Bure, une année déter’ contre le projet CIGÉO !

À Bure, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on a connu une année exceptionnelle de mobilisation contre le projet d’aménagement de la plus grande poubelle nucléaire européenne. Ce sont des milliers de personnes qui, tout au long de l’année, ont découvert cette lutte, semé avec nous au printemps, partagé les durs et beaux moments d’un été particulièrement intense d’occupation et de défense du Bois Lejuc, se sont installées sur place pour certaines et, pour d’autres, reviennent fidèlement nous voir depuis.

Imposer l’inéluctable

Un grand concept sociologique de l’aménagement du territoire par les grandes entreprises, c’est l’acceptabilité, ou comment faire accepter l’inacceptable à la population qu’on envahit. Comme pour les soins palliatifs, on fait accepter progressivement au malade sa disparition prochaine. Après une première phase de rejet violente, dans les années 90, lorsque 10 000 personnes défilaient dans les rues de Bar-le-Duc et que deux tiers des habitant-es de la Meuse signaient une pétition contre l’implantation d’un « simple laboratoire d’étude » de l’Agence Nationale pour la Gestion des Déchets radioactifs (ANDRA), ou que des agriculteurs en colère enflammaient des bottes de paille contre les grilles du chantier, la résignation est arrivée, suivie par le fatalisme.

Durant 15 années, l’ANDRA a bénéficié d’un fort appui financier du Groupement d’Intérêt Public (GIP) Meuse, une officine chargée d’arroser abondamment le territoire, d’acheter la bienveillance des élus locaux par un « accompagnement économique » difficile à contourner pour une région appauvrie et désertifiée après la désindustrialisation. Ceux qui ont essayé de s’y opposer ont perdu leur mairie ou vu leurs conseillers municipaux se retourner contre eux.

En parallèle, les paysan.ne.s et habitant.e.s de Bure et de ses environs, parfois jusqu’à quelques dizaines de kilomètres, se sont vus proposer des sommes coquettes pour le rachat de leurs terres. Et au fur et à mesure que l’ANDRA s’est constitué une réserve foncière suffisante, un troc de terres est venu accompagner les rachats : « Si tu me cèdes ta terre à Bure, tu récupères un lopin plus loin à 2 km et on rajoute 30% au prix de ton ancien terrain, qu’on te rachète ». Au final, ce sont 1 000 hectares de terres agricoles et 2 000 de forêts et autres terrains non-agricoles que l’ANDRA a récupérés, alors que le projet CIGEO ne nécessiterait à ce jour que 300 hectares. Cette politique d’acquisition agressive, assortie d’une menace d’expropriation future en cas de refus, ont eu raison de bien des gens et de leurs illusions.

Un faux débat public, fortement chahuté en 2013, doublé d’une propagande intensive dans les journaux locaux, auprès des écoliers et des commerçants, ont suffi à imposer l’image de l’inéluctabilité du projet dans les consciences, et ce en quelques années seulement. Entre-temps, le projet de laboratoire est devenu un projet de stockage en profondeur de déchets hautement radioactifs puis un stockage de surface de déchets faiblement et moyennement radioactifs. Bref, la pilule est amère pour la Meuse qui, depuis longtemps, est l’enfant pauvre, méprisé et désertifié de la Lorraine. Si l’on ajoute à cela les a priori à l’encontre de la région, considérée comme un terrain argileux, caillouteux, composé de champs à perte de vue, un pays quelconque et sans charme, il n’est pas bien difficile à une entreprise comme l’ANDRA de creuser son nid paisiblement dans l’indifférence générale.

 

Carte distribuée à l’entrée de la World Nuclear Exhibition 2014 à Paris

Seulement aujourd’hui, il ne s’agit plus seulement d’enterrer les déchets gênants de plusieurs décennies d’incurie de la part de la filière nucléaire, déchets d’abord massivement largués dans les eaux internationales au large de la Somalie, puis stockés dans le permafrost sibérien ou dans des piscines saturées à la Hague. Avec la faillite récente d’Areva, son incompétence avérée dans les projets de centrales EPR à Flamanville et en Finlande, ou encore dans la dépollution de Tchernobyl, avec l’arrivée en fin de vie de 17 centrales nucléaires en France, c’est toute la filière nucléaire qui a du plomb dans l’aile.

