Défendons la légitimité de la défense !

Le collectif des Avocats Debout vient de publier une tribune en réaction au projet de loi sur la légitime défense des policiers.

A l’automne dernier, des dizaines de manifestations sauvages de fonctionnaires de police ont eu lieu quotidiennement à Paris et en régions, et ce pendant plusieurs semaines. Souvent encagoulés, parfois armés et utilisant leurs véhicules de fonction, ces policiers se sont regroupés nuitamment et sans déclaration préalable pour perturber des voies routières pendant plusieurs heures au mépris des règles déontologiques qui s’appliquent à leur profession.

Le Gouvernement a annoncé le 26 octobre 2016 un plan de « Sécurité publique » pour répondre aux revendications de ces manifestants, choisissant de valider et de relayer des opinions dangereuses et liberticides issues d’une frange radicale de la police nationale.

Nullement issue d’une réflexion structurée, cette réponse cache mal une incompréhension totale des enjeux contemporains en matière de politique pénale.

En premier lieu, le procès en laxisme fait à la justice constitue l’un des axes majeurs des critiques formulées par les manifestants. Ces accusations ne résistent malheureusement pas à l’épreuve des faits, lorsque l’on sait que le taux de réponse pénale est en constante augmentation depuis la décennie 2000, lorsque l’on connait les chiffres effroyables de la surpopulation carcérale en France et que l’on observe la réduction à peau de chagrin du principe de la contrainte pénale par la pratique des tribunaux – alors même qu’il est démontré que le taux de récidive est nettement supérieur lorsque les personnes condamnées sont incarcérées.

L’impunité pénale de la délinquance est un fantasme : le système pénal français souffre bien au contraire de l’impensé de la punition, lequel consiste à privilégier de manière automatique l’embastillement aux mesures alternatives pourtant synonymes d’une meilleure réinsertion des condamnés.

Mais c’est la révision du cadre juridique de la légitime défense applicable aux policiers qui constitue le cœur des revendications de ces fonctionnaires de police. Cette révision a fait l’objet d’un projet de loi adopté en première lecture par le Sénat le 24 janvier 2017.

Revendication historiquement issue de la droite extrême, cette révision consiste à aligner le régime de la légitime défense des policiers – qui est celui applicable à chaque citoyen et issu de l’article 122-5 du Code pénal – sur celui de l’« autorisation spéciale de la loi pour l’emploi de la force armée » prévu pour les gendarmes (article L.2338-3 du Code de la défense).

Une telle réforme constitue une atteinte excessive au droit fondamental à la vie tel qu’il est garanti par notre Constitution et les instruments internationaux en matière de droits humains.

Quelques séries de remarques démontrent avec force qu’il est urgent d’abandonner cette pente savonneuse vers la violence, et qu’il faudrait, bien au contraire, supprimer l’autorisation dérogatoire de l’emploi de la force armée des gendarmes.

En premier lieu, l’affirmation selon laquelle le régime général de la légitime défense serait trop restrictif est erronée.

En effet, la légitime défense, prévue par l’article 122-5 du Code pénal doit répondre à 4 critères afin d’être retenue : une atteinte injustifiée, une défense concomitante à l’atteinte, la nécessité de se défendre soi ou autrui, un moyen de défense proportionné à la gravité de l’atteinte. Ces conditions sont nécessaires pour permettre au juge d’apprécier chaque situation au regard des faits d’espèce.

Ainsi, pour reprendre le cas de l’agression de Viry-Châtillon du 8 octobre dernier, devenu emblématique, il convient de se poser la question de savoir si, face à des armes incendiaires pouvant être létales (cocktails dits « Molotov ») jetés dans leur direction, l’usage de leurs armes à feu aurait été légitime pour les policiers pris à partie.

– Premièrement, l’atteinte est ici parfaitement injustifiée (agression violente de fonctionnaires de police) ;

– Deuxièmement, la réponse concomitante par une arme létale aux fins de défendre leur propre vie et qui se serait bornée à tenter de repousser l’assaut, aurait été justifiée.

Dans le cadre du régime actuel, les policiers de Viry-Châtillon auraient donc pu faire usage de leurs armes à l’endroit de leurs agresseurs.

