La féminisation de la politique et le populisme de gauche

Quelles sont les lectures féministes du populisme de gauche ? Comment s’intègre le populisme de gauche dans la féminisation de la politique ? Dans cet article, nous allons montrer que le populisme est non seulement incompatible avec la féminisation de la politique, mais qu’il finit par renforcer le système patriarcal. Gazette Debout relaie un texte initialement publié dans le quotidien espagnol El Diario, traduit par l’équipe internationale de Nuit Debout. Un article écrit par Laura Roth et Kate Shae Baird, qui a notamment participé à Global Debout.

Journée internationale des droits des femmes le 8 mars 2017

Les deux sujets les plus chauds actuellement parmi les militants et les penseurs de la gauche européenne, sont le pari que représente le populisme de gauche et la prise de conscience d’une nécessaire féminisation de la politique. Cependant, peu de choses ont été dites à propos de la relation entre les deux. Quelles sont les lectures féministes du populisme de gauche ? Comment le populisme de gauche s’intègre-t-il dans la féminisation de la politique ? Nous soutenons que le populisme est non seulement incompatible avec la féminisation de la politique, mais qu’il finit par renforcer le système patriarcal, alors que la perspective de genre est essentielle pour mener à bien une véritable transformation politique, économique et culturelle.

La féminisation de la politique

Nous croyons que la féminisation de la politique se compose de trois éléments principaux. Tout d’abord, la parité entre les sexes dans les domaines de la représentation politique et de la participation. Ensuite, des politiques publiques qui s’engagent à remettre en cause les stéréotypes de genre pour briser le système hétéro-patriarcal sous toutes ses formes. Et enfin, thème souligné il y a quelques semaines par Yayo Herrero, Pablo Iglesias et Maria Eugenia Palop [1], une transformation des formes traditionnelles d’exercice de la politique évacuant le modèle patriarcal classique. En mettant l’accent sur le quotidien, le « micro », le relationnel, le communautaire, la féminisation bouleverse les pratiques dans les espaces politiques.
Ce dernier point génère une controverse au sein du mouvement féminisme. Par exemple, certaines critiquent le fait de renforcer des rôles de genre perçus comme féminins quand ils sont, à leur tour, un produit du patriarcat [2]. Cependant, nous continuons à défendre la féminisation de la politique au sens où nous l’entendons, et ce pour plusieurs raisons.

Premièrement parce que la politique ne doit pas être déterminée par les logiques et les façons de faire qui, étant les plus répandues parmi les hommes, renforcent finalement leurs privilèges. Les formes traditionnelles génèrent un environnement dominé par les hommes qui récompense et promeut le « masculinisme » et exclut, expulse et dévalorise les pratiques féministes. À quoi sert de mettre des femmes en position de pouvoir si ces espaces, par leurs formes, les empêchent de jouer un rôle de premier plan.

Deuxièmement, la féminisation de la politique, en mettant l’accent sur les pratiques et les formes, oriente le changement vers les lieux où se reproduisent les rôles de genre. « Le personnel est politique » dit le slogan – peut-être désuet – qui rendit célèbre Carol Hanish en 1969, démontrant que les façons de faire du « privé » sont pertinentes pour construire le « public ». Comprise plus généralement, cette citation nous met également en garde contre un danger : les plans à grande échelle, les idées abstraites, ne suffisent pas si elles n’impliquent pas aussi un changement à plus petite échelle, dans les formes et les pratiques communes qui sous-tendent tout le reste.

Troisièmement, parce que la féminisation, comprise dans ce sens, active des principes qui vont au-delà de la question du genre et qui sont indispensables à toute proposition politique de gauche qui ambitionnerait un changement réel et durable de la vie des individus. Parmi de ces principes : la coopération et la participation à la définition du monde qui nous entoure, en tenant compte des intérêts des autres et du respect de la diversité.

Pourquoi le populisme de gauche renforce le patriarcat

Le populisme de gauche gagne du terrain et se pose comme une alternative à la montée du populisme de droite dans une grande partie du monde occidental. Il vise à « jouer le jeu du populisme » dans un contexte politique qui semble être de plus en plus marqué par celui-ci. On soutient que, contre le populisme de droite, la gauche doit réagir rapidement pour s’adapter et contrer ses effets, à l’instar de Hugo Chavez et d’Evo Morales en Amérique latine, ou de Syriza et Podémos en Europe méditerranéenne. Cette idée a été défendue par des politiciens, des universitaires et des journalistes, comme Chantal Mouffe, Owen Jones ou Pablo Iglesias, pour ne citer que quelques exemples.

