’intensité, peut-être, mais avec la différence fondamentale que, lorsque je me retrouve dans une situation similaire, mes parents ne sont désormais plus là. Personne n’est plus là pour me pousser, ou essayer de me pousser, à me rapprocher de quelqu’un d’autre, des autres, et personne n’est plus là pour contrer mes résistances. Personne d’autre que moi : si je le fais, alors, si je choisis parfois de dépasser ou d’ignorer ma peur, je suis à chaque fois obligé d’assumer moi-même les rôles de ma mère et de mon père, pour insister auprès de cet enfant timide qui vit et tremble toujours encore en moi. Catapulté à chaque fois sur une de ces plages de mon enfance, je me retrouve à rejouer dans ma tête cette scène fondamentale dont l’issue finale est toujours incertaine, toujours à déterminer, à conquérir. Tout ça fait sans doute de moi quelqu’un de très solitaire.

Nuit Debout s’écrit aussi dans le sable.

Aujourd’hui j’ai un travail, un travail qui me porte à parler avec des inconnus toute la journée, j’habite dans une des villes les plus peuplées d’Europe et du monde, j’ai quelques ami.e.s – combien ? Combien d’ami.e.s ai-je ? – et je vis depuis plus de huit ans avec une femme que j’aime et qui m’aime. (Petite digression : lorsque nous nous sommes rencontrés, je venais, tout comme elle, de m’installer dans une ville inconnue, où je ne connaissais presque personne. Et si lorsqu’on arrive sur une plage on peut toujours se débrouiller pour reconnaître le point précis où des enfants sont en train de jouer, croyez-moi, mes ami.e.s, c’est sans doute plus difficile de se retrouver dans une ville. Évidemment, tout ça me tétanisait. Et lorsque je me suis retrouvé face à face avec cette femme c’est évidemment elle qui a pris l’initiative de m’adresser la parole. Ses premiers mots, et nos premiers mots puisque ce « nous » existe depuis et continue encore d’exister, furent cette question : « Est-ce que je peux te parler ? »). Mais malgré tout ça, je reste, dans ma vie quotidienne, quelqu’un de très solitaire, je reste cet enfant qui hésitait le plus longtemps possible à franchir la distance qui le séparait des autres. Et si j’arrive tout de même à présent à avoir des relations avec des personnes, ce n’est que parce que ce moment d’hésitation inévitable est tout de même un espace qu’avec le temps j’ai réussi à aménager, à rendre un peu moins inconfortable pour moi. De cet espace, la conscience de la distance entre moi et les autres, l’image de cette plage brûlante à traverser pieds nus, me parle aussi aujourd’hui de ce qui m’attire vers les autres, de la confiance, aussi mystérieuse et absolue que la peur, que les autres ne cessent de m’inspirer. Puisque ces autres m’attirent terriblement, il faut bien que je me fasse de la place, que je trouve ma place, pour qu’une rencontre puisse tout de même avoir lieu. Et si j’hésite alors, si je ne peux qu’hésiter à prendre la parole avec ces inconnus, mon réflexe devient alors de les écouter. Et d’écouter ce qu’ils disent – car ils me semblent toujours avoir moins de mal à parler aux autres que moi – d’une oreille amie, avec toute ma concentration, avec toutes les énergies et la bienveillance dont je dispose.

Collages / Stephanie Pouech
Collage (1), Stephanie Pouech / DR

Ce réflexe d’écoute me permet, je pense ou j’espère, de couvrir un peu plus cette distance, de me rendre présent pour eux autrement qu’avec ma voix. Reste à savoir ce qu’il peut bien y avoir d’intéressant pour ces autres de se retrouver face à quelqu’un qui les écoute avec une telle intensité, mais qui ne répond pas, pas encore, et qui, tout compte fait, n’apporte pas grande chose à la conversation. Toute cette longue introduction sur mes souvenirs de jeunesse n’était, je crains, qu’une tentative de me justifier, d’expliquer pourquoi je vous écris cette lettre, pourquoi j’écris une lettre à vous, pourquoi j’écris au lieu de vous adresser tout simplement la parole et pourquoi, malgré tout ça, je m’adresse à vous en tant qu’amis et amies.

Tout un tas de questions reviennent à mon esprit alors qu’il se passe quelque chose de terriblement beau sur la place de la République, où depuis plus de deux mois des personnes occupent l’espace et se rencontrent tous les jours pour partager leurs voix et leurs oreilles dans une tentative peut-être pas si désespérée de réagir contre un manque d’écoute criminel de la part de leurs institutions. Mais je ne dirai rien de plus sur ce qu’est Nuit Debout, c’est promis. Si je prends ici la parole, mon intention, au moins pour l’instant, est de parler à des ami.e.s, de parler avec vous. Ou à défaut d’une parole, de vous écrire ; pour dire quoi ? Pour dire, d’abord, ce sera peut-être le début de ma lettre, que, hélas, sur la place de la République je retrouve aujourd’hui encore une fois les plages de mon enfance. Et si j’ose m’adresser ici à vous en tant que mes ami.e.s, je ne peux tout de même pas encore m’empêcher de m’adresser à « vous », ce « vous » que malgré la confiance que je lui porte, me garde tout de même de la possibilité de vous rejoindre, de dire « nous ». Cette distance, je la vis, depuis plus de deux mois, non seulement lorsque je me rends sur cette place, mais aussi lorsque je m’en éloigne, quand je la quitte. Car voilà ce qu’est devenue ma vie depuis : soit je suis sur la place, suis j’en suis loin. Quoi qu’il arrive, où que je sois, quoi que je fasse, la distance entre moi et cette place est devenue en quelque sorte l’unité de mesure de ma vie – et je parle de « place », évidemment, car une place a des contours, des limites, des voies d’accès et de sorties, mais ne vous trompez pas, mes ami.e.s, c’est bien de vous que je parle, et cette distance entre moi et vous je la mesure moins à la géographie de cette place qu’à la portée de vos voix.

