Pourquoi Nuit Debout ?

Des corps en circulation, amas de chair isolés qui se croisent, automates excorporisés, discours pré-établis qui se superposent, regards orientés, univers connecté en direct avec le manque rendu par là-même omniprésent, l’absence de soi.

Si je est un Autre, c’est en ce que je n’a de consistance que d’être prononcé, formation de matière articulée et d’air, qui sitôt mise en action crée un son, encore de la matière à affecter, matière audible, invisible et impalpable. Je ne peut donc appartenir à quelque corps, c’est hors de soi.

Avant Nuit Debout, je pouvais passer des jours entiers, seule, à travailler avec livres et ordinateur, sans parler à personne, sans la moindre rencontre, pas un seul échange. Et ça m’allait très bien. J’étais fort satisfaite de mon « insociabilité », considérant la rencontre comme un échange de bons procédés, semblant insupportable. En être ? Non merci…

À présent, ce n’est plus possible. Sans les liens humains que j’ai tissés à Nuit Debout et des projets/actions à monter ensemble, je me sens disparaitre, mon existence ne prend consistance qu’à être traversée par leur présence. Je va tâcher d’en relater l’histoire, l’histoire de A.

Le premier jour

J’ai trop la haine, putain, j’ai trop la haine !

Je reviens de la place de la République, et j’ai envie de pleurer, j’ai envie de pleurer parce que je me rends compte que je suis incapable de créer du lien social, que la seule chose qui pourrait me sembler importante est ce qui se passe là-bas mais que je suis incapable d’en faire partie. J’ai trop la haine parce que je rentre ici avec mes habitudes toutes bien sages et que je ne sers finalement absolument à rien dans la création d’un monde meilleur, parce que je suis incapable de « penser avec », moi qui le défends tant, je ne peux le défendre qu’en théorie. Je suis incapable de me sentir bien dans un univers dans lequel je n’ai pas une position d’exception, où je suis n’importe qui, je suis un pur produit de la société des individus : je ne peux être avec les autres si je ne suis pas particulière dans ce « avec les autres ».

Quand j’étais là-bas, j’étais bien, mais je me sentais incapable de rester, seule… Car je me sentais plus seule que jamais ! Alors que pourtant j’adhère entièrement à ce qui se dit, que j’adhère plus que plus qu’entièrement à ce qui se fait, je n’ai pas ma place là-bas. Non pas que j’en sois exclue, mais parce que je m’exclus de la communauté humaine, dans la haine que j’ai envers elle. Je suis partie parce que je ne savais pas quoi faire, pas où aller, pas avec qui parler, le voulais-je seulement ? Est-ce que je peux soutenir intellectuellement quelque chose dans lequel je ne peux pas être présente, c’est-à-dire où je ne parviens pas à m’inscrire, corporellement ? Je me dis que je vais y retourner demain, que je vais essayer encore, mais tous ces gens me confrontent à l’anonymat, parce qu’il est bien évident que là-bas, je suis une parmi d’autre. C’est pourtant ce que je ne cesse de soutenir théoriquement, ce que je désire si profondément, mais je perçois bien que, pratiquement, ça ne se soutient pas. Je ne suis personne, je ne veux être personne, mais puis-je être personne ?

Orchestre Debout (spectateurs)
Le public nombreux assiste au concert de l’Orchestre Debout, dimanche 4 septembre 2016 place de la République à Paris.

Je n’en suis pas ; c’est vraiment triste de le dire, car j’attendais, depuis ce qu’il s’est passé en Grèce, en Espagne, que la même chose se mette en place en France : ce qui se passe. Et maintenant que ça arrive, je m’en trouve exclue. Je veux en être, merde, je veux en être !

Parce que là, de retourner à mon appartement, à ma petite vie bien en dehors de tout, bien « aseptisée » en fait, comme les relations humaines dont je suis l’écho, je perçois profondément le semblant qui m’habite. Tout ce que je fais n’a d’autre sens que satisfaire ma futile impression que je produis quelque chose de nouveau et de subversif derrière mon ordinateur, mais quelle blague ! Tout ce que j’écris, tout ce sur quoi je travaille ne sert qu’à moi, et à moi toute seule ; allez, tout au plus je danse avec les morts… Je suis une belle mécanique de la fiction, de l’entre-soi, de l’illusion communautaire. Dès qu’il faut aller se mettre à niveau égal avec l’autre, c’est l’absence de consistance qui me prend.

J’ai besoin d’être en vie, à nouveau, de danser, chanter, d’aimer.