Bien loin des idées reçues, un rapport du Sénat de 2013 a d’ailleurs montré que la jurisprudence des tribunaux était tout à fait conciliante à l’égard des policiers dans l’appréciation des circonstances dans lesquelles la riposte intervient et dans l’appréciation de la proportion de cette riposte. En effet, les juges s’attachent uniquement aux circonstances et non aux personnes qui ripostent, les policiers étant assimilés à un « homme moyen », et non jugés en fonction des capacités spéciales qui doivent être les leurs du fait de leur formation professionnelle.

Pour preuve de cette relative indulgence faite aux policiers, citons l’affaire du policier de Noisy-le-Sec qui avait tué d’une balle dans le dos un malfaiteur en avril 2012 et qui a été acquitté le 15 janvier 2016. En mai 2012, c’était sa mise en examen pour homicide volontaire qui avait déjà provoqué des manifestations sauvages de policiers en arme sur les Champs-Élysées réclamant la « présomption de légitime défense »…

C’est ainsi une jurisprudence fort protectrice (d’aucuns oseraient le mot de « laxiste »…) des forces de l’ordre que la Cour de cassation a développée : en six ans, 43 des 59 affaires de tirs mortels par des policiers et gendarmes ont vu la légitime défense retenue dès le stade de l’enquête, et seulement deux affaires ont été renvoyées devant un tribunal correctionnel ou une cour d’assises…

Enfin, depuis la loi dite Urvoas du 3 juin 2016 contre le crime organisé et le terrorisme, les policiers ont désormais droit de faire usage de leur arme si cela est « absolument nécessaire et strictement proportionné dans le but exclusif d’empêcher la réitération, dans un temps rapproché, d’un ou plusieurs meurtres ».

En conséquence, il apparait parfaitement inutile de modifier le régime de la légitime défense des policiers, lequel est amplement suffisant pour que ces derniers puissent mener à bien leurs missions.

En second lieu, le régime de l’usage de la force des gendarmes prévu à l’article L 2338-3 du Code de la défense est contraire au droit à la vie.

Le droit fondamental à la vie tel qu’il ressort de l’article 2 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme (CESDH) ne peut être légitimement atteint que « dans les cas où (la mort) résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire (…) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ».

La jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) rappelle régulièrement les critères de nécessité et de proportionnalité dans l’évaluation de l’atteinte au droit à la vie.

Concernant le régime applicable aux gendarmes, l’arrêt Guerdner et Autres c. France (CEDH, 17 avril 2014) a condamné la France du fait de la disproportion de la riposte mise en œuvre par le gendarme en l’espèce – utilisant donc le critère de la proportionnalité, lequel est pourtant absent de l’article L.2338-3 du Code de la défense. Plus intéressant encore, la Cour de Strasbourg  n’a validé cet article qu’au regard de l’interprétation restrictive qui en est faite par la Cour de cassation qui, depuis un arrêt de 2003 (Crim., 18 fév. 2003, 02-80.095), considère que les juges du fond doivent s’attacher à rechercher si l’usage de la force a été strictement nécessaire et proportionnel à l’atteinte initiale[1].

Dès lors, dans les faits, les critères de nécessité et de proportionnalité de l’article 122-5 du Code pénal sont aussi applicables aux gendarmes : le régime de l’usage de la force est donc identique pour les deux corps de fonctionnaires des forces de l’ordre.

Ainsi, pour respecter le principe de la légalité de la loi pénale et pour faire cesser cette inégalité de façade entre gendarmes et policiers, il convient de supprimer le régime dérogatoire accordé aux gendarmes au profit du régime général de l’article 122-5 du Code pénal.

En résumé, il est non seulement inutile mais aussi liberticide d’aligner le régime de légitime défense des policiers sur celui des gendarmes comme le propose le Gouvernement dans son projet de loi.

Un tel alignement laisserait d’ailleurs à penser aux policiers qu’ils disposent d’une plus grande latitude dans l’usage de la force armée, alors même que les contrôles de nécessité et de proportionnalité continueraient d’être appliqués par les tribunaux. On peut imaginer que, convaincus de leur droit à faire usage de leur arme, les policiers donnent la mort illégitimement et se voient en conséquence reconnus coupables devant les tribunaux correctionnels ou les cours d’assises.