Global Debout - Paris

À défaut de pouvoir occuper la place avec vous, je me laisse occuper par elle. Mais comment on occupe une place ? Comment on se laisse occuper par elle ? On occupe peut-être une place que si elle n’est à personne, que si elle est vide. Ou alors non. On n’occupe que les places qu’on nous a attribuées, que quelqu’un, quelqu’un qui possède ces places, a laissé ouvertes pour que d’autres puissent les occuper. Ou bien encore, ceux qui occupent une place sont en mesure de l’occuper seulement si cette place leur appartient déjà, pour réaffirmer cette appartenance peut-être, ou pour la mettre à l’épreuve, pour s’en réapproprier. Ah, et il y a l’occupation militaire aussi. Et cet autre sens, que j’ignorais, du mot « occupation » désignant une figure de style qui consiste à exprimer dans un discours les objections ou les arguments possibles de son adversaire pour les réfuter ou les écarter avant même que celui-ci ait eu l’opportunité de les prononcer : « Je sais que mon adversaire vous dira ça et ça et ça, mais il se trompe, pour cette raison, cette raison et cette raison…», ou « Mon adversaire vous parlera certainement de ça, mais ce n’est pas ce dont il faut parler ici…». Une place est un lieu public, et même un des lieux publics par excellence dans la géographie d’une ville, en tant qu’espace que cette géographie a réservé pour que ses habitants s’y arrêtent et y passent du temps. (Pourquoi, pourquoi a-t-on construit des places dans nos villes ? Peut-on imaginer une ville sans places, sans une place ? Une ville qui ne soit faite que des rues où l’on circule et des immeubles où l’on s’arrête ? J’ai l’impression d’avoir rencontré, dans ma vie, de telles villes, des villes sans une place. Il s’agissait en tout cas de toutes petites villes, même pas des villes peut-être, avec très peu d’habitants. Le nombre d’habitants d’une ville, ça compte ? Comment ça compte ? À partir de combien d’habitants une ville est une ville ? À partir de combien d’habitants une ville a-t-elle le droit à une place ?) Mais qui, en occupant une place, ou n’importe quel autre lieu, serait naïf au point de croire que ce lieu ne soit pas déjà occupé, peut-être illégitimement, par quelqu’un, par quelqu’un d’autre ?

Ludo

Toute occupation d’un lieu, me semble-t-il, se fait plus ou moins en conscience de ce ou ceux qui le pré-occupent. Toute occupation d’une place doit faire les comptes avec le fait que le caractère pacifique et démocratique d’une place, apparemment ouverte à tous et toutes, est en réalité fondé sur la menace implicite et constante d’une éviction plus ou moins violente. Et alors une place n’est peut-être, comme son nom un peu générique en français semble l’indiquer, que cet espace vide offert à une communauté pour qu’il reste vide, pour que, même remplie de tout ce qui est possible, n’oublie jamais sa vacuité, la menace de son évacuation, la possibilité toujours imminente qu’on la vide à nouveau, pour qu’elle reste cet horizon où tout peut avoir lieu même si rien ne s’y passera jamais. N’oubliez pas, donc, lorsque vous construirez vos immenses places, d’y ajouter une caserne. Et n’oubliez pas, lorsque vous les occuperez, que vous devrez les quitter, tôt ou tard. Personne qui veuille occuper une place n’oubliera cela. L’espace public, ce bien commun, cette place qu’on occupe – légitimement ou illégitimement, cela reste à définir ; l’occupation, selon le droit, précède la propriété, ne constitue pas encore le droit de propriété – est un espace vide, un monument à la vacuité de l’espace. En tant que lieu public, en tant que bien commun, cette place est la promesse d’un « nous » dans lequel on ne se retrouvera peut-être jamais. Si on occupe cet espace, et en conscience de cause, cette occupation se fait alors un peu à la manière de la figure de style de l’occupation : le but d’une telle occupation ne serait plus simplement d’occuper physiquement un espace, mais d’anticiper son évacuation et la préparer, la cadrer à l’avance, pour en dénoncer ou en conjurer la menace avant que celle-ci puisse se manifester dans toute sa violence. Vous occupez cette place, diront-ils, mais n’oubliez jamais que cet espace appartient à tous, à nous tous, et il doit donc rester vide, pour accueillir d’autre gens, qui, eux aussi, ne devront pas occuper cet espace trop longtemps, pour qu’encore d’autres puissent l’occuper ensuite et le laisser, partir, pour que vide, parfaitement vide, toujours vide, reste l’image de pierre et de ciel de toutes ces choses magnifiques qui pourront s’y passer et qui ne s’y passeront jamais. Comment répondre, puisqu’il faut répondre, et vite, avant même que la question soit posée, comment réfuter un tel argument ? Ceux qui occupent le savent, ou ils en ont au moins l’intuition : en occupant cet espace vide et ne le laissant pas, peut-être plus. Leur occupation est déjà une réponse au vide, une réponse à cet idéal d’une vie publique, peut-être d’une vie tout court, fondée sur la circulation et qui transforme de plus en plus de nos places en ronds-points. Si la demande de ceux qui pré-occupent est une demande d’absence – circulez, laissez cette place, rentrez chez vous – la demande d’une occupation ne peut qu’être une demande de présence : « On occupe une place, venez, venez nombreux, venez tous ! Reprenons ensemble cet espace qu’on s’entête à laisser vide, et restons-y pour toujours, le plus longtemps possible ! Remplissons cet espace avec nos corps, nos voix, nos idées, nos actions et tout ce que nous pouvons, que chacun d’entre nous peut y apporter ! »

On n’arrête pas un peuple qui danse
On n’arrête pas un peuple qui danse

Dans cet acte rhétorique de l’occupation, la réponse au vide est une double réponse. Elle est d’une part une affirmation de présence lancée contre ceux qui pré-occupent l’espace : « Nous sommes là ! Nous sommes présents ! », et, en même temps, un appel adressé aux absents, à ceux qui, grâce à leur absence, font que cet espace est vide et seront en mesure de le remplir : « Serons-nous là ? Serons-nous présents ? ». Ce « nous » existe-t-il ? Qui est ce « nous » qui parle ? Qui est ce « nous » qui s’affirme et se questionne au même temps ? Qui sommes-nous, mes ami.e.s ? Et combien ? Combien sommes-nous, combien devrons-nous être ? (Combien de gens pourraient tenir sur la place de la République ? C’est la question qu’a posée un autre de mes ami.e.s – mais était-il vraiment un autre ? – question qui, après une recherche sur internet, n’a trouvé qu’une réponse assez approximative : la place a une surface de 480 000 mètres carrés et si on dit que dans un mètre carré on peut faire tenir une ou deux personnes, qui est la densité moyenne dans une manifestation, jusqu’à 4 ou 5 personnes, qui est la densité à laquelle peut arriver une rame de métro à l’heure de pointe, cela nous donne la fourchette assez large de 480 000 à 2 400 000 personnes. Serait-ce un nombre suffisant ? Ne serait-ce pas encore trop petit pour qu’on puisse parler assez fort ? Ne serait-ce pas trop pour qu’on puisse encore s’entendre ?)