Voilà ! J’en suis, j’en suis !

Laissez-moi venir avec vous, laissez-moi faire partie de votre idéal, laissez-moi une place pour qu’on le construise ensemble. Je ne peux être une parmi n’importe qui, j’ai trop de choses à donner. Mais c’est peut-être justement en cela que je suis comme n’importe qui.

Je voudrais vivre dans un monde où l’on danse, où l’être disparait derrière l’existence, mais déjà je réemploie les discours philosophiques… Je suis entre la mort et la vie, je veux ce qu’ils veulent mais je suis incapable de me battre à leur côté, me sentant si différente…  Ou pas, d’ailleurs, seulement incapable de communiquer avec eux, qui pourtant représentent le peu de choses qu’en l’humain j’aime.

Je suis vivante ! Je suis vivante ! Je danse, enfin ! Je vis !

Oui, je peux me couper entièrement de l’autre. Mais si je veux participer au mouvement magnifique qui prend naissance en France, comment faire ? Comment me couper de l’édifice politico-social précédent tout en participant à ce qui se construit actuellement ? Est-ce que m’en exclure ne veut pas dire me couper radicalement de toute possibilité que ce que j’invente prenne vie ? N’est-ce pas ce que je rejette, de limiter la vie aux pensées, à un rationalisme… Je ne peux pas adhérer théoriquement à un monde de corps en mouvement si le mien est entièrement dirigé par la raison, l’utilité et l’image sociale (minceur et séduction). Alors vivons, vivons, que je vive comme j’entends penser le monde. Comme des corps en mouvement, libérés de l’emprise du logos et pourtant dansant avec.

AG République
AG République

Il est temps que j’arrête de rejeter le langage alors qu’il me fait vibrer. A., langage n’est pas raison, langage est souffrance comme milliers de possibilités, il est vie, même si tu ne supportes pas cette idée, il est vie, A., le langage c’est beau. Alors cesse de rejeter la raison comme langage, commence à réfléchir vraiment et fait des distinctions entre langage, raison, administratif et tout le reste. Et cesse d’imaginer que tu peux vivre et mourir en dehors du langage, qu’il t’est extérieur et que tu n’en veux pas : tu n’en veux pas qu’en tant que tu te positionnes contre, et qu’ainsi tu vis avec, c’est la contradiction que tu opposes à d’autres, alors ne rentre pas dedans, ma petite.

Ça fait révolution dans ton imaginaire, n’est-ce pas ?

Tu as si peur de rentrer dans le monde, au risque de l’aimer, et de ne plus avoir la liberté de le quitter facilement, de t’engager. C’est là ta grande contradiction : tu t’engages, mais seulement du côté des idées, parce qu’un engagement réel t’empêcherait de mourir quand tu veux, cette option qui te berce de liberté… Donc ce que tu critiques des psychanalystes comme ne faisant pas lien social, c’est d’abord toi que ça concerne, A. Mais tu es en vie, alors arrête, arrête de faire semblant d’être morte et revisite le reste avec cet accent.

Deux mois plus tard

Disparition fugace du mouvement qui m’a pris, retour au commun et à la connerie. Est-ce que de cette place je puis définitivement m’extraire ? Pourquoi déjà chercher à exister autrement que par ma simple présence ? Je me trompe de discours institués, croyant porter la marque du Dire, j’en fais une marchandise, encore… Encore je veux adresser ce vécu à l’autre qui me tient, je veux la reconnaissance, ne me suffisant du respect d’être là. Je suis le meilleur protagoniste du système contre lequel je me bats. Et ce sans haine, dans une profonde déception, non pas de l’autre, mais de mon incapacité à vivre dans l’actuel, à n’être autre qu’un corps en mouvement, une présence qui rencontre d’autres présences.

J’ai même perçu en moi une identité de vie, pleine d’imagination émancipatrice, et cette identité fait partie de moi, je ne peux (j’aurai au moins appris ça) la dénier, elle est même la plus belle chose qui m’habite, la seule véritablement aimable, dans le sens de « donner ce que l’on n’a pas ». C’est cela que je ne possède pas et qui est en moi, mais du simple fait de l’adresser à l’autre, elle cherche à se faire reconnaître pour ce qu’elle n’est pas, et à la répéter je la détruis.