Les deux premiers éléments de la féminisation de la politique mentionnés ci-dessus (plus de femmes à certaines fonctions politiques et des politiques dotées d’une perspective de genre) pourraient être parfaitement compatibles avec le populisme de gauche; mais ce n’est pas le cas du troisième. Il saute aux yeux que diverses composantes du populisme entrent directement en conflit avec cette proposition. Non seulement le populisme (de gauche ou de droite) est incompatible avec la féminisation de la politique, mais il finit par renforcer le système patriarcal. Compte tenu de cette contradiction, la transformation potentielle de la gauche se trouve dans le pari féministe.

Journée internationale des droits des femmes le 8 mars 2017

Tout d’abord, le populisme construit le « nous » par opposition à « eux » – dans le cas de la gauche, l’oligarchie. Face à cette proposition, la féminisation de la politique exige un discours inclusif. Celui-ci implique cependant que le populisme ne peut pas s’intégrer dans le confort car il implique une position belliciste typiquement viriliste. Il voit le monde comme le terrain d’une confrontation dont l’objectif est la destruction d’un ennemi identifiable. Ce cadre contraste avec la collaboration et la sollicitude, plus typique d’une vision féministe et féminine de la société. Face à cela, il existe des discours alternatifs – tels celui du bien commun – qui sont suceptibles de féminiser la politique.

Autre problème étroitement lié au précédent, le « nous » cache la diversité du « peuple ». Comme dit le sociologue Akwugo Emejulu, le populisme suppose que « les gens sont tous égaux : tous sont civiques, partagent les mêmes intérêts et ne sont, à la base, pas en conflit entre eux pour le pouvoir ou les ressources ». Cette stratégie, bien qu’à peine discursive, étouffe le développement des identités qui pourraient mettre en danger l’unité du peuple et, ce faisant, tente de supprimer la diversité. En revanche, une politique féminisée ne fuit pas la complexité et les multiples identités qui échappent à l’identité dominante (hommes, blanc, hétérosexuel…). Il reconnaît les réalités, propose rencontres et débats entre les différentes personnes qui tentent d’identifier et de résoudre les problèmes collectivement. Au lieu de vous demander de mettre de côté les revendications liées au genre, à l’identité sexuelle ou ethnique, le féminisme les comprend comme les ingrédients de base de la communauté et favorise la prise de conscience des multiples systèmes d’oppression, de privilèges et de dominations qu’ils suscitent.

En outre, le populisme de gauche reproduit les biais de la gauche traditionnelle : il interprète le monde principalement en termes économiques et de classes, remplaçant seulement la classe ouvrière industrielle du passé par le nouveau précariat. Ainsi, il est limité au public – marchés mondiaux, institutions de l’État et politiques publiques. Il invisibilise le travail reproductif, les rôles de genre ou la culture du viol. Il est vrai que le populisme de gauche condamne le racisme et la xénophobie. Mais il ne se préoccupe pas des rapports entre les inégalités liées au genre et aux identités sexuelles et ethniques, et entre celles-ci et le système capitaliste. Au lieu de cela, la féminisation de la politique adopte une perspective intersectionnelle et cherche à remettre en question, rendre visible et défaire les multiples formes d’oppression dans le monde. Il s’agit de construire le « public » à partir de la réalité des personnes de la communauté et de leurs modes de vie, et non l’inverse.

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Troisièmement, le populisme favorise une idée abstraite de la souveraineté, sans ancrage dans des procédures qui permettraient une réelle capacité d’autodétermination sur la définition du contexte qui les affecte. Certaines personnes l’associent, comme Paolo Gerbaudo [3], à la démocratie radicale. Cependant, la souveraineté en termes féministes ne peut pas se référer uniquement à des référendums et à des consultations populaires. Elle doit inclure les outils qui, d’une part, donnent aux individus un impact réel sur les décisions de leur communauté et la construction de la réalité qui les entoure et, d’autre part, les rend capables de faire évoluer les participants eux-mêmes. C’est pour cela que les mécanismes délibératifs sont préférables à ceux basés sur la simple expression de préférences. Alors que les premiers renforcent les rôles prédéfinis, ces derniers ouvrent la porte à des changements dans notre façon de nous exprimer et de percevoir les autres, leurs visions, leur vie. En outre, les décisions qui en résultent sont plus motivées et, en fin de compte, reflètent mieux les réalités de ceux qui sont impliqués.

Quatrièmement, nous contestons l’idée de patrie comme élément unificateur motivant les individus à participer et sacrifier certains intérêts particuliers. Là aussi, le populisme de gauche paraît bien éloigné de la féminisation de la politique. L’acceptation du cadre de l’État-nation ignore son origine patriarcale et coloniale. Après tout, le premier sujet colonisé par la nation est la femme : on attend des femmes qu’elles servent la nation en procréant. Au contraire, du point de vue de la féminisation de la politique, les identités sont complexes, construites dans la vie quotidienne, alors que les notions abstraites et exclusives de patrie, notamment ne sauraient être satisfaisantes. Cela ne signifie pas que la féminisation oublie les motivations des individus : elle est compatible, par exemple, avec ce que les auteur-e-s républicains appellent les « vertus civiques » : certaines prédispositions qui poussent les gens à participer à la vie communautaire, au-delà de leurs propres intérêts. Mais pour ce faire, il faut construire des identités collectives et des communautés basées sur des échanges réels, que ce soit par des rencontres présentielles (comme dans les quartiers ou les villes) ou virtuelles (comme dans les réseaux sociaux).

Cinquièmement, le populisme de gauche ne « féminise » pas car il réserve un rôle central à un leadership fort, personnalisé, et presque toujours masculin ou masculinisé. Certes, les mouvements populistes latino-américains n’oublient pas la dimension communautaire de la construction du pouvoir, mais ils en ont une conception assez instrumentale : la communauté leur sert à maintenir le soutien au gouvernement, mais n’est pas le lieu d’une transformation réelle de la société. En contrepartie, une politique au féminin valorise des leaderships pluriels, qui dialoguent et n’ont pas peur d’exprimer des contradictions ou des incertitudes. Selon Maria Eugenia R. Palop [4] :  » [l’idée de féminisation propose] un leadership transformationnel qui favorise le partage du travail en équipe, l’horizontalité, la participation et le pouvoir ».

Enfin, la défense du populisme de gauche utilise souvent l’argument de l’urgence pour balayer l’idée d’une féminisation de la politique en prétendant que l’époque ne présente pas la bonne « fenêtre d’opportunité. » Dans cette perspective, les enjeux seraient trop importants pour qu’on prenne le temps de construire depuis la base, de faire évoluer les pratiques et de prêter attention aux formes. Gagner une élection serait plus important que de construire des organisations horizontales, inclusives et dynamiques. La droite populiste risquerait de gagner… Le problème est que, dans cette logique à court terme, il ne sera jamais temps de changer les relations entre les sexes, car il y aura toujours d’autres urgences. Au contraire, le plus important dans cette vision de la féminisation de la politique est que les formes de nos pratiques définissent la nature des résultats que nous obtiendrons, et ainsi les changements sociaux. C’est seulement par la pratique « micro » que nous pourrons reconfigurer les structures du pouvoir. Voilà pourquoi le municipalisme est un bien meilleur choix que de s’attaquer directement à l’État ou à l’Europe. Et les changements aux niveaux supérieurs (y compris mondial) marquent l’horizon, car que c’est là que beaucoup de décisions qui affectent nos vies sont prises. À notre avis, ces changements doivent commencer à se construire à partir du local. Pour autant, la discussion sur la façon dont cela peut advenir reste, pour l’instant, en suspens.

[1] http://www.eldiario.es/politica/reflexion-Pablo-Iglesias-feminizacion-politica_0_585491590.html

[2] http://www.eldiario.es/tribunaabierta/feminiza-politica_6_589051114.html

[3] https://medium.com/@paologerbaudo/leftwing-populism-a-primer-12d92e90c952#.j6lq0tsqp

[4] http://www.eldiario.es/zonacritica/Feminizar-politica_6_585901437.html

Merci à Jean et Estelle pour la traduction. 

Crédits photos:

  • Journée des droits des femmes le 8 mars 2017: Gazette debout

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