Vote AG (2)
Vote AG (2)

Comme vous en aurez eu peut-être l’intuition, beaucoup de choses préoccupent mon esprit, qui est donc, tout comme cette place, un endroit parfait pour se faire occuper. Et si tout mon être a instinctivement envie de répondre : « Oui, mes ami.e.s ! Oui, je suis là, avec vous ! » à cette demande de présence qui a été soudain posée, fort et clair, un 31 mars depuis la place de la République, et qui continue depuis à être poser ; si pas un jour, une heure ne passent sans que je ne mesure la distance entre moi et cette place, c’est peut-être parce que je sens, au plus profond de moi-même, que cette demande est adressée à moi, directement et personnellement à moi. Et alors, oui, peut-être que dans la vingtaine d’années qui me séparent de mes expériences fondatrices de solitude vacancière j’ai bien ou mal appris à gérer la peur d’aller vers des inconnus, j’ai appris comment forcer chacun de mes pas à travers l’étendue de sable qui me sépare des autres, que oui, parfois, et à chaque fois à mon rythme et selon les forces dont je dispose, je peux tenter de m’approcher des autres, de leur signaler ma présence, d’être avec eux. Mais que faire quand ces autres desquels je suis censé m’approcher ne sont pas juste-là, à portée de mes pas et de mon écoute, mais m’appellent, s’adressent directement à moi, me parlent, et pour me demander de les rejoindre, d’être présent avec eux, d’être eux, d’être ce « nous » tant nécessaire ? Qui sont-ils ? Qui êtes-vous ? Combien êtes-vous ? Et qu’êtes-vous en train de me demander ? Quelle est votre demande ? Est-ce une seule demande ou plusieurs ? Combien de demandes ? Vous faites appel à moi, et il faut encore que j’arrive à prendre votre appel. Qu’avant de vous répondre, de prendre la parole, de parler avec vous, de l’intérieur de ce « nous » qui m’appelle, il faut que je retrouve une voix, ma propre voix. Et ma propre voix, je crains, est encore la voix de ma solitude, le silence de ma solitude. Dans cette distance, votre appel résonne alors aussi comme un appel au secours, comme une demande d’aide, ce qui implique une souffrance, une rage, une plainte. Et si je ne peux pas prononcer ce « nous », pas encore, je peux au moins tenter d’être un peu plus présent, en tendant mes oreilles vers vous et en écoutant votre plainte. Car cette plainte, à la différence de votre appel, ne semble pas adressée directement à moi. À qui s’adresse-t-elle alors, contre qui ? On rêve peut-être – mais rêve-t-on réellement de ça ? Depuis combien de temps ? – d’un pouvoir qui puisse répondre à nos demandes individuelles une à une, dans leur différence.

Non au 49-3
Non au 49-3

Dans un tel système de pouvoir, lorsqu’on a un besoin, un besoin qu’on n’a pas les moyens de satisfaire par nous-mêmes, on est en mesure de s’adresser à une autorité supérieure, à une sorte de classe d’experts, qui est à disposition de chacun et qui a, idéalement, le pouvoir, la connaissance, l’influence ou les moyens de répondre à toute demande particulière. Or, l’idée d’une telle autorité idéale se base sur le souhait qu’il n’y ait plus de divisions sociales et que potentiellement chaque question soulevée par un individu puisse être résolue en dehors de tout antagonisme politique, par des experts, des professionnels, des techniciens, des fonctionnaires, de manière tout simplement administrative. Dans cette logique, une fois satisfait, chaque besoin cesse tout simplement d’exister. Or il peut arriver et il arrive souvent, pour toute une série de raisons différentes, qu’une demande, même si faite dans le respect parfait de cette logique, reste toujours sans réponse, qu’un besoin, même si exprimé en bonne et due forme, reste toujours insatisfait. Si cela dure assez longtemps, le porteur de cette demande peut se rendre compte que d’autres demandes, différentes de la sienne mais portées à l’intérieur de la même logique, demeurent toujours sans réponses : tous ces porteurs de demandes distinctes peuvent alors se rencontrer, et si chacun d’entre eux reconnaît dans l’insatisfaction des autres un peu de sa propre insatisfaction, il arrive parfois que ceux-ci cessent de poser leurs questions respectives à l’autorité en place, et commencent, tous ensemble, à questionner, à remettre en question l’autorité elle-même. En d’autres mots, si une multitude de besoins insatisfaits existent, bien que très différents les uns des autres, il est à ce point possible de les relier entre eux par le simple fait qu’ils soient encore à satisfaire. Ces besoins différents deviennent alors équivalents, et chaque demande particulière se retrouve soudain divisée en deux entre son individualité et son universalité : une sorte de conscience collective peut naître de cette rencontre, conscience qui, si assez déterminée, est en mesure d’arriver à la conclusion qu’une rupture avec le système en place est nécessaire. Une fois atteint ce point de rupture, toutes les demandes individuelles, qui reconnaissaient bien ou mal la légitimité du procès besoin-satisfaction, commencent à s’opposer aux structures de pouvoir en place. Au même temps, beaucoup de personnes qui n’étaient pas tout à fait ensemble, se retrouvent et se réunissent, devant la découverte enthousiasmante d’un lien nouveau avec d’autres gens. Une communauté, une classe sociale, une nation, un peuple peuvent naître de cette rencontre inespérée entre consciences plus ou moins lointaines.

Ballon
Ballon

Reste à définir cette communauté, à cerner les limites de ce peuple nouveau qui n’existait pas jusqu’à il y a quelques instants et qui maintenant s’agite et vibre comme un seul organisme. D’un côté, toutes ces demandes qui auparavant étaient adressées à des structures et des interlocuteurs différents, se retrouvent maintenant revendiquées contre un ennemi ou des ennemis communs. Mais qui sont ces ennemis ? Où sont-ils ? Et combien ? Combien sont-ils ? La réponse à ces questions divise soudain le champ en deux : le « nous », la communauté ou le peuple dont il est question, commence à s’esquisser par ce premier acte de représentation qui dessine ses frontières extérieures, et délimite le nombre de ses rangs – combien sommes-nous, mes ami.e.s, et combien êtes-vous, mes ennemis ? D’un autre côté, une communauté ne pourrait pas – ne pourrait-elle vraiment pas ? – se définir seulement par ce qu’elle n’est pas, ce qu’elle refuse d’être. Une communauté a besoin de nommer son bien commun et un peuple qui naît à besoin d’un nom, ou peut-être juste d’un mot d’ordre, d’une représentation en somme autour de laquelle tout ce nouveau monde puisse se reconnaître, se réunir et se construire. Qui sommes-nous ? Que voulons-nous ? Où allons-nous ? Quel est notre bien commun, cette chose qu’on essaie de nous enlever, de nous nier, et que nous nous devons de défendre de toutes nos forces, de toute la puissance dévastatrice et reconstructrice de notre mécontentement ? Quel est son nom ? Est-ce démocratie, travail, vie, liberté, égalité, justice, partage ? Comment nous appellerons-nous alors ? Sommes-nous un peuple, une nation, un mouvement, des hommes, des femmes, des jeunes, des vieux, des êtres humains, des travailleurs, des employés, des chômeurs, des riches, des pauvres, des sans-abri, des mal-logés, des victimes, des exploités, des prisonniers, des expropriés, des exclus, des oubliés ? L’histoire semble nous le dire : les noms qu’on se donnera – et pourquoi ne choisirait-on pas un nom, un nom propre, le nom d’une personne, de celui ou celle d’entre nous qui pourra le mieux nous représenter ? Ou plusieurs noms, plusieurs représentants ? – détermineront le destin même de notre existence, de l’existence de ce « nous », et décideront, à la fin des comptes – puisqu’il faudra bien qu’à un certain moment nous arrivions à nous compter, à être le plus nombreux possible, en incrémentant au maximum nos rangs et en diminuant, de manière figurée ou, pourquoi pas, physiquement, ceux de nos adversaires) – de notre réussite ou de notre échec. Un besoin peut être plus ou moins satisfait, une proteste peut être plus ou moins efficace, une révolution n’a pas le droit à l’échec : soit elle réussit soit elle ne sera pas, on n’aura pas le droit de l’appeler « révolution ».