RV Commission et réflexions
RV Commission et réflexions

Alors faut-il seulement que je lutte tout le temps contre la tentation de contrôle et de production d’illusion sur ce que je « devrais » être ? Sans aucun doute, car je commence à savoir, grâce à Nuit Debout, ce que je suis vraiment : vie et jeu, étonnement et déconstruction, surprise, joie, plaisir de la rencontre de l’autre. Je ne puis évoluer dans un univers figé, car dès lors je viens me figer à l’intérieur, je me masque derrière une image de ce que je suppose que l’Autre voudrait que je sois, mais que je ne veux être. Cela ne devient mirage qu’à partir du moment où je le restitue dans un discours, où cela a été pré-pensé, et où d’acte, cela passe à reconnaissance de la singularité du Dire qui l’annonce… Mais le Dire est déjà très loin !

Aujourd’hui

Le monde qui nous entoure, les objets, les personnes, l’air, la lumière, nous percevons tout cela non pas directement, mais à travers un filtre, un filtre de représentation qui fait écran entre une sensibilité première et les mots et les images qui y sont associés. Tout ce que nous percevons passe à travers ce filtre et ne prend sens qu’à partir de ce moment-là. Nous gravitons dans un univers de discours, qui institue des imaginaires partagés, en relation ou en opposition (ce qui est aussi une relation) les uns avec les autres, il y a aussi des discours qui ne se rencontrent jamais ou qui sont rendus invisibles.

Quoi qu’il en soit, ce sont ces discours qui déterminent de quelle façon nous habitons le monde, avec quels codes et quels pressentis nous rencontrons l’autre, avec quelles articulations nous bâtissons nos projets, avec quel imaginaire nous projetons nos fantasmes, avec quels objets nous entrons en contact, avec quels outils nous percevons ce qui nous entoure, avec quel statut nous occupons ce monde, avec quelles représentations s’établit notre pensée…

Un univers de discours suppose que l’on ait à se reconnaitre et à reconnaitre l’autre. Il n’y a d’autre que de langage. Sans mots, pas d’altérité, seulement des corps en présence. Sans mots, pas de manque, de discontinuité, de répétition, ni d’absence, seulement des passages et des sensations sans identité. La reconnaissance (le fait d’avoir une place dans le discours de l’autre) ne peut s’effectuer que dans une réalité partagée. Il est impossible de comprendre l’autre qui n’est pas dans le même champ de discours que soi, c’est donc comme présence qu’il doit être respecté.

Je me demande, A., quel est le sens de ces phrases, si A. ne s’est pas à nouveau égarée dans les abysses de la masturbation intellectuelle ? Eh bien non, justement, car A. est en vie, plus que jamais !

Occuper un espace commun, le reconstruire de ses propres mains chaque jour, modifie le rapport à la matière : elle n’est plus de l’ordre du donné, du déjà là. Les types de relation classique, institutionnalisés, s’instituent dans un rapport aseptisé à l’autre : on rencontre une image et on échange des représentations. De là, soit on est inclus dans l’espace dominant, soit on est exclu, les frontières discursives marquent les plus fortes inégalités et conduisent à la haine de la différence. Sur la place, la matière ne s’expérimente plus comme une représentation figée par des discours, elle est chaque fois recréée, par nos corps mis en collectif. Sur la place, je suis « chez moi », mais ce « chez moi » n’est pas dans un rapport de propriété où le lieu est mien, c’est le sentiment d’habiter un espace partagé, d’exister en lui et par lui, d’en faire partie prenante, d’y puiser mes racines, les voir se déployer. C’est avoir une place non pas de l’ordre de la reconnaissance, mais de façon physique. Voici l’impératif premier : prendre place psychiquement à partir de toutes les matières qui nous constituent, de notre environnement, et se respecter comme corps occupant un espace partagé.

15M - Paris
La foule dimanche 15 mai sur la place de la République.

Sur la place, plus de discours vides ni de mots-valises, les mots sont des actes, ils engagent celui qui parle et ceux qui écoutent, ils me fortifient ou m’ébranlent. Dans le défilé des paroles, les discours s’épuisent et pointent les subjectivités, les récits venant de la zone du dehors, de ce qui est rendu invisible, inaudible, inaccessible. Et peu à peu, ça rentre dans la chair, ça souffle dans le larynx, ça clapote avec la langue, ça déplace les « imagin-airs », c’est une prise en direct avec le Réel qui ne se définit pas. La réalité change alors, j’en perçois ce à quel point elle est ma réalité, mais cette fois non imposée car fluctuante. La rencontre de l’autre en elle-même ouvre déjà une fenêtre utopique.

