Affaire Théo : pourquoi nous ne dormons plus ?

C’est la partie émergée de l’iceberg. L’affaire Théo, ce jeune homme violé par un policier lors d’un contrôle d’identité début février, nous rappelle une cruelle réalité : la montée en puissance des violences policières en France. Gazette Debout a interrogé plusieurs spécialistes, dont Pierre Motin de l’ACAT, une ONG qui lutte contre la torture et qui a publié un rapport sur les violences policières, ainsi que Nicolas de la Casinière, rapporteur sur les violences policières pendant les manifestations contre la loi travail pour le magazine Reporterre.

Manifestation du 28 juin
Manifestation du 28 juin. Place de la République – Raphaël Depret/DR

Nous ne dormons plus…

Parce que les faits sont d’une gravité inouïe 

Théo, 22 ans, éducateur, a été interpellé à Aulnay-sous-Bois (93) le 2 février dernier alors qu’il sortait de chez lui. Lors d’un contrôle d’identité, il a subi des violences inouïes de la part de quatre policiers, qui ont été mis en examen, l’un pour “viol” avec sa matraque, les trois autres pour “violences volontaires par personne dépositaire de l’autorité publique”. Lors de son hospitalisation, un médecin a diagnostiqué « une plaie longitudinale du canal anal » et une « section du muscle sphinctérien », et a prescrit à Théo 60 jours d’incapacité totale de travail (ITT). « La requalification en crime de torture n’est pas à écarter », estime l’ACAT. « En 1999 il y a eu une affaire similaire qui a valu à la France une condamnation par la Cour européenne des Droits de l’Homme pour torture, justement. »

Parce que Théo est loin d’être un cas isolé

Souvenons-nous de Rémi Fraisse, jeune militant écologiste décédé en 2014 sur le site du barrage de Sivens suite à un lancer de grenade. Le gendarme mis en cause a été dédouané. Le procès d’Adama Traoré, décédé en juillet 2016 suite à une interpellation musclée, est en cours. Les conditions de sa mort sont troubles. Nous n’oublions pas le jeune homme du lycée Bergson. Mais ce ne sont là que les cas médiatisés. « Depuis 2005, nous avons recensé quarante-deux personnes grièvement blessées par flash ball. Vingt-et-une ont perdu la vue. Le bilan est donc très lourd, et nous demandons l’interdiction de cette arme », indique l’ACAT. « L’utilisation du flash ball n’est pas le seul mode de violence : on constate aussi des coups de poing, de pied, de matraque, des gestes d’immobilisation dangereux tels que le pliage ou le placage ventral, qui peuvent provoquer l’asphyxie et donc la mort. »

Parce qu’il règne une omerta sur les violences policières

« Nous demandons au Ministère de l’Intérieur la transparence sur les violences policières. Vous pouvez nous aider en signant massivement notre pétition », explique l’ACAT. « Nous voulons que soient rendus publics : le nombre d’utilisation d’armes, le nombre de plaintes contre les policiers pour usage disproportionné de la force, le nombre de sanctions. » Ces chiffres sont censés exister et être faciles à trouver – mais l’association peine à les obtenir. L’IGPN a indiqué à l’ACAT qu’un outil allait prochainement être mis en place. Notons qu’à l’étranger, la police de Montréal publie chaque année le nombre d’incidents. Même aux États-Unis, pourtant loin d’être un exemple dans le domaine des violences policières, des chiffres sont publiés par le bureau Fédéral des Statistiques judiciaires.

 Parce que la police est contrôlée… par la police, non par un organisme indépendant

« L’Inspection générale de la police nationale (IGPN), ce sont des policiers qui enquêtent sur des policiers, malgré l’esprit de corps. Et ils n’enquêtent que sur les cas médiatisés », prévient l’ACAT, qui demande la création d’un organisme indépendant, comme c’est le cas par exemple en Angleterre ou au Danemark. Rappelons que concernant l’affaire Théo, les premières conclusions de l’IGPN ont retenu « le caractère non intentionnel » du geste du policier.