Gabarits tags
Gabarits tags

N’hésitons donc pas, mes ami.e.s ! Mettons de côté toutes nos revendications particulières, ce n’est pas le moment de penser à ça. Non. Ce qu’il nous faut, aujourd’hui, c’est une direction commune. Si nous vainquons nos adversaires il y aura, dans l’avenir, de la place pour tous, une place pour chacun.e d’entre nous, où les besoins de chacun.e d’entre nous seront enfin satisfaits. Mais d’abord il faut gagner la partie, mes ami.e.s. Il faut que nous soyons uni.e.s. Nous. Nous tous. Mais ici mon imagination ne peut pas s’empêcher de s’arrêter, bien que cela me passionne au-delà de toute mesure. Ici, hélas, au moment où il faudrait prononcer ce « nous », et l’affirmer sans aucune hésitation, le crier comme une menace terrible contre tous ceux qui nous exploitent, qui nous emprisonnent, qui nous réduisent au silence, qui vident nos vies de tout leur sens, et qui voudraient contrôler jusqu’à ce qu’on boit et mange, jusqu’à la manière dont on dort, ici même, alors que ma voix aimerait rejoindre la vôtre, quelque chose, soudain, coupe mon souffle et m’empêche de parler. Ici je retrouve, malgré moi, la plage de mon enfance – un des slogans de mai 1968 était : « Sous les pavés la plage », et cette phrase, je dois l’avouer, a plus de sens pour moi que ce qu’elle devrait avoir –, cette étendue de sable où la promesse d’un « nous » avec qui jouer à changer le monde ne suffit pas, pas encore, à dépasser ma peur.

Me revoilà, donc, avec vous, sur cette place, dès que possible, dès que ma vie privée et professionnelle m’en laissent le temps – ce n’est évidemment pas assez, mes ami.e.s, j’en suis désolé, mais j’y travaille –, à vous écouter, à suivre vos assemblées, vos commissions, vos rencontres, vos débats, vos actions, me revoilà enfant à hésiter, le plus longtemps possible, à rejoindre ces inconnus avec qui j’ai une sacrée envie de jouer et dont je n’arrive pas à me rapprocher. – Vas-y, mon enfant. Va jouer avec ces enfants. – Qui sont-ils, maman ? Que pourrai-je bien faire avec eux, leur dire, papa ? Pourquoi irai-je avec eux ? Si je posais réellement ces questions à mes parents aujourd’hui ils me répondraient sans doute de ne pas le faire, de ne pas aller les voir, de ne pas aller du tout sur la place de la République – mais je me trompe peut-être, il faudrait que j’en parle avec eux. En tout cas, et puisque c’est moi qui joue leurs voix aujourd’hui dans ma tête et sur cette place/plage, quoi dire, comment répondre à cet enfant qui me questionne sans cesse, comme seul un enfant sait faire, sur l’existence même d’un quelque chose de commun avec vous ? Oui, je sais maintenant que cet enfant est innocent. S’il parle comme ça, s’il vise à de telles questions existentielles ce n’est qu’une ruse, une stratégie assez élégante, même si menée de manière un peu maladroite, pour éviter, au mieux, ou au pire retarder le moment où il faudra qu’il les rejoigne ses ami.e.s promi.se.s, ces enfants comme lui que rien, vraiment rien, n’empêche qu’ils deviennent ses ami.e.s. Rien sinon leur distance, sinon son silence. Une distance se couvre, un silence se brise. – Vas-y, mon enfant, n’aie pas peur. – Mais comment on fait ? Comment on couvre une distance, maman ? Comment on peut briser un silence, papa ? Et pourquoi, d’ailleurs, sont-ils là, ce silence, cette distance ? Et voilà que dans cette scène qui se rejoue encore et encore, le sens pragmatique d’un vrai parent vient me manquer. Et que les questions de l’enfant que j’étais deviennent alors mes propres questions, alors que je n’aurai qu’à lui répondre, pour casser sa stratégie, pour la dévoiler, pour la mettre à nu : « Ça suffit les questions ! Arrête, maintenant, et vas-y ! Les enfants jouent ensemble depuis que le monde existe, c’est la chose la plus naturelle du monde ! ». Mais n’a-t-il pas un peu raison, cet enfant, de se poser de telles questions ? Est-ce vraiment la chose la plus naturelle du monde ? Est-ce vraiment quelque chose de naturel ? Qu’est-ce qui est naturel là-dedans ? Et ma résistance, alors, mon hésitation, ma peur, sont-elles moins naturelles ? Je sens que je suis en train de me faire avoir par cet enfant. Que je doute, je lâche prise…