Redéfinir l’utopie est de l’ordre du Dire qui changera déjà le rapport à la réalité : définir est un acte en ce qu’il est Dire. La vérité n’est pas découverte mais mise à nu dans son invention permanente par le Dire : le savoir est d’inventer la vérité et de le savoir sans s’en rendre maitre sauf à retomber dans le semblant de la transformation en discours. Penser l’utopie du côté du désir plus que du côté du fantasme suppose une confrontation discursive et une conflictualité créatrice ; dans le fantasme il n’y pas d’altérité, c’est un discours clos.

Lacan traitant du transfert : « Le sujet le ressent comme la brusque perception de quelque chose qui n’est pas si facile à définir, la présence. C’est là un sentiment que nous, n’avons pas tout le temps. Certes, nous sommes influencés par toutes sortes de présences, et notre monde n’a sa consistance, sa densité, sa stabilité vécue, que parce que, d’une certaine façon nous tenons compte de ces présences, mais nous ne les réalisons pas comme telles. Vous sentez bien que c’est un sentiment dont je dirai que nous tendons sans cesse à l’effacer de la vie. Ça ne serait pas facile de vivre si, à tout instant, nous avions le sentiment de la présence avec tout ce qu’elle comporte de mystère. C’est un mystère que nous écartons, et auquel, pour tout dire, nous nous sommes faits. » (1) L’image, c’est aussi la quête d’un idéal qui ne sera jamais accessible puisque, sitôt acquis, on se rend bien compte que « ce n’est pas ça », que ce n’est qu’une image.

L’argent a pris une place centrale dans l’économie alors qu’il n’est autre que valeur d’échange, c’est aussi lié à l’image : l’argent permet d’acheter des images qui, sitôt acquises, sont enfin perçues comme ce qu’elles sont, comme semblant. Même le langage ne garde plus que son rôle de représentation prétendant marquer ce qui serait ou ne serait pas vrai, alors qu’il est d’abord articulation de sons, en lien avec de l’air et des mouvements de langue. Parler, ça affecte la matière, ça pénètre dans la chair et ça produit des permutations dans les corps en présence.

Définition du Réel chez Nietzsche : « Savez-vous ce qu’est le monde pour moi ? Faut-il que je vous le montre au miroir ? Ce monde est un monstre de force sans commencement et sans fin, une quantité de force d’airain qui ne devient ni plus grande ni plus petite, qui ne consomme pas mais utilise seulement, immuable dans son ensemble, une maison sans dépenses ni pertes, mais aussi sans revenu et sans accroissement, entourée du néant comme d’une frontière. Ce monde n’est pas quelque chose de vague et qui se gaspille, rien qui soit d’une étendue infinie, mais, étant une force déterminée, il est inséré dans un espace déterminé et non point dans un espace qui serait vide quelque part. Force partout, il est jeu des forces et onde des forces, à la fois un et multiple. » (2)

Lacan : « Il faudrait savoir ce que serait le moi dans un monde où personne ne saurait rien de la symétrie d’un plan. » (3) Le virtuel est l’aboutissement de cette création d’une réalité plate. Le problème n’est pas le virtuel en soi car l’écran permet une extension de soi dans l’écran, une sortie de la matière qui est aussi un grand potentiel de création. Le problème est que nous en sommes venus à prendre cette réalité comme la Réalité et à se penser comme de pures images sur des écrans. C’est probablement plus une « stratégie sans sujet » au sens de Foucault : à partir d’une association entre pouvoir et savoir (voir l’histoire des ordinateurs), une pratique s’est démultipliée en passant surtout par les individus eux-mêmes. Ce monde de représentation nous a débordés, et ceci s’est produit par la participation de chacun.e à son amplification.

Je n’ai pas de moi, il n’y a aucun écran sur lequel se fixent les mots entendus pour en constituer un objet, ils arrivent et entrent dans mes combinaisons nerveuses, ils me traversent avant de repartir vers d’autres matières à affecter. Rien n’est créé, rien ne meurt, tout se transforme : je n’ est déjà comme étant qu’adressé. Je suis fluide et permutation.

100 jours
100 jours

Peut-on se passer du processus de nomination, circuler d’un discours à l’autre tout en se sentant protégé ? Prévention du risque, quand tu nous tiens… À partir du moment où l’on est sortis du discours, le rapport à l’autre est vécu comme pure présence, ce n’est pas un rapport de reconnaissance (pas d’idéal), la question est de partager l’espace entre les présences des corps, de savoir de quelle façon ils s’affectent les uns les autres. On peut se reconnaitre soi-même et par conséquent entrer en contact avec les autres en dehors d’un champ discursif déterminé. On circulerait alors dans la création de langage alphabétique, celui-ci étant pris comme un art et le langage mathématique étant par contre la référence de vérité car non discours. On est en train de devenir libres, mais on ne veut pas tous être libres, d’où de plus en plus de politique sécuritaire et le retour du religieux. Il y a toujours un ressenti qui échappe et qui ne passe pas par la conscience parce qu’il ne peut s’inscrire dans un discours.

