Comment financer une presse indépendante ?

Alors que la presse payante n’en finit plus de mourir, il devient chaque jour plus nécessaire de revoir son fonctionnement. Dans un article publié dans Le Monde diplomatique, le journaliste Pierre Rimbert propose un nouveau modèle qui répondrait à l’urgente nécessité de « produire une information de qualité soustraite à la loi du marché comme aux pressions du pouvoir ». La mise en place de ce modèle ne demanderait ni sacrifices immenses ni courage politique incommensurable.

Rimbert rappelle d’abord que les titres de presse en difficulté rejouent indéfiniment la même scène : nouvel investisseur, plan social, « dépendance accrue vis-à-vis du pôle économique », dégradation de la qualité de l’information, baisse des ventes, nouvel investisseur, etc.

Pour les dirigeants de la presse, les difficultés économiques seraient historiques ; trop peu d’argent aurait été injecté dans le secteur au fil des ans ; d’une part à cause d’un Syndicat du livre qui serait trop exigeant pour les secteurs qu’il défend (l’imprimerie et la distribution de la presse), d’autre part à cause d’une disposition de l’État qui empêche la concentration de la presse (« le propriétaire d’un quotidien d’information générale et politique ne peut posséder un autre titre de cette catégorie », disposition née des préconisations du Conseil national de la résistance, cf. Les Jours heureux). Quand on voit aujourd’hui l’affolante concentration des médias dans les mains de quelques milliardaires, on n’ose imaginer ce qu’il en serait sans cette disposition.

Pour Rimbert, le problème se situerait davantage dans le fait que « l’information est pensée comme un bien public, mais produite comme une marchandise ». D’où une certaine « tension » entre, d’une part le marché, qui « produit et diffuse ; mais sa logique de course à l’audience par le racolage tire la qualité vers le bas » ; et d’autre part l’État, qui « régule […] et subventionne, mais sans discernement » entre presse d’information générale et politique et presse de divertissements.

Ainsi, dans le modèle que propose l’auteur, il y aurait d’abord une séparation de ces deux types de presse ; le récréatif comme marchandise d’un côté  (environ 4200 titres), et l’information générale et politique comme bien commun de l’autre (environ 500 titres). Rimbert note qu’une séparation existe déjà dans le code des impôts.

Il décrit ensuite comment fonctionnerait précisément la presse d’information politique et générale (papier et digitale). Le secteur reposerait sur un « Service commun ». Celui-ci procurerait à tous les titres le matériel, les locaux et les services nécessaires (imprimerie, messagerie, services administratifs, etc.). Cette « mutualisation engendrerait d’importantes économies d’échelle » et « la masse salariale des entreprises de presse se réduirait [ainsi] aux seuls journalistes ».
Dans ce dispositif, les titres acquerraient le « statut d’entreprise à but non lucratif ». Seraient proscrites par ailleurs toutes formes de publicité, afin que les contenus répondent d’abord « au désir des rédacteurs et à l’intérêt des lecteurs ». La presse regagnerait en qualité déjà grâce à ce changement.

Blocage de l'Assemblée (3)
Blocage de l’Assemblée (3)

Concernant le financement, son raisonnement tient debout. Actuellement, la presse d’information a besoin de 4 milliards d’euros annuels pour faire fonctionner toute la chaîne, du journaliste jusqu’au lecteur. Côté recettes, 2,5 milliards d’euros proviennent des ventes et 1,5 de la publicité. Ces 4 milliards d’euros de chiffre d’affaires intègrent environ 800 millions d’aides de l’État (le journaliste rappelle que l’État aide également la presse récréative à hauteur de 800 millions, soit une aide totale à la presse de 1,6 milliards).

Dans le nouveau modèle proposé, Rimbert estime que Service commun et rémunération des rédactions engendreraient 4,4 milliards d’euros de dépenses (respectivement 3,6 milliards et 800 millions).
Et dans l’idée de limiter « l’appropriation privée des moyens écrits d’information […] sans pour autant en transférer le contrôle à l’État », exit la publicité (qui pourra prendre ses aises dans la presse récréative), exit les milliardaires, exit aussi les aides de l’État. Si les 2,5 milliards d’euros des ventes subsisteraient, il faut une solution pour financer les 1,9 milliards manquant.
Rimbert propose pour ce faire une cotisation sociale ; un financement semblable à celui de la Sécurité sociale, avec une « gestion paritaire » (entre les mains de tous les acteurs du secteur, lecteurs compris). Il nous remémore le principe de la cotisation sociale : « versée aux caisses […], elle n’entre pas plus dans les budgets de l’État qu’elle ne sert de support spéculatif » ; « contrairement à l’impôt, la cotisation socialise une partie de la richesse produite par le travail avant que les salaires ne soient payés et le capital rémunéré ». Ce vieux principe est peut-être une base pour construire demain.
« Un taux de cotisation information de 0,1 % » serait donc suffisant pour récolter les 1,9 milliards d’euros nécessaires. Comparés aux 1,6 milliards d’euros d’aide actuelle de l’État, le surcoût pour la collectivité serait donc de 300 millions d’euros. L’auteur, pour éviter sans doute d’être taxé de gauchisme, rappelle que le président Sarkozy a mis en place une cotisation sociale en 2010, la CVAE, pour remplacer la taxe professionnelle, qui rapporte près de 15 milliards d’euros par an.

Grâce à ce nouveau modèle pour la presse d’information, l’économie du secteur serait pour Rimbert remise « à l’endroit : la collectivité (par la cotisation) et les usagers (par l’achat) [financeraient] les infrastructures communes et [jouiraient] de la concurrence des idées ». La nouvelle indépendance des rédactions tirerait par ailleurs la qualité de l’information vers le haut. Enfin, cette réorganisation faciliterait la création et la reprise de titres de presse papier ou digitale, « les dépenses se [limitant] aux salaires des seuls journalistes ». Il imagine qu’ainsi les titres de la presse libre pourraient enfin tirer leur épingle du jeu médiatique.

U. M. pour Gazette Debout

Projet pour une presse libre, Pierre Rimbert, décembre 2014, Le Monde diplomatique

Crédits photos:

  • Blocage de l’Assemblée (3): Vincent Blanqui
  • « Tout individu a droit à la liberté d’opinion… ». Poésie Debout: Nuit Debout

Une réaction sur cet article

  • 25 novembre 2016 at 23 h 25 min
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    L’article du Monde Diplomatique date et l’idée n’a jamais été reprise. Quelle politique aurait intérêt à faire voter un système permettant l’autonomie de la presse, quelle soit d’information ou distrayante ? Dans le 1er cas, c’est donner le bâton pour se faire battre, dans le second c’est priver les groupes financiers des moyens de communication dominants. Donc, non je ne crois pas à cette proposition. Je crois que, comme pour l’ensemble des droits citoyens, il faut se battre avec nos armes et faire preuve d’inventivité : professionnalisation (stop au copié collé de l’AFP), relais sur RS et sans doute une formule associative pour éviter la course à l’enrichissement… Un bon sujet de réflexion néanmoins cet article.

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