Assemblée Générale, 8 mai, République
Assemblée Générale, 8 mai, République

Je suis seul. Seul à poser ces questions et à y répondre. Dans cette solitude chaque question résonne de plus en plus comme une affirmation. Et des doutes s’infiltrent au cœur de toute réponse possible. – Non, mon enfant, bien sûr. Tu as parfaitement raison. Rien n’est naturel là-dedans. Reste ! Pardonne la naïveté de tes parents. Rien n’est naturel dans l’être enfant. Rien n’est naturel, même pour un enfant, dans le fait de dire « nous ». Qu’aurais-tu en commun avec ces autres enfants là-bas ? Tu ne les connais même pas, c’est normal que tu n’aies rien à leur dire, rien à faire avec eux. Tes parents se sont trompés, voilà. C’est tout. Ils sont un peu fatigués, peut-être, et alors ils ont cru, quelle connerie !, que le fait que vous, toi et eux, soyez jeunes… que vous ayez, disons, à peu près le même âge… et aussi le fait que vous occupiez aujourd’hui, mais c’est un hasard, l’espace de cette plage… et, aussi peut-être, qu’il faille, d’une manière ou d’une autre, que vous trouviez de quoi vous occuper… pour ces raisons, nous avons cru que toutes vos différences, toute l’immensité de vos différences ne comptait pas et qu’elle pouvait très facilement être oubliée. C’était évidemment une erreur de notre part, nous espérons que tu nous pardonneras. Tu as raison, tu n’as rien en commun avec personne. Tu es unique, mon enfant, et tu es seul. Reste, reste comme tu es. Le jour viendra, peut-être, où l’on essayera de te convaincre que tu es lié à quelqu’un par un lien naturel, nécessaire. Garde ton instinct, accroche-toi à ta peur : tout cela est faux, il faut que tu ne l’oublies jamais ! Souviens-toi de ce conseil de tes parents : le nom qu’on donnera à ce lien t’aidera à te détromper, car il sera aussi hasardeux que cette plage, que le lieu de ta naissance, l’endroit où tu habiteras, ton pays, ta nation, ton continent, ton sexe, ton apparence physique, ta profession, ton revenu, ta position ou celle de tes proches dans la société ou le simple fait que tu sois un être humain. Oui, mon enfant, ne te laisse pas faire, ne laisse pas ces mots terribles te représenter, ces mots qui divisent les gens en faisant semblant de les unir. Tu l’as vu, même nous, tes propres parents, avons failli y tomber. Il faut que tu fasses attention. Tu n’as d’affinité, de similarité, de lien naturel avec personne. Personne d’autre que toi-même.

Commission
Commission

Les mots, mon enfant, souviens-toi, les mots t’aideront à y voir clair. Prends par exemple le mot de fraternité, mon enfant. Voilà un beau mot, qui pourra te faire croire, enfin !, que la plage immense qui est notre monde est remplie d’enfants qui sont tous, au fond, dans leur essence même, malgré leurs différences, qu’ils le veuillent ou pas, aussi proches de toi qu’un frère peut l’être. Si t’y crois, si tu te laisses aller à cette idée de fraternité qui vous relie tous, tu te débarrasseras une fois pour toute de tes questions, de tes doutes, de tes peurs, et tu pourras jouer sans plus aucune hésitation avec tes frères. C’est une très belle idée, n’est-ce pas, mon enfant ? Et bien, ne te trompes surtout pas ! Observe le mot, le nom qu’on donne à cette idée. Observe-le de près. Regarde comme au moment où il veut parler du lien fondamental entre tous les êtres humains, il leur dit aussi ce qu’ils devraient être, pour mériter le titre d’être humains. Ils devraient être comme des « frères » : c’est-à-dire, déjà, des hommes, des mâles – qu’en est-il des « sœurs » ? De quelle manière une femme pourra être reconnue comme un frère par ses frères, par quels chemins arrivera-t-elle à être ce « frère », à se reconnaître en tant que frère ? – et des hommes dont le lien, un double lien de sang, est déterminé par la nature même de leur naissance. Nous sommes tous frères par le simple fait que nous sommes tous nés. Mais où sommes-nous nés ? Quand sommes-nous nés ? Qui nous a mis au monde ? Dans quelles circonstances ? Répond à ces questions, mon enfant, et tu verras soudain des frontières pousser partout autour de toi, des frontières d’autant plus insurmontables qu’elles te sembleront familières, naturelles, nécessaires. Et alors prends avec toi toutes tes armes, car la guerre y sera sans répit. Et même si tu n’y réponds pas, si tu laisses ces questions résonner sans réponse, tu seras alors celui qui a perdu ses frères, tu ne connaîtras jamais tes frères, tu ne les reconnaîtras jamais plus. Tu seras l’exilé, l’exproprié, l’inhumain, celui qui n’a pas de frères dans l’immensité d’un monde de frères.

Orchestre Debout
Orchestre Debout, 2e

Voilà un exemple, et c’en est qu’un, de ce que tu risques, mon enfant, si tu crois à un lien avec les autres. Ne te trompe pas, donc. Et souviens-toi. Non seulement tu n’as pas de frères, nous, tes parents, ne t’en avons pas donnés, mais il n’y a pas de frères. La fraternité humaine n’est qu’un mot, plus beau et plus dangereux que d’autres, pour te faire croire en une communauté naturelle, une famille nécessaire qui n’existe pas et qui n’existera jamais. Tu es seul, mon enfant, et tu n’as pour famille que nous, ton père et ta mère… Et même nous, mon enfant, même nous ne sommes maintenant qu’une voix dans ta tête… – Vous avez raison, maman, papa. J’essaierai de ne pas oublier… Mais, peut-être… peut-être qu’au final… d’aller rejoindre ces autres enfants là-bas ne serait pas si mal… Sale gosse que j’étais et que je continue à être ! Me voilà donc, mes ami.e.s, après encore une longue digression, perdu au milieu de cette plage imaginaire, sur cette place réelle, me voilà hésiter encore une fois entre un « je » qui n’a plus de limites et que je ne peux plus quitter, et un « nous » que je ne peux pas rejoindre car il en aura toujours trop. Que faire donc ? Comment avancer ? Comment reculer ? Je marche jusqu’à cette place. J’observe ceux et celles qui parlent, dans un microphone qui fait siffler les enceintes si on ne se place pas au bon endroit, dans un mégaphone que beaucoup semblent prendre en main pour la première fois, ou sans aucune amplification. Je me mélange à ceux qui écoutent en assemblée ou en petit groupe, debout ou assis, en essayant de maîtriser au mieux les « gestes qui sauvent » le débat. Je fais aussi des allers-retours, je tourne en rond, je m’assois, un peu à l’écart, je fume une cigarette, je me relève, je rentre chez moi – en métro ou en bus ? –, je retourne sur la place. Mais, encore une fois, ce n’est qu’une stratégie plus ou moins consciente pour retarder ce moment où il faudra bien que je parle à ces inconnus, que je m’adresse à eux. Sauf que maintenant, de là où je suis, le problème n’est plus seulement ce que je pourrais bien leur dire, à ces gens-là, le vrai problème est comment leur dire.