Lacan : « Il n’y a pas d’autre sens du sens concevable dans ce registre que l’exigence de ces points particuliers, en quelque sorte radicaux dans le réel, que j’appelais la rencontre et qui nous font concevoir la réalité […] en souffrance se présentant pour nous en quelque sorte comme ce qui est là, qui attend. » (4)

Une pensée circulaire et non ascendante suppose à la fois l’unité et la multiplicité mais pas la binarité ni la tiercéité. Ceci remet aussi entièrement en cause le rapport à la propriété (mais aussi du vrai/faux, du normal/pathologique) du côté de l’espace partagé entre corps en présence, dans le sens d’une potentialité qui s’actualise dans le commun qualitativement différente de la somme des individus. La définition de bords cherche à limiter l’humain (déjà dans l’appauvrissement de la mise en mots chez l’enfant qui le fait s’extraire du sentir pour entrer dans le discours définissant son mode d’être au monde)  et y laisser flotter (par une nécessité illusoire, surtout liée à un contrôle des corps), comme danger, la perversion (punie par la loi). La fonction de l’appareil psychique est de désanimer les corps pour animer les fonctions psychiques, la capacité de penser : les limites du corps désignent l’ordre moral et signifiant du monde qui nous entoure. Le savoir est en cela puissamment imbriqué dans la puissance du Dire et l’imposition de discours dans lesquels les « autres » auraient à se reconnaitre ou à se sentir exclus.

Je sais à présent que je ne m’appartient pas, et c’est pour cela que je ne peux appartenir à personne, et que la reconnaissance de l’autre n’a aucun support réel, puisque tout ce qu’il peut reconnaitre n’est qu’une image qui elle-même reflète une absence d’identité. Ce n’est pas en le sens où j’aimerais « être quelqu’un », avoir une identité reconnue, mais bien au contraire, je suis et veux être encore plus une force mouvante, sans identité définie, une force issue d’un corps en mouvement, certes, mais une force non définissable. En fait, cette force je l’ai perçue plusieurs fois ces derniers temps, comme un sentiment de puissance, mais c’est là qu’il ne faut que faire très attention à ce que j’en fais : le risque est qu’elle devienne un moyen de domination de l’autre, ou encore un moyen de séduction (en rentrant dans le semblant, en jouant avec comme si elle était image alors qu’elle n’a rien à voir avec l’image). Ce que je souhaite, c’est qu’elle continue à se nourrir de la rencontre de l’autre, de l’amour, de la joie et la détresse qui habitent l’humain, pour pouvoir rejaillir en amour et en don de puissance sur l’autre.

Voilà le point : cette force elle-même ne m’appartient pas, je ne veux ni ne peux (sauf à me détruire) l’utiliser au profit d’un moi inexistant. Mon corps et mon esprit liés sont le point de passage de cette force qui vient de l’autre et de je, ils se mêlent et explosent dans des rayons de beauté, d’invention, d’affection, d’inquiétude et de paix. Ce que je donne, ça vient de l’autre et ça retourne à l’autre, je n’en suis ni le sujet ni l’auteur, je n’en suis qu’un passage. Et c’est en cela que, puisque cette force ne m’appartient pas, que mon corps et mon esprit ne m’appartiennent pas et qu’ils ne peuvent appartenir à quiconque.

Une actrice de Nuit Debout

 

(1) Lacan, J. (1953-1954). Le Séminaire, Livre I, Les écrits techniques de Freud. Ed. du Seuil, Paris, 1975. Pp. 53.
(2) Nietzsche, F. (1888). La Volonté de puissance. Le Livre de Poche, Librairie Générale Française, Paris, 1991. Pp. 433.
(3) Lacan, J. (1966). Écrits. Paris, Seuil. Pp. 70.
(4) Lacan, J. (1963-1964). Le Séminaire, Livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973. Pp. 28.

Crédits photos:

  • AG République: Gazette Debout
  • Commission et réflexions: Gazette Debout
  • 15M – Paris: Raphaël Georgy / DR
  • 100 jours: Alan Tréard / DR
  • Manif 1er mai: Francis Azevedo

Une réaction sur cet article

  • 3 février 2017 at 23 h 37 min
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    Merci pour ce magnifique témoignage

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