Il est encore temps de reculer face à cette escalade dangereuse de la violence : loin des mesures conjoncturelles et démagogiques qui sont envisagées, la politique pénale devrait faire l’objet d’une réflexion élargie, apaisée et raisonnée afin de sortir du « moment répressif » décrit dans le dernier ouvrage éclairant de Didier Fassin[2]. Cette démarche réflexive doit être menée dans des conditions transparentes et démocratiques, faisant intervenir non seulement les acteurs du monde de la justice mais aussi et surtout l’ensemble des citoyens intéressés par ce sujet majeur de société.

Avocats Debout, groupe de travail issu des rangs du mouvement de la Nuit Debout, se donne pour objectif de démocratiser le droit afin qu’il devienne un instrument des luttes sociales et politiques.

Contact : contact@avocatsdebout.org

[1] La législation turque, similaire à la rédaction de l’article L 2338-3 du Code de la défense, a ainsi été retoquée par la CEDH dans un arrêt de 2012 (CEDH, Ülüfer contre Turquie, 5 juin 2012).

[2] FASSIN Didier, Punir, Une passion contemporaine, Seuil, 2017, 200 pages.

Sources

Article 122-5 du code pénal

N’est pas pénalement responsable la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers elle-même ou autrui, accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense d’elle-même ou d’autrui, sauf s’il y a disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l’atteinte.

N’est pas pénalement responsable la personne qui, pour interrompre l’exécution d’un crime ou d’un délit contre un bien, accomplit un acte de défense, autre qu’un homicide volontaire, lorsque cet acte est strictement nécessaire au but poursuivi dès lors que les moyens employés sont proportionnés à la gravité de l’infraction.

Article 122-6 du code pénal

Est présumé avoir agi en état de légitime défense celui qui accomplit l’acte :

1° Pour repousser, de nuit, l’entrée par effraction, violence ou ruse dans un lieu habité ;

2° Pour se défendre contre les auteurs de vols ou de pillages exécutés avec violence.

 

 Article L2338-3 du code de la défense

Les officiers et sous-officiers de gendarmerie ne peuvent, en l’absence de l’autorité judiciaire ou administrative, déployer la force armée que dans les cas suivants :

1° Lorsque des violences ou des voies de fait sont exercées contre eux ou lorsqu’ils sont menacés par des individus armés ;

2° Lorsqu’ils ne peuvent défendre autrement le terrain qu’ils occupent, les postes ou les personnes qui leur sont confiés ou, enfin, si la résistance est telle qu’elle ne puisse être vaincue que par la force des armes ;

3° Lorsque les personnes invitées à s’arrêter par des appels répétés de  » Halte gendarmerie  » faits à haute voix cherchent à échapper à leur garde ou à leurs investigations et ne peuvent être contraintes de s’arrêter que par l’usage des armes ;

4° Lorsqu’ils ne peuvent immobiliser autrement les véhicules, embarcations ou autres moyens de transport dont les conducteurs n’obtempèrent pas à l’ordre d’arrêt.

Les militaires mentionnés au premier alinéa et les volontaires dans les armées, en service au sein de la gendarmerie sont également autorisés à faire usage de tous engins ou moyens appropriés tels que herses, hérissons, câbles, pour immobiliser les moyens de transport quand les conducteurs ne s’arrêtent pas à leurs sommations. 

Article 51 de la LOI n° 2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale

Après l’article 122-4 du code pénal, il est inséré un article 122-4-1 ainsi rédigé :

« Art. 122-4-1. – N’est pas pénalement responsable le fonctionnaire de la police nationale, le militaire de la gendarmerie nationale, le militaire déployé sur le territoire national dans le cadre des réquisitions prévues à l’article L. 1321-1 du code de la défense ou l’agent des douanes qui fait un usage absolument nécessaire et strictement proportionné de son arme dans le but exclusif d’empêcher la réitération, dans un temps rapproché, d’un ou plusieurs meurtres ou tentatives de meurtre venant d’être commis, lorsque l’agent a des raisons réelles et objectives d’estimer que cette réitération est probable au regard des informations dont il dispose au moment où il fait usage de son arme. »

Crédits photos:

  • Avocats Debout: Nuit Debout

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *