Un jardin des savoirs : les débuts de Debout Education Populaire

Nous débutons aujourd’hui une série d’articles écrits par la commission Debout Education Populaire de Nuit Debout Paris République. Ils sont tirés du texte présenté le 27 janvier 2017 à l’occasion du colloque du GIS « Les expérimentations démocratiques aujourd’hui ». Aujourd’hui, retour sur les origines de la commission et son évolution.

« Nous, citoyen.ne.s indépendant.e.s, faisons vivre un espace de débat et de partage des savoirs sur la place de la République à Paris, depuis le dimanche 41 mars (10 avril 2016). Ce lieu a vocation à proposer une autre forme de transmission et de mise en commun des savoirs et des pratiques, hors des cadres scolaires et médiatiques. En cela, nous, collectif d’indépendant.e.s, auto-géré, voulons continuer à faire vivre ce lieu et cette communauté quotidiennement et permettre ainsi aux débats de s’y tenir. Notre fonction est avant tout organisationnelle mais chacun.e de nous reste libre de s’exprimer lors des débats, le sujet est choisi par l’intervenant.e, ses propos n’engagent que lui/elle et pas Debout Education populaire. » Charte Debout Education Populaire.

Cette charte de Debout Education Populaire a été approuvée le 8 avril 2016, ou le 39 mars, soit exactement une semaine après la naissance de Nuit Debout. Produit de la rencontre nocturne entre les étudiants parisiens et ceux de Saint-Denis durant cette cinquième semaine du mois de mars, Debout Education Populaire n’a donc pas été l’une des commissions qui ont donné vie à Nuit Debout [i]. Les étudiants de Paris 1 étaient en grève depuis plus de trois semaines et organisaient déjà des cours dans le cadre d’une « université alternative » [ii]. Ceux de Paris 8 constituaient sans doute le principal fer de lance d’une « convergence des luttes » entre travailleurs et étudiants qui avait émergé durant le mois de mars et qui s’était manifestée le 31 mars au sein du cortège unitaire de Saint-Denis. L’idée de prendre possession d’une partie de la place pour la transformer en espace de transmission du savoir a donc progressivement émergé au bénéfice des discussions nocturnes et de l’expérience acquise par les étudiants durant le mois de mars.

Dès le soir de l’adoption de la charte (le vendredi 8 avril), le compte-rendu de l’Assemblée Générale de Nuit Debout mentionne l’intervention d’une « Commission Jardin des savoirs » qui annonce la mise en place à partir du dimanche 10 avril d’un espace où chacun pourra s’inscrire « sans statut avec juste un prénom pour venir parler [de ce qu’il veut] » ; un appel à un soutien logistique est également lancé. Dans les jours qui suivent, le nom Jardin des Savoirs est remplacé par Debout Education Populaire, sans doute plus en phase avec l’ébullition politique du moment.

Debout Education Populaire
Debout Education Populaire

Installée du côté nord-ouest de la place, la commission Debout Education Populaire fait donc sa première apparition le dimanche 10 avril/41 mars. Alors que l’essentiel de Nuit Debout s’active de l’autre côté de la statue, le côté ouest accueille plutôt des curieux, des passants, de rares skateurs et deux cabanes zadistes. Ce déplacement hors de l’espace occupé depuis plus de dix jours répond plus à un besoin de sérénité et à l’utilisation d’une sono rapportée pour l’organisation d’un concert qu’à une volonté de différenciation de la commission vis-à-vis de Nuit Debout [iii]. Si les formats d’intervention et l’organisation des débats restent balbutiants, la volonté de prendre possession d’un territoire précis est manifeste : banderoles, grands murs bleus et présence statique du public invité à s’asseoir. Liée à la construction d’un tel espace, la question logistique est au centre des préoccupations des premiers organisateurs dès leur première réunion ; la recherche d’une autonomie totale de la commission en termes de logistique, de communication et d’outils informatiques fait consensus et permet de fixer un cap à l’organisation. Le soir même, Debout Education Populaire apparaît – sous le nom d’Université Populaire – dans le compte-rendu de l’Assemblée Générale de Nuit Debout :

« Proposée par des étudiants qui en ont assez de la verticalité à l’université. Ils proposent des cours : 10 minutes de présentation et 40 minutes de débats tous les jours de 13 h à 19 h (par exemple Histoire de l’état d’urgence, Protection des réfugiés). Pour donner des cours, le statut ne compte pas, tous les passionnés sont les bienvenus. »

