Oromos, les oubliés de Stalingrad

« Si vous me prenez en photo, est-ce que cela va m’aider à m’en sortir ? «  Je suis à Stalingrad, dans ce qu’il ne faut pas avoir peur d’appeler la Jungle de Paris. Face à moi, un jeune homme que Cyrille, le photographe qui m’accompagne, aimerait prendre en photo. Il me demande si le reportage que je compte publier dans Gazette Debout l’aidera à obtenir des papiers. Je me sens incapable de lui mentir : « Je n’ai aucun pouvoir, je ne peux que raconter votre histoire. Sensibiliser les gens. Leur faire prendre conscience du drame humain qui se joue ici ».

Je reste cependant réaliste : je suis bien loin d’être la seule à vouloir dénoncer ce qui se joue sous nos fenêtres chaque matin. En vain. D’autant que l’indignation et la colère sont parfois des sentiments bien fugaces : j’ai mis plus d’un mois à écrire cet article car il y a toujours une « actualité » plus urgente que celles des exilés. Notre-Dame-des-Landes, la mobilisation contre le CETA, les Jours Heureux : je papillonne d’une cause à l’autre, noyée sous les projets, en rangeant dans un coin de ma tête ce reportage. Je me dis, non sans honte, que les exilés peuvent bien attendre, de toute façon, ils ne partiront pas de si tôt. Ils m’apparaissent coincés dans un espace-temps insaisissable, attendant éternellement un éventuel rendez-vous pour une autorisation de séjour temporaire.

Lorsque je les interroge sur leur avenir, beaucoup éludent la question ou restent flous. Bien sûr ils veulent travailler, apprendre le français. Evidemment, ils ne se voient pas rester à Stalingrad, sur ce bout de trottoir, à trembler tous les jours dans l’attente des expulsions policières, toujours plus violentes, toujours plus inutiles. « J’espère un futur meilleur. Je veux retrouver de l’espoir pour ma vie. Les choses vont changer. J’y crois toujours », m’assure Lami T. Nagawi, un jeune étudiant oromo qui a fui Addis Abeba, la capitale de l’Éthiopie. Comme bon nombre de ses amis, Lami T. Nagawi a participé aux manifestations contre le gouvernement qui voulait exproprier de nombreux Oromos pour agrandir la capitale.

Les Oromos à Stalingrad - Septembre 2016
Les Oromos à Stalingrad – Septembre 2016. Photo Cyrille Choupas.

Des manifestations pacifiques réprimées dans le sang

Les Oromos sont un groupe ethnique qui représentent un tiers de la population d’Éthiopie. Leur combat contre la répression qu’ils subissent a été médiatisé l’été dernier lorsque Feyisa Lilesa, médaillé d’argent du marathon des Jeux Olympiques de Rio, a franchi la ligne d’arrivée les bras croisés au-dessus de sa tête, en signe de protestation contre la politique menée par son gouvernement. Depuis, l’athlète n’est pas rentré dans son pays. Les protestations pacifiques contre le plan d’urbanisme ont commencé en 2014 et ont été régulièrement réprimées dans le sang.

Lami T. Nagawi et ses amis ont été arrêtés et torturés. Lui a réussi à s’enfuir, prenant le chemin du Kenya, puis du Soudan, traversant la Libye avant d’arriver en Europe. Il peine à me dire combien de temps a duré cet éprouvant voyage. « La France n’était pas vraiment un but. Je voulais juste sauver ma vie ». Il me répète sans cesse qu’en Europe, nous sommes « libres » et que nous avons une « vie meilleure ». Mais il ne s’attendait pas à échouer ici, sur les quais du bassin de la Villette, avec comme seul abri une simple tente. Sa mère, restée au pays, est-elle au courant de ses conditions de vie ? « Je ne lui ai pas dit que je vivais dans la rue. Elle serait sûrement déçue et inquiète. Mais je n’ai pas d’autre option car si je rentre, je serai tué ».

Abdi Kamal, professeur d'histoire en Ethiopie et réfugié en France. Septembre 2016
Abdi Kamal, professeur d’histoire en Éthiopie et réfugié en France. Septembre 2016. Photo Cyrille Choupas.

Aucun d’entre eux n’aurait imaginé une seconde qu’il serait aussi difficile d’obtenir des papiers. Mais tous tâchent de garder espoir. « Ici nous sommes libres, je veux travailler, changer ma vie et celle de ma famille restée dans mon pays », explique Abdi Kamal, professeur d’histoire. Cet homme d’une quarantaine d’années m’abreuve de détails sur la sanglante répression subie par les Oromos. Il me parle de milliers de morts, de femmes violées, de prisonniers torturés. Il fait défiler sur son téléphone des dizaines de photos de corps ensanglantés. Il raconte les violences perpétrées par un groupe paramilitaire : les Agazi, qui agiraient de mèche avec le Front de libération du peuple du Tigray (TPLF). 

Il est à la fois révolté et affligé :  » Les gens ne sont pas au courant de ce qui se passe dans notre pays. Le gouvernement affirme défendre la démocratie et l’égalité. Mais beaucoup d’Oromos sont aujourd’hui en prison. D’immenses prisons souterraines d’où l’on ressort aveugle ou fou. Il vaut mieux mourir que d’aller là-bas. » Il regrette surtout la position du gouvernement français, qui refuse de reconnaître le statut de réfugié politique aux Oromos, contrairement, assure-t-il, aux Érythréens. Il comptait franchir la frontière et se rendre en Angleterre, où le gouvernement serait plus conciliant, mais a dû se résoudre à changer ses plans face à une frontière désormais infranchissable.