Marianne devant la statue
Marianne devant la statue

Ce ne sont plus juste les mots qui me manquent. C’est toute une langue qui me fait défaut. Et ce n’est même pas, j’ai compris maintenant, que nous ne parlons pas la même langue. Non, encore pire. Aucune langue n’existe, aucune langue ne pourra jamais exister, même à vouloir faire l’effort de l’apprendre. Et pourtant, tout autour de la place, des gens parlent, sont en train de se parler, de parler entre eux. Comment est-ce possible ? Comment font-ils ? Utilisent-ils forcément cette langue contre laquelle mes parents imaginaires viennent de me mettre en garde ? Cette langue que, bien ou mal, je connais et j’utilise aussi, où même les mots les plus innocents, même les mots les mieux intentionnés ne font autre chose que nous tromper ? Ou bien non, chacun d’entre eux utilise sa propre langue, et ne fait que plus ou moins bien semblant de parler aux autres, alors qu’en réalité, il ne fait que se parler, que parler à lui-même, à la seule personne capable de comprendre ce qu’il dit ? La curiosité prend un peu le pas sur ma peur. C’est-à-dire, elle vole un pas à ma peur. Je fais un pas, un pas en avant, un seul. Mais je m’arrête, tout de suite après, car cet unique pas est tout ce que mes jambes peuvent supporter, pour l’instant. Ce n’est peut-être rien, ce pas, mais c’est tout de même quelque chose pour moi, qui viens de le faire. Si ma souffrance est destinée à rester inécoutée, par manque d’une langue, ou par le défaut essentiel d’une langue fatalement destinée à me tromper, dont je suis condamné éternellement à chercher et rechercher chaque mot, à définir et redéfinir chaque terme, à mettre et remettre en question chaque signe, si tout cela est vrai, ne serait-il pas déjà tout de même possible, ces inconnus sont peut-être en train de le faire, de commencer déjà à parler cette langue alors même qu’on est en train de la construire ? Serait-il possible de créer, apprendre et parler cette langue, et les trois en même temps, un peu comme on apprend à jouer en jouant – pas de jeux de société, s’ils-vous-plaît, pas tout de suite, pas de jeux où la règle du jeu est souveraine – ou à marcher en marchant ? Nous n’avons pas ça, au moins, de commun, mes ami.e.s, notre distance, notre silence, et la capacité de parcourir, sans les couvrir, sans les cacher, toutes ces distances, et d’imaginer une parole, une voix qui puisse naître, à chaque fois, de ce silence ? Puis-je imaginer une telle langue ? Et l’imaginer alors qu’elle est déjà en train d’être parlée ? Et que faire de cette autre langue, ces autres langues qu’on parle et comprend déjà ?

Assemblée Générale - vote 48 mars
Assemblée Générale

Mais voilà que je tombe, moi aussi, comme mes parents, dans le piège de trouver quelque chose de naturel dans le commun, et de le nommer, de donner des noms à ce qui peut nous rassembler. Et alors que je parle de « voix », de « parole », d’« écoute », évidemment – mais cela n’est évident que pour ce moi qui parle – au sens figuré, que deviennent-ils ceux de mes ami.e.s qui sont sourds ou muets, ces ami.e.s qui parlent et qui écoutent sans voix ? Ne sont-ils pas, eux aussi, à la recherche d’une voix, de la voix des autres ou de leur propre voix, même dans le silence ? Ne sont-ils pas, eux aussi, dans l’attente d’une écoute, de quelque chose qui puisse, sans oreilles, ressembler à l’oreille d’un.e ami.e ? Peut-être. Ou peut-être pas. Mais que serait-il alors, pour eux, une voix sans voix, une écoute sans écoute ? Que serait-ce alors pour moi, pour nous ? – Méfie-toi de tes propres mots, mon enfant, me répètent mes parents imaginaires. Faudrait-il alors que j’arrête de parler de ça ? Que j’arrête de parler, d’écouter ? D’utiliser ces mots de « voix », de « parole », « d’écoute », une fois pour toutes ? Pourquoi pas ? Cela se discute. Discutons-en, mes ami.e.s. Mais comment ? – Tu es seul, parfaitement seul, mon enfant. Et si tu ne savais pas quoi dire et que tu n’avais plus de langue pour le dire, te voilà maintenant privé de la faculté même d’articuler et de recevoir des sons ! – Vous avez raison, maman, papa. Mais laissez-moi maintenant ! Laissez-moi, je suis en train de discuter avec mes ami.e.s. Et s’ils sont sourds, s’ils sont muets, si je suis sourd ou muet, on inventera en l’utilisant une langue des signes et on installera des lampes pour qu’on puisse continuer à discuter, une fois que le soleil se sera couché. Et regardez, il existe bien déjà une langue des signes, et des lampes ont déjà été installées. Ce n’est pas parfait, ce n’est pas idéal, mais c’est toujours ça. Tant qu’on est là, tant qu’on est ensemble, on fera avec. Et si je parle mal à propos de « voix », de « parole », d’« écoute » avec eux, à un certain point, peut-être, entre nous on se comprendra. Mes pas, je n’ai pas pu les compter, m’ont amené, me semble, un peu plus près de vous, de votre côté de la place. Suis-je déjà assez près pour que nous soyons déjà en train de discuter ? Et de discuter alors que notre parole reste imparfaite, que notre langue nous trahit, que notre voix hésite à se faire entendre ? Sommes-nous condamnés à ça, à cette imperfection, à cette trahison, à cette hésitation ? En d’autres mots, sommes-nous condamnés à ne jamais être réellement efficaces dans nos actions, dans nos propos, ou à ce que nos actions et nos propos les plus efficaces aboutissent à un résultat qui répète ce contre quoi nous nous révoltions, ou encore à trembler, tétanisés, devant le choix, le seul choix entre une de ces deux possibilités et ne rien faire du tout ? Sommes-nous condamnés à l’échec ? Si j’avais une place, une place quelconque sur cette place, si je pouvais parler, j’aurais envie, une envie folle, de répondre que non.

Après la manif, on rentre pas chez nous

Non, mes ami.e.s, nous ne sommes pas condamnés à tout ça, nous ne sommes pas condamnés à l’échec. Nos révolutions ne sont pas condamnées à l’échec car elles sont aussi le lieu où cette langue imparfaite est parlée, entendue et comprise. Cette langue imparfaite a déjà sa propre géographie, qui ressemble de plus en plus à la géographie du monde, et une histoire qui avance depuis vingt, cent, deux cents ans, depuis peut-être que les gouvernements, ou l’humanité même, existent. Appelons ça comme nous voudrons – révolution, résistance, révolte, rébellion, soulèvement, coup, conspiration, solidarité, mouvement, association, engagement, participation, proteste – au-delà de leurs noms, du champ d’action que leurs noms définissent et limitent, toutes ces formes de l’action humaine, et quel que soit leur résultat, forment un espace, un espace occupé, un espace plein et présent, où des hommes et des femmes prennent la parole, reprennent leur parole, tentent de se réapproprier une langue qui leur avait été volée, soustraite, niée. Si toutes ces formes de notre action nous font peur, si la simple évocation de leur nom suffit à matérialiser devant nous tout un imaginaire d’emprisonnement, de crime, de guerre, de meurtre, de torture, de violence, c’est peut-être parce qu’elles nous obligent – pas longtemps, le temps d’un instant, car elles sont toujours hâtives, urgentes, elles n’ont pas de temps à perdre, si elles existent ce n’est que pour finir, et le plus vite possible – à rompre avec une logique de gouvernants/gouvernés, de besoin/satisfaction, de l’effort constant et épuisant de relier l’universel au particulier, logique que, si elle a un seul mérite – mais cela se discute – c’est de nous promettre une pacification de la politique, de nous indiquer l’horizon idéal d’une politique qui ne soit plus le gouvernement des hommes, mais l’administration des choses. En d’autres mots, ces actions nous renvoient à l’espace de notre solitude absolue, où oui, effectivement, mes ami.e.s, il n’y a pas d’ami.e, où l’homme est l’ennemi de l’homme et où chacun est le seul à souffrir de sa souffrance. Mais peut-être, toutes ces formes de notre action nous donnent aussi de l’espoir – et elles nous le donnent, n’est-ce pas, mes ami.e.s ? – car elles s’élèvent comme un cri de cette même solitude, et chacun de ces cris devient alors un exemple, un de plus, de cette parole politique, de cette parole révolutionnaire toujours à définir, qui s’apprend et se crée en la parlant, qui tente de thématiser et formaliser un commun qui n’existe pas, pas encore, qui n’existe que par cette parole qui le cherche et le questionne.