Quoi de plus opportun qu’un territoire peu peuplé et dévalorisé comme la Meuse, qu’on pourrait transformer en vitrine de l’industrie nucléaire en y implantant un « pôle de compétence », une sorte de Silicon Valley nucléarisée ? Un projet de retraitement de déchets nucléaires à Gudmont-Villiers porté par le groupe Derichebourg, une blanchisserie d’habits du nucléaire à Joinville, une usine de montage de pièces de centrales à Saint-Dizier, une autre à Velaines : la colonisation nucléaire du territoire est en marche, à l’insu de ses habitant-es, bien entendu ! La consultation publique n’est généralement qu’un moment de présentation de décisions et projets déjà bien ficelés et actés dans les coulisses parisiennes.

Acceptabilité rime avec inéluctabilité : comme à Sivens, on mise sur le mal déjà fait pour atteindre le point de non-retour, celui des dégâts déjà irréversibles. Ironique, quand on pense que CIGÉO s’appuie entièrement sur une loi votée par 20 députés le 11 juillet 2016 au parlement, qui stipule que l’enfouissement est réalisable à condition qu’on puisse l’interrompre, rendre réversible le processus n’importe quand durant les 140 années qu’est censée durer l’exploitation. Mais réversible ne veut pas dire récupérable : en Allemagne, la mine d’Asse peut en témoigner : les fûts gisent dans le sel des mines, corrodés, et libèrent leur radiations sans qu’on sache comment y remédier. La stratégie de l’ANDRA et de ses collègues atomisés est de bâtir le plus vite possible, le plus possible, pour que surtout on ne se rende pas compte assez tôt qu’au-delà des coûts faramineux, les moyens techniques et scientifiques d’assurer le principe de précaution le plus élémentaire ne sont pas assurés.

Enraciner la résistance

C’est ainsi qu’on s’affranchit de la légalité pour ratiboiser une forêt, bien mal acquise en 2015 lors d’un conseil municipal organisé à 6 h du matin, à l’insu des habitant-es du village de Mandres. 84 forages dans le Bois Lejuc justifient qu’en juin 2016 on défriche 8 hectares, et qu’on érige une clôture sur 3 km, sous surveillance de vigiles armés de manches de pioche, boucliers et casques.

Pour un projet qui doit encore obtenir son autorisation de création en 2018 et ne dispose par conséquent pas encore du label magique de l’utilité publique (le droit de dénaturer un territoire en profondeur sous prétexte de nécessité publique), CIGÉO est déjà bien implanté. Ce ne sont pas des « travaux préliminaires », bien entendu, ce ne sont que des sondages géologiques destinés à établir la faisabilité du projet. En attendant, la forêt est rasée sur 11 hectares, un remblais de 30 cm est déposé sur un chemin de ronde de 3 km et de 10 à 15 mètres de large et l’ANDRA affirme que tout est amovible.

Le mur de l’ANDRA dans la forêt de Bure – DR

Que reste-t-il comme recours quand une forêt disparaît à vue d’oeil, excepté celui de se placer entre la machine et ce qu’elle prétend détruire ? Mi-juin, le Bois Lejuc est occupé par 250 personnes, une soixantaine d’entre elles resteront durant 3 semaines, avant qu’une expulsion violente par les forces de l’ordre ne permette à l’ANDRA de revenir en force. Un mur de deux mètres en béton prévu sur 3 km est érigé en « protection » contre les hordes violentes d’empêcheurs de déboiser en rond. Il faudra attendre le 1er août et une destruction importante de la forêt, malgré une réoccupation partielle de celle-ci mi-juillet, pour qu’une décision de justice ne déclare le défrichement illégal et ne suspende les travaux. Ce n’est que deux semaines plus tard, après moult actions menées contre les sous-traitants, en lisière de forêt, devant le laboratoire, entre humour et offensivité, rires et colère, légalité et clandestinité, projectiles et farces, que les gendarmes mobiles et vigiles se retireront, livrant le bois à notre joyeuse détermination.

Près de 400 personnes détruisent le mur, le couvrent de centaines de slogans drôles, puissants, beaux et révolutionnaires. « Le mur de Bure est tombé« , le mot circule partout en France, les vidéos et images fusent sur les réseaux sociaux, par sms et sur les sites internet. La presse nationale elle-même est momentanément intéressée, se déplaçant jusqu’à Bure pour assister à la joyeuse « débourrade » du mur. Libération titre « La faillite du nucléaire » pour un dossier de quatre pages qui dresse un sévère bilan de la débâcle de l’industrie nucléaire ; d’autres médias suivront. Bure sort de l’anonymat comme jamais en 20 ans : 1,6 millions d’euros de sabotage ça ne passe pas inaperçu !