Parce que la justice est clémente envers les policiers 

« Les condamnations de policiers et gendarmes pour usage illégal de la force sont rares. Lorsqu’elles existent, les sanctions judiciaires paraissent faibles (…) En outre, pour les victimes de violences policières, obtenir justice c’est le parcours du combattant », indique l’ACAT. Il arrive, bien que ce soit illégal, que le dépôt de plainte soit refusé ou le plaignant dissuadé de poursuivre. Il est ensuite difficile d’obtenir une enquête effective, en raison de l’esprit de corps de la police. Sur les quatre-vingt-neuf cas étudiés, seuls sept ont fait l’objet de condamnations, dont une seule avec prison ferme. Même quand le policier est reconnu coupable d’homicide, il peut bénéficier d’un sursis. « Sur les quatre-vingt-neuf cas, nous avons recensé des déclarations mensongères des policiers mis en cause. Par ailleurs, le recours aux accusations d’outrage ou de rébellion est de plus en plus fréquent pour justifier les violences et discréditer les plaintes. A minima, on dénoncera le deux poids deux mesures : six mois de prison avec sursis pour un tir de flash ball sur un adolescent de 14 ans qui a perdu un œil, mais 1 an de prison ferme pour un jet de fumigène par un manifestant de Notre-Dame-des-Landes », poursuit le rapport de l’ACAT.

Chien de policiers

Parce que la France a été épinglée à plusieurs reprises par l’ONU

En mai 2016, le Comité contre la torture de l’ONU a rendu ses recommandations concernant la France. Et le constat est accablant. « Les nombreuses recommandations du Comité montrent que l’usage excessif de la force par la police et les lacunes en matière de protection des demandeurs d’asile restent des sujets de préoccupation centraux. De nombreuses violations des droits de l’homme dénoncées par l’ACAT et la FIACAT ont fait l’objet de recommandations du Comité à la France », déclare Anne-Lise Lierville, directrice des actions de l’ACAT. « Nous attendons que le gouvernement adopte des mesures concrètes pour répondre aux recommandations du Comité contre la torture. Malheureusement, l’actuelle logique sécuritaire laisse entrevoir peu de progrès en la matière. » Sur les violences policières plus précisément, le Comité de l’ONU recommande la compilation de données statistiques, des enquêtes indépendantes et transparentes en cas d’usage illégal de la force, des sanctions proportionnées à la gravité des faits, et un meilleur accès à la justice pour les victimes de ces violences.

Parce qu’il n’y a pas d’infléchissement de la politique du gouvernement, au contraire

« Ce n’est pas parce qu’une affaire est médiatisée que les pratiques changent », avertit l’ACAT. Plusieurs mauvais signaux ont été donnés dans l’affaire Théo. Le 14 février, devant les députés de l’Assemblée nationale, le ministre de l’intérieur Bruno Le Roux a par exemple qualifié la violente interpellation du jeune homme de « tragique accident » avant de regretter sur Twitter l’usage d’un terme « inapproprié ».

Par ailleurs, l’Assemblée nationale a adopté le 8 février dernier le projet de loi de sécurité publique, très controversé, qui prévoit d’assouplir les règles de légitime défense pour les policiers.

Désormais, les forces de l’ordre pourront tirer dans les cas suivants : face à la menace de personnes armées, lorsqu’ils ne peuvent défendre autrement le terrain qu’ils occupent, lorsqu’une personne cherche à échapper à leur garde, qu’ils ne peuvent l’arrêter autrement et qu’elle présente une menace, lorsqu’ils ne peuvent arrêter autrement un véhicule présentant une menace, et enfin dans le but d’empêcher un « périple meurtrier ». Le texte propose également de durcir les peines pour outrage aux forces de l’ordre et autorise l’anonymat des enquêteurs. « Dans cette loi, nous dénonçons le risque de donner l’impression d’une plus grande marge de manœuvre accordée aux forces de l’ordre », déclare l’ACAT. « Nous la considérons inutile et dangereuse au plan symbolique ».

Parce que pendant les manifestations contre la loi travail, la violence des forces de l’ordre est montée d’un cran

Tel est l’avis de Nicolas de La Casinière, qui a coordonné l’enquête de terrain pour le rapport publié par Reporterre. « Pendant les manifestations contre la loi travail, nous avons constaté un usage accru des grenades de désencerclement et ce hors du cadre réglementaire, du LDB40, arme plus violente que le flash ball, et de grenades lacrymogènes à tir tendu. Pour les premières, les fragments de caoutchouc les composant peuvent partir dans des directions aléatoires lors de l’explosion de sorte que n’importe qui peut être touché. Nous avons également souligné les attaques contre des personnels soignants, les street medics. » Les chiffres sont en revanche bien difficiles à obtenir : les gens ne portent pas systématiquement plainte, et les sanctions sont inexistantes ou minimes, comme l’a expliqué Pierre Douillar-Lefèvre dans son ouvrage L’arme à l’oeil« Nous retenons de ces enquêtes à Paris, Rennes, Toulouse et Nantes une hausse de la férocité dans la répression de la part des forces de l’ordre. Nous avons même vu réapparaître des « voltigeurs », pourtant interdits depuis la mort de Malik Oussekine en 1986. Nous voulions qu’une enquête parlementaire soit diligentée sur la base de ce rapport. Elle n’a pas eu lieu, malgré l’intérêt de Noël Mamère et de deux autres députés », conclut Nicolas de La Casinière.

 

Violences policières 15 septembre
Policiers pendant la manifestation du 15 septembre.

Parce que les violences policières font partie d’un système « encadré et régulé »

Mathieu Rigouste, chercheur en sciences sociales a déclaré à la revue Fumigène le 8 février dernier que la violence de la police était désormais produite par un système encadré, régulé. « L’impunité des forces de l’ordre est répétitive. On retrouve toujours les mêmes éléments : les clés d’étranglement, des balles dans le dos, des tirs de flash ball qui éborgnent… Lorsque l’on utilise les sciences sociales pour étudier ces méthodes, on se rend bien compte qu’il ne s’agit pas d’une forme accidentelle, mais bel et bien d’une industrie de la violence. Ce que nous voyons lors de Nuit Debout ne constitue que la partie émergée de l’iceberg. La police tue en moyenne 10 à 15 personnes par an en France. Et les policiers, malgré leur impunité, réclament encore plus de protection et d’armements… Le terme de « bavure » masque le fait que nous avons affaire à un système et que l’on peut s’organiser collectivement pour faire cesser tout ça. »

Parce que les violences et injures raciales sont banalisées dans les quartiers populaires

Sur les quatre-vingt-neuf cas de violences policières étudiés par l’ACAT, un profil de victime revient souvent : celui de l’homme jeune, issu d’une minorité visible d’Afrique subsaharienne ou maghrébine. Selon le sociologue Didier Fassin, les violences exercées par les policiers dans les quartiers populaires à l’encontre notamment des jeunes d’origine immigrée sont de deux types : physique (bousculades, coups, placages, étranglements) et moral (vexations, propos rabaissants, insultes dégradantes). « Les actes de sadisme comme ceux d’Aulnay-sous-Bois sont rares, mais la volonté de blesser la masculinité de leur public est en revanche fréquente parmi les policiers », explique-t-il dans le journal Libération.

Nous ne dormons plus parce que le gouvernement a abandonné les banlieues, parce que selon une étude du CEVIPOF (Centre de Recherches politiques de Sciences Po), plus de la moitié des policiers et militaires ont voté FN en 2015, parce que les jeunes issus de l’immigration sont harcelés malgré la condamnation de la France en novembre 2016 pour contrôles au faciès par la Cour de Cassation, parce que François Hollande avait promis d’instaurer un récépissé lors de chaque contrôle d’identité et qu’il ne l’a pas fait…

Et puisque nous ne dormons plus, nous répondrons présents à l’appel de la LDH, du CRAN et de SOS Racisme ce samedi à 15h place de la République.

Magalie

Crédits photos:

  • Manifestation du 28 juin: Raphaël Depret - DR
  • Chien de policiers (0281): Nuit Debout / DR
  • Manifestation contre les violences policières: Jules

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