Street Art Bd du Temple
Street Art Bd du Temple

Pas d’autorité supérieure ici, ni d’experts, ni de père, de mère, de frères. Si chacun d’entre nous est cet être seul qui souffre, nous pouvons tout de même nous plaindre. Et cette plainte portée dans le vide sera peut-être reçue par des oreilles amies – combien d’oreilles ? Une ? Une plus une ? Toutes ? Pourra-t-on compter des oreilles comme on compte des voix ? Voilà, peut-être pourquoi, toutes ces formes de l’action humaine nous effraient et nous donnent de l’espoir. L’espoir que nos révolutions, nos résistances, nos révoltes, nos rébellions, nos soulèvements, nos coups, nos conspirations, nos solidarités, nos mouvements, nos associations, nos engagements, nos participations, nos protestes dépassent soudain les limites du nom qu’on leur donne, de leur représentation, et qu’au lieu d’être ces instruments de violence, de haine, de ségrégation, de lutte, de combat, deviennent des espaces de la correction, de la réparation, de la répartition, de l’imagination, de l’expérience commune, des rêves possibles. En dernier lieu, toutes ces formes d’action qui n’ont rien de naturel, aucune raison d’être que le fait d’exister, et ce langage qui n’est là que le temps d’être parlé, parce qu’il est parlé et qu’il parle à soi-même, nous montrent la différence, la distance infranchissable entre chacun d’entre nous. Ils ne nous l’expliquent pas, ils nous en disent rien, mais la font vivre sans la représenter, et ils nous font parler, font parler ce « nous », sans savoir ce qu’il est ni ce qu’il devrait être. Lors d’une manifestation récente en Russie un des slogans qu’on pouvait lire dans la rue était : вы нас даже не представляете, ce qui peut se traduire de deux manières, comme « Vous ne nous représentez même pas » et « Vous ne pouvez même pas nous imaginer ». Pourrons-nous nous représenter ? Pourrons-nous nous imaginer ? Oserons-nous, mes ami.e.s, un jour, reconnaître que nous sommes irreprésentables ? Aurons-nous un jour la prétention d’admettre que nous sommes ingouvernables ? Serons-nous capables de faire une politique fondée non pas sur la nation, sur le peuple, sur l’égalité, sur la fraternité entre les êtres humains, mais sur la différence, sur la distance entre chacun d’entre nous ? Arriverons-nous au point de reconnaître une identité qui prenne plus en compte là où l’on va que là d’où l’on vient ? Et comment pourra-t-on savoir où chacun d’entre nous va ? Faudra-t-il nous connaître ? Se parler, nous parler ? Sera-ce suffisant ?

Démocratie, t'es où ?
Démocratie, t’es où ?

Toutes ces questions méritent peut-être une réponse, mais ouvrent la porte aussi à d’innombrables dangers. De toutes ces questions j’aimerais pouvoir un jour discuter avec vous, peut-être pas dans une lettre, peut-être de ma propre voix. Peut-être pas exactement comme ça, pas tout à fait avec ces mots-là. Car ces mots ne sont toujours pas les miens, et ne sont qu’en grande partie qu’une mauvaise transcription, assez malhonnête en plus car sans noms et sans guillemets, de ce que d’autres, d’autres inconnus et inconnues, d’autres amis et amies, ont dit et écrit, et que je n’ai toujours pas fini de comprendre. Le jour où nous nous parlerons, mes amis, je vous ferai peut-être la liste de tous ces noms, de toutes ces phrases lues et écoutées qui, pour l’instant, dans mon esprit comme sur la page, se confondent encore avec mes propres mots et comblent les silences de ma propre voix.

En attendant je garde cet espoir. L’espoir qui se montre soudain, par exemple, lorsque le drapeau rouge, jusque-là utilisé par les forces de l’ordre juste avant le déclenchement de la répression d’une émeute – « au signal du drapeau rouge, tout attroupement devient criminel et doit être dispersée par la force » – apparaît mystérieusement du côté des insurgés. Le même espoir que je retrouve, par exemple, à chaque fois que le mot « occupation » perd un peu plus son sens militaire et est employé pour faire d’un lieu, un lieu de travail, une école, une université, un hôpital, une radio, une place, un espace de partage, de rencontre et d’ouverture. L’espoir qui résiste si je ne garde, de ces exemples, que le geste, l’exploit d’imagination par lequel un peuple qui n’en est pas encore un vole à un pouvoir ses instruments, ses mots, pour, avant qu’ils ne redeviennent des symboles vides – avant que les occupations militaires reprennent, que les insurrections soient encore réprimées, que « Red Flag » soit choisi comme nom pour un exercice de combat aérien – ne pas seulement mettre à nu et en montrer l’absurdité, mais pour contrebalancer la violence, la vacuité et l’impuissance de ce pouvoir. Ces gestes, ne durent en général qu’un instant. Mais cet instant, j’ai l’impression, mais une impression qui éclaire d’un coup l’obscurité de ma solitude, prend de plus en plus de temps à s’écouler. Arrivé à ce point, on hésite, malgré l’urgence, de plus en plus. Cette hésitation me dit alors qu’il existe, peut-être, entre l’universel et le particulier, entre la vie d’une personne et la vie d’un peuple, entre la sphère privée et la sphère publique de chacune de nos vies, une autre sphère d’action possible, intimement publique ou publiquement intime, dont on ne parle que très peu, où il ne semble pas y avoir de place pour une population exceptionnelle – pas de privilégiés ni de sans-papiers sur cette place – et où l’on parle cette langue dont j’essaie de cerner les contours. Une langue qui ne craint pas l’échec, juste l’oubli, juste le silence, et qui bien qu’imparfaite et incertaine, nous permettra tout de même de nous parler, de commencer à nous entendre. À condition que nous nous parlions et nous nous écoutions. Et en parlant, en nous écoutant, nous nous accordions, nous accordions nos voix, comme les instruments d’un orchestre doivent à chaque fois le faire, avant de commencer à jouer.