L’« été d’urgence » décrété à Bure en juin a porté ses fruits : des centaines de personnes y sont venues tout au long des deux mois qui ont suivi. La forêt, la Maison de la Résistance et le terrain de la gare de Luméville, lieux d’organisation et d’accueil de la lutte, n’ont pas désempli, habités par une furieuse détermination, un puissant et contagieux vent de résistance. Une forte solidarité financière et une belle autogestion, parfois un peu chaotique, ont fait merveille : dépassés par une mobilisation au-delà de nos espérances, nous avons en revanche grandement amélioré les possibilités offertes à la lutte sur place.

Habiter sans s’imposer

Depuis plusieurs années, les volontaires de la Maison de la Résistance ont vu certains d’entre eux s’installer aux environs et drainer à Bure des solidarités qui ont peu à peu contribué à tisser un réseau de soutiens militants, agricoles, artistiques, logistiques à 10, 30 ou 60 kilomètres à la ronde. Ces soutiens précieux permettent depuis des années d’organiser des festivals, des manifestations qui rassemblent régulièrement jusqu’à un millier de personnes.

Ce réseau et ceux qui sont venus s’y ajouter après le campement anti-autoritaire d’août 2015, ont grandement contribué au succès des mobilisations de cet été : une alchimie précieuse entre des mois et années de travail de terrain et une forte proximité avec de nombreux réseaux de lutte sociales, antinucléaires, environnementales, de territoires, en villes comme ailleurs.

Une dynamique agricole s’est engagée dès l’été 2015, avec des rencontres entre paysans de Notre-Dame-des-Landes et Bure, qui s’est poursuivie à l’automne avec des semis de pommes de terre dans les champs laissés en friche par l’ANDRA. Cet automne, deux nouveaux hectares ont été labourés avec la complicité de nos amis paysans locaux, une rencontre et formation nationale du réseau européen Reclaim The Fields s’est tenue à la Maison de la Résistance en novembre, et d’autres projets fleurissent déjà pour ne pas seulement occuper mais également habiter Bure et ses environs.

 

Face à un projet qui s’impose par la force, qui peu à peu supprime l’histoire d’un territoire pour y récrire la sienne, nous voulons au contraire habiter ce dernier, nous laisser habiter par lui et par ceux qui y vivent et y vivaient avant nous. Nous avons entrepris d’en recueillir les mémoires à travers les récits de ses grands-mères et grands-pères. Un journal que nous éditons, le Couarail, tire son nom de l’histoire de la Lorraine : une rencontre sur le seuil, pour discuter de tout mais surtout pas de rien. Comme le Presidio du No Tav (ligne entre Lyon et Turin) le « couarail » est le lien social que l’ANDRA brise savamment en dressant les habitant-es les un-es contre les autres. Nous ne prétendons pas le reconstruire, mais simplement le faire exister entre nous et celles et ceux qui nous acceptent et nous apportent autant que nous espérons leur apporter en luttant non pas pour eux mais avec eux.

Bientôt, deux nouvelles maisons permettront d’accueillir celles et ceux parmi nous qui se sont installé-es à Bure à la fin de l’été et depuis quelques mois. Des projets de bibliothèque, d’université populaire, de chorale, de four à pain et bien d’autres choses émergent déjà à travers des commissions qui se multiplient. Un groupement d’achats se prépare pour acheter collectivement et localement des légumes et nous le finançons déjà avec une partie de nos revenus mis en commun. Entre forêt, maison et terrain de la gare, une assemblée dite « des gravitant-es », celles et ceux qui vivent, vont, viennent et gravitent autour de Bure, détermine chaque semaine agenda, dépenses, aspects de la vie collective, projets, etc. Une commission juridique porte nos attaques contre le projet, une autre, anti-répression, nous défend contre les attaques pénales que nous subissons en réponse à nos actions. L’automédia répartit les responsabilités de la parole publique, de la communication écrite, orale, radio, vidéo, photo entre nous tout-es, selon les jours et les sensibilités. Des chantiers publics et collectifs de travaux nombreux se préparent et s’échelonneront tout au long de l’année à venir.

Si l’année passée était placée sous le signe de la spontanéité, celle à venir le sera, nous l’espérons, sous celui de la construction et de la résistance : vivre et lutter dans un même élan !

 

 

John, pour l’automédia de Bure – automedia.bure@riseup.net

Plus d’informations sur Bure sur le compte Twitter des Ziradiés et sur vmc Camp.

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Crédits photos:

  • Bure-16-17-juillet_10: Mathieu Brichard DR

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