La condamnation de la verticalité cible ici principalement le cadre universitaire et non le principe même de verticalité ; on peut noter que les cours alternatifs organisés à Paris 1 comprenaient la mention du statut des intervenants, faisant la part belle aux maîtres de conférence, doctorants et représentants d’organisations diverses. Cependant, le « principe d’horizontalité » si souvent associé à Nuit Debout n’est mentionné ni dans les interventions, ni dans la charte ; il se retrouve pourtant dans un dispositif (inscription libre, publication d’un programme et modération) qui prend soin d’effacer le « statut » des intervenants. Cette mise à plat des relations qui régissent le partage des savoirs ne consiste donc pas à opposer radicalement deux principes de fonctionnement mais plutôt à composer avec les deux afin de fluidifier les échanges entre des individus issus de classes et de milieux sociaux très divers [iv]. Autre signe visible d’une verticalité pratiquée par la commission, le port par ses membres d’un petit autocollant (avec le prénom) les identifiant comme membres de la commission ; cette pratique sera critiquée par certains [v], puis abandonnée. Si ce dispositif est susceptible de jouer avec le rapport de verticalité qui existe entre l’intervenant et le public – sans oublier l’entremise du modérateur –, il vise principalement à neutraliser les cadres sociaux qui entravent trop souvent l’expression des individus sur la place. En ce sens, il s’inscrit totalement dans l’esprit de Nuit Debout ; c’est également dans ce souci d’horizontalité et de libération de la parole que La Boîte à questions apparaîtra un mois plus tard.

Debout Education Populaire
Debout Education Populaire

Aux aurores du lundi 11 avril, la police vide la place de ses occupants, détruisant cabanes, potagers et autres installations construites durant le week-end. Cette première débâcle du mouvement d’occupation prive Debout Education Populaire de sa seconde journée [vi]. Il est alors décidé d’acheter une petite sono portable qui fait son apparition sur la place dès le lendemain. Equipée d’un port USB, celle-ci nous permet d’enregistrer l’ensemble des interventions afin de les diffuser via internet ; le soir même, un compte Mixcloud est créé et commence à alimenter la page Facebook de la commission. Un compte Twitter est également créé durant ces premiers jours.

Comptant une quinzaine de personnes, la commission s’organise à l’aide de plusieurs outils informatiques – une liste d’adresses e-mail et un ensemble de pads – qui offrent aux nouveaux venus les moyens de prendre connaissance de l’ensemble des informations relatives à la commission et éviter que ne se forment différents cercles en son sein [vii]. Ainsi, de nombreuses personnes ont pu intégrer la commission et y assumer rapidement un rôle égal à celui des premiers organisateurs. Le 24 avril, le site EducPopDebout.org est lancé. Il a pour principale fonction de publier la charte et le programme des jours à venir, ainsi que de répertorier de façon thématique les vingt enregistrements mis en ligne chaque semaine sur le Mixcloud [viii].

Debout Education Populaire
Debout Education Populaire

Au fil des semaines, les techniques d’organisation, d’occupation et de modération des débats sont acquises par une cinquantaine de personnes qui se succèdent jusqu’à l’été, période durant laquelle l’organisation de Debout Education Populaire prend progressivement sa composition actuelle. Présente sur la place cinq jours par semaine durant trois mois d’affilée, la commission est témoin de l’essoufflement de l’occupation deboutiste. La préparation des examens et le mauvais temps n’entament pas pour autant la détermination et le courage de ceux qui font vivre la commission entre mai et juillet. Si les affluences des premières semaines (une sono plus puissante a du être achetée) se font plus rares, les débats continuent de rassembler quotidiennement des dizaines de personnes ; c’est d’ailleurs dans ce contexte (le 14 mai/75 mars) que La Boîte à questions fait son apparition. La pause estivale décrétée par de nombreux acteurs de Nuit Debout n’est pas suivie par Debout Education Populaire qui maintient sa présence sur la place tout en la réduisant à deux jours par semaine, puis trois à partir de la mi-août. C’est dans ce contexte qu’est élaboré l’atelier « Quelle société veut-on ? », destiné non pas à partager le savoir mais à le mobiliser afin de produire un projet de société. Depuis le mois de décembre, Debout Education Populaire maintient sa présence sur la place à raison de deux heures hebdomadaires consacrées à cet atelier.