La France refuse d’écouter la détresse des Oromos. 

Solan lui ne « vit » pas à Stalingrad. Le jeune homme est arrivé en France il y a deux ans, n’a toujours pas de papiers et est hébergé chez des amis. Impossible d’en savoir plus sur sa vie personnelle, il préfère lui aussi m’entretenir longuement sur la répression subie par les Oromos. « Nous avons une culture différente, une religion différente. Nous avons été colonisés par la minorité tigréenne et nous vivons avec eux par la force des armes et non par notre volonté », assure le jeune homme. Lui aussi raconte la même histoire : les manifestations, les arrestations arbitraires, son évasion de la prison où il est resté trois mois, l’errance jusqu’en Europe, l’attente et le dégoût envers les politiques français. « La France n’est pas un bon pays pour émigrer. La Norvège, l’Allemagne, l’Angleterre, la Hollande sont de meilleures destinations, mais aujourd’hui, les frontières sont fermées, il est impossible d’y aller ».

Les réfugiés Oromo à Stalingrad. Septembre 2016
Les réfugiés Oromos à Stalingrad. Septembre 2016. Photo Cyrille Choupas.

Il nous explique pourquoi les États-Unis et l’Europe n’interviennent pas militairement pour mettre fin au « génocide » des Oromos. En effet, le gouvernement éthiopien est très généreusement financé pour lutter contre le groupe terroriste Al-Shabaab, basé en Somalie. « Une fois qu’ils ont détruit un groupe d’Al-Shabaab, les soldats éthiopiens abandonnent les armes sur place, ils les « oublient » dans le désert. Elles sont alors récupérées par des bandes de jeunes qui se regroupent et créent une nouvelle milice, qu’il faut à nouveau détruire. C’est un cercle vicieux mais surtout un véritable business pour le gouvernement éthiopien », dénonce Solan. Il estime que les milices se revendiquant d’Al-Shabbaab comptent au mieux 2000 personnes, et qu’il serait possible de les contrôler assez facilement. « Mais il n’y a pas de volonté politique ». Il me conseille ensuite d’effectuer quelques recherches sur les accointances économiques que la France entretient avec l’Éthiopie. En décembre 2015, Matthias Fekl, le Secrétaire d’État chargé du Commerce extérieur, s’est rendu à Addis Abeba pour conforter les relations économiques avec un pays où les exportations françaises ont doublé l’an passé. C’est Alstom qui fournira les turbines du grand « Barrage de la Renaissance » en construction sur sur le Nil Bleu, et c’est l’entreprise Vergnet qui construit sur place l’une des plus vastes fermes d’éoliennes d’Afrique

Les réfugiés Oromo à Stalingrad. Septembre 2016
Les réfugiés Oromos à Stalingrad. Septembre 2016. Photo Cyrille Choupas.

Si j’ai choisi aujourd’hui de parler des Oromos, c’est parce que plusieurs camarades de Nuit Debout ont campé à leurs côtés pendant de longues semaines en septembre. Mais j’aurais aussi bien pu interroger des Somaliens du Darfour, des Afghans, des Érythréens, bref, des représentants de dizaines de nationalités qui « vivent » depuis des mois à Stalingrad ou le long de l’avenue de Flandres. Ils reviennent inlassablement après chaque expulsion. L’installation de grillages sous le métro aérien ne fait que déplacer leurs campements précaires et sinistres.

« Nous fuyons la répression », me répètent sans cesse les hommes et les femmes que j’ai rencontrés. « Nous sommes partis pour des raisons politiques. Nous n’avions pas le choix », se justifie Lami T. Nagawi, le jeune étudiant. Car il faut le répéter, le marteler : ces femmes, ces enfants, ces jeunes adolescents et ces hommes ne sont pas venus ici courir après nos aides sociales. Ils fuient la guerre et les atrocités. Ils ont tout quitté, dépensant toutes leurs économies pour un dangereux voyage de milliers de kilomètres. Ils ne peuvent aller nulle part, n’ont aucun lieu de repli, n’ont en perspective aucun retour en arrière possible. Ils sont désormais des exilés.

« Un jour, lorsque j’aurais un fils, je lui raconterai tout ce que le gouvernement français nous a fait subir, tout le mal qu’il a pu nous faire, à nous, les Oromos », conclut Solan. Nul besoin d’attendre qu’il ait un fils pour avoir honte de ce gouvernement.

L-A

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Un grand merci à Cyrille Choupas pour les portraits.

Crédits photos:

  • Les Oromos à Stalingrad – Septembre 2016: Cyrille Choupas
  • Abdi Kamal, professeur d’histoire en Ethiopie et réfugié en France. Septembre 2016: Cyrille Choupas
  • oromo-stalingrad-cyrille-sourire: Cyrille Choupas
  • oromo-stalingrad-cyrille-homme: Cyrille Choupas
  • Les bras croisés au dessus de la tête, le signe de la contestation des Oromos contre la politique du gouvernement éthiopien.: Cyrille Choupas

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