Rêve général
Rêve général

Si j’appelle cela « amitié », si je vous appelle, dans la nuit, mes ami.e.s, ce n’est sans doute pas le bon mot. Si je le fais, c’est à cause d’une vielle citation et d’une immense rumeur qui veut qu’on puisse se plaindre à ses ami.e.s du fait que les ami.e.s n’existent pas. Et aussi parce qu’il me semble, on parle très peu de ses ami.e.s – pas de statut social pour l’ami.e, à la différence d’un frère, une sœur, un mari, une femme, un employé, un patron, un vendeur, un client, un citoyen, un gouvernant, le contrat qui me lie à un ami ou une amie, si on peut encore appeler ça un contrat, reste implicite et toujours à négocier – et que parler de ses ami.e.s en politique est souvent suspect, suffit – nos ennemis auraient compris cela avant nous ? – à faire resurgir tout un imaginaire de mafia, de népotisme, de favoritisme, de complot. Et aussi parce qu’après tout, de là où je suis, je finis par me convaincre que des amis et des amies – Combien ? Un ou une, cela suffirait peut-être. Quoi que me dise mon profil Facebook, je n’arrive toujours pas à compter mes ami.e.s. Je peux parfois compter sur eux, mais je n’arrive pas à les compter. Combien d’ami.e.s, au minimum ? Aucun ? Un ? Une ? La moitié plus un, plus une ? Le 99 % ? Tous ? Combien d’ami.e.s, au maximum ? Est-il possible d’atteindre le maximum, d’avoir trop d’ami.e.s ? Je crois que les programmeurs de Facebook ont dû se poser au moins une fois cette question un jour. Ce serait peut-être intéressant de savoir quel nombre ils ont choisi – me seraient sans doute plus utiles pour traverser cette plage qu’un frère, qu’une sœur, un président, un parti, un syndicat, un pays.

Collage #4-4
Collage de Stéphanie Pouech/DR

Si votre exhortation à l’occupation, si cette demande de présence devient pour moi une question personnelle, une question posée directement à moi, c’est aussi peut-être car, de là où je suis, je l’entends de moins en moins comme l’impératif d’un moment – Venez, maintenant ! Rejoignez-nous ! Reprenons cette place, reprenons la parole, reprenons le pouvoir ! – et de plus en plus comme l’appel de mes ami.e.s, un appel dont l’écho ne peut pas s’arrêter : Êtes-vous là ? Êtes-vous là ? Êtes-vous là ? Et voilà que certaines des questions entendues sur cette place et qui m’ont le plus fait sentir loin de vous, mes ami.e.s, reviennent à mon esprit : Est-ce que quelqu’un peut prendre les temps de parole ? Est-ce que quelqu’un pourra prendre en note ou recopier le compte-rendu de notre réunion ? Qui a une proposition ? Qui a une contre-proposition ? Qui prend part au vote ? Nous avons besoin de gens qui écrivent des tracts. Nous avons besoin de baguettes pour la cantine – Combien ? De combien de baguettes, de propositions, de tracts avez-vous besoin ? Aucune ? Une ? Entre 480 000 et 2 400 000 serait assez, pas assez ou trop ? Ma réponse, s’il y en aura une un jour, alors que je n’aurai toujours pas fini de traverser cette plage, sera alors moins une réponse qu’une déclaration, une déclaration d’amitié pour ces inconnues et inconnus que vous êtes, et dont l’étrangeté, loin de nous empêcher toute communication, ne nous permettra pas de parler de nous, mais seulement de nous parler, non d’en faire un thème de conversation, mais le mouvement de l’entente où, nous parlant, nous réservons, même dans la plus grande familiarité, la distance infinie, cette séparation fondamentale à partir de laquelle ce qui sépare devient rapport. À partir de laquelle, peut-être, la politique peut exister. Et une révolution aussi.

Une révolution qui ne sera pas un événement et qui, comme disait la chanson, ne passera pas à la télé. Une révolution qui ressemblera peut-être un peu plus à cette autre qui se passe sans interruptions sous nos pieds et dont le mouvement, semblerait-il, est déterminé moins par la masse que par la distance. Cette autre révolution que nous faisons semblant d’arrêter, depuis cette nuit d’un 31 mars. D’arrêter, oui, mais seulement pour pouvoir l’occuper, pour s’y installer, pour la faire durer le plus longtemps possible, et pour tenter de s’accorder, entre nous et avec elle. Et pour montrer par cela, peut-être, que même un jour, une nuit, un mois de mars n’ont rien de naturel. Il y aura toujours quelqu’un pour vous rappeler qu’il faut bien qu’il arrive, un jour, ce premier avril, et pour vous démontrer comment tout ça n’aura été que la longue préparation d’une mauvaise blague, ou au contraire pour vous convaincre que le printemps est enfin là. Mais je crains que ce soit toujours trop tôt pour moi. Pour moi qui me retrouve parfois, quand le temps de s’y arrêter manque, à passer par cette place seulement pour m’assurer que Nuit Debout est encore là. Pour ce « moi » qui hésite, un peu comme vous, dans la nuit, un peu plus peut-être, à prendre la parole, à parler, ou même à terminer cette lettre qu’il a, il y a déjà longtemps, commencé à écrire pour vous déclarer son amitié, pour porter sa plainte à vous, alors que chacun et chacune d’entre vous restera le destinataire improbable de cette déclaration et de cette plainte. À vous de la contresigner alors, mes ami.e.s, pour lui donner sa chance, toujours, chaque fois sa première et unique chance. Chaque fois la dernière, donc.

G.

Crédits photos:

  • ED-Plage04: Nuit Debout / DR
  • ED-Plage06: Nuit Debout / DR
  • Collages_1_1: Stéphanie Pouech / DR
  • Global Debout – Paris: Nuit Debout / DR
  • Nuit Debout promo (05): Stéphane Burlot / DR
  • On n’arrête pas un peuple qui danse: Quentin M / DR
  • Vote AG (2): Nuit Debout
  • Non au 49-3: Nuit Debout / DR
  • Ballon: Daphné Borenstein - Nuit Debout
  • Gabarits tags: Floryan Reyne
  • Assemblée Générale, 8 mai, République: Stephane Burlot
  • Commission: Francis Azevedo
  • Marianne devant la statue: Nuit Debout
  • 48mars (28): Julien Marrant
  • ND Lille 9 avril 2016: Nuit Debout Lille
  • Marianne: Gazette Debout / DR
  • Démocratie, t’es où ?: CC Andreas B.Krueger
  • Rêve général: Gazette Debout
  • Collage #4-4: Stéphanie Pouech / DR
  • Demain commence ici: Selyne-DR

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