Cette commission s’est construite au sein d’un mouvement inédit et singulier qui n’a que rarement placé l’éducation populaire au cœur de ses réflexions. Il s’agissait plutôt de « convergence des luttes », de « vraie démocratie », de « parole libre », d’écologie et de tant d’autres thèmes autour desquels ont fleuri des commissions, des discours et des pratiques très diverses. L’éducation populaire en tant que pratique éducative et mouvement politique et social a peu été abordée au sein même de notre commission. Lorsqu’il nous était dit que Nuit Debout constituait une forme d’éducation populaire ou que notre activité n’était pas de l’éducation populaire, nous ne savions trop quoi penser. Si nous sommes depuis entrés en relation avec de nombreux acteurs de l’éducation populaire, nous continuons de nous considérer comme les porteurs non pas d’une longue tradition mais plutôt d’un souffle nouveau qui a pris corps lors de Nuit Debout.

Actuellement, plusieurs membres de notre commission sont actifs au sein de l’Assemblée de Coordination de Nuit Debout Paris République. Celle-ci se charge de la relation avec les différentes Nuit Debout de France, organise l’accueil, la logistique et l’occupation de la place chaque week-end aux côtés de Debout Education Populaire. Depuis la mi-décembre des événements sont organisés environs tous les quinze jours. Le principal chantier concerne l’organisation d’un rassemblement inter Nuit Debout sur la place de la République le 31 mars 2017. La semaine suivante, Debout Education Populaire fêtera le premier anniversaire de sa charte. Un appel à interventions sera bientôt publié sur notre site, sur Gazette Debout et sur NuitDebout.fr.

 

Voir l’article 2/3
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[i] Celles-ci sont les commissions Accueil et Sérénité, Action, Animation, Communication, Convergence des luttes, Logistique et Restauration. Les commissions « thématiques » ont commencé à apparaître dans les CR de l’AG à partir du 6 avril/37 mars.

[ii] Celle-ci était organisée par le « Comité de Mobilisation de Paris 1 pour le retrait de la loi travail ». Dispensés à Tolbiac, au Centre Panthéon et à la Sorbonne, ces cours touchaient à des thèmes en relation avec la lutte en cours contre la loi travail : « Les inégalités de genre et la loi travail » par la commission non-mixte du comité (4 avril) ; « Mouvement étudiants et grève générale en mail 1968 » par Guillaume et « Révolutions du long 19e siècle et questions sur la loi travail » par Mathilde Larrère (6 avril) ; « De l’émancipation selon la Boétie, parallèle avec Utopia de Thomas More » par Alice Vintenon (8 avril). Des conférences et débats étaient également organisés : « La réduction du temps de travail » et « La loi travail » (7 avril) ; « L’état d’urgence » (8 avril).

[iii] Nous avons unanimement condamné la présentation de Debout Education Populaire par certains journalistes comme un « mouvement créé [sic] en marge de Nuit Debout ». Une fois en possession de sa propre sono, la commission s’installera du côté sud-est de la place.

[iv] Sur ce point, consulter l’article « Qui vient à Nuit debout ? Des sociologues répondent » publié sur Reporterre.net le 17 mai 2016. Depuis l’essoufflement de l’occupation à la fin du printemps, nous constatons une augmentation de la diversité sociale parmi les personnes présentes sur la place.

[v] Cela a par exemple été le cas d’un intervenant, Geoffroy, qui a comparé l’usage de « stickers » à une forme d’exercice de pouvoir ou de délégation visant à une forme de normalisation.

[vi] Il était prévu de parler de la protection des salariés, de Karl Marx, du libéralisme, de la décroissance et des usages de l’Histoire par l’extrême droite. Les interventions du dimanche 10 avril avaient porté sur l’état d’urgence, la Commune de Paris, la Terreur, les révolutions de 1848 et mai 68.

[vii] Sur ce point, le témoignage de Patrice Maniglier relatif au fonctionnement de la commission Démocratie de Nuit Debout Paris République offre un éclairage précieux sur la question de l’usage des outils informatiques dans la transmission des informations et la constitution de cercles de pouvoir au sein des commissions. MANIGLIER, P., « Nuit Debout : une expérience de pensée », Les Temps Modernes, no. 691, novembre-décembre 2016, pp. 246-8

[viii] Actuellement, notre compte Mixcloud totalise plus de trois mille heures d’écoute pour 252 enregistrements réalisés sur la place.

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