Feuilleton Debout #38. La simple reproduction des journées

FEUILLETON DEBOUTLe Feuilleton donnera la légende de la Nuit.

Difficilement, il avait fallu s’extirper de toutes les interprétations possibles à donner à un tel fait.

Comment Tom avait-il pu savoir qu’il allait à New York ? Lui-même l’ignorait. Est-ce que ça avait été un simple exercice de séduction de sa part ? Ou bien y avait-il quelque chose à redouter de cette intervention ? Ange était-il suivi ?

Il s’était enfoncé dans des questions inconfortables. L’autre avait eu raison, et avait déçu les attentes d’Ange en les renforçant : il était intrigué, et il voulait savoir. Il aurait dû le suivre et tenter de repérer sa cabine.

Au lieu de quoi il était resté comme un idiot à regarder sa cigarette tomber.

Il irait dans la salle des machines, ou attendrait de le retrouver à la cantine le lendemain.

Pour l’heure il fallait se résigner à aller se coucher, afin de ne pas complètement s’écrouler le lendemain. D’un pas résigné, il se traîna vers sa cabine. Quand même, il aurait voulu savoir. Sacré doute pour une première soirée sur le navire.

Dans sa cabine, deux ou trois autres jeunes hommes roupillaient déjà. Et il ne put même pas les saluer. Il inspecta ses affaires, apparemment rien n’avait été touché, ce qui le rassurait un peu sur l’espionnage qu’il suspectait.

Avec un peu d’anxiété dans les entrailles, il s’était allongé sur sa couche en essayant d’indexer ses pensées sur les mouvements du bateau, ce qui lui permettrait de ne plus avoir à réfléchir aux entreprises désagréables qu’il faudrait mettre en place afin d’obtenir une réponse sur l’énigme de Tom.

Il finit par s’endormir, enserré dans un rythme de tangage au ralenti, et qui l’avait ralenti lui-même.

 

Il se réveilla avec le bruit des couches dérangées, et avec le soleil par une fenêtre de l’autre côté de la pièce. Ce n’était pas un hublot, mais plutôt une petite guillotine au verre mal poli, et qui ne laissait passer que des photons sans précision. Sans le mouvement du bateau, impossible de voir quoi que ce soit bouger à travers la fausse transparence de cette ouverture. Ange fut sur pieds rapidement, et en se lavant les dents, eut enfin l’occasion de dire bonjour à ses compagnons de chambre, qui lui fut courtoisement rendu. Cela le mit de bonne humeur, et il ne traîna pas du pied en allant vers la cantine chercher un café et des biscuits. Il se disait qu’enfin, cette journée serait pour lui une libération de son esprit, il pourrait investir l’ensemble de ses mauvaises passes intellectuelles dans la simple mécanique des draps pliés et des réchauffements d’étoffe. Heureux Ange, qui évanouirait ses problèmes dans une blanchisserie.

Il en alla différemment.

On commença par l’astreindre à une tâche bien différente de celle à laquelle il devait normalement être occupé. On lui assura néanmoins que c’était tout à fait temporaire. Il y passa tout de même les deux premières semaines. La chose était rudimentaire pourtant, et lui permit de la même façon que celle à laquelle il s’était attendu, de se vider les nerfs et les ruminations.

Son boulot était de décharger des machines à laver géantes, qui remuaient dans de l’eau chaude des dizaines de kilos de linge industriel. Des draps, des uniformes, des taies, des dessus de couettes mouillés, lourds, désagréables à porter, devaient être vidés dans des sacs de 40 kilos chacun, puis transportés jusqu’à des grands bacs où ils étaient triés et sommairement dépliés. La tâche lui cassa littéralement l’épaule, et lui brisa le dos. Deux semaines, et son pauvre corps était déjà plié comme une des coutures de ces linges qu’il transportait. En parlant avec d’autres marins, certains lui racontèrent qu’ils avaient fait cette même chose pendant plus de 20 ans, et qu’au fond ils ne pourraient plus faire aucune autre sorte de travail. Ange ne pouvait pas complètement les croire, tant son corps avait des problèmes à s’habituer à des mouvements si violents, si à charge, et si anti-naturels.

Ses mains, de la même façon s’étaient rapidement transformées en réceptacles à cloques et à rides. On aurait pu dire, en les voyant et en ignorant le reste du corps, qu’il avait vieilli de plusieurs dizaines d’années.

Ce qui lui devint le plus fastidieux, une fois ses reins à peu près habitués à leur fardeau, fut non plus le poids de ces choses, ni leur transport qui le ralentissait comme un cheval dont on aurait triplé la charge, mais le moment où il fallait agripper les derniers linges coincés au fond de la machine, humides, glissants, râpants dans ses griffes. Il fallait démener son épaule à la façon dont on démanche un cylindre hydraulique. Il s’y prenait parfois à plusieurs reprises, et il s’épuisait les doigts sur l’inertie de ces circonvolutions drapées et proto-liquides. Il n’aurait pas supporté de si grands efforts s’il n’avait su à l’avance qu’il pourrait les arrêter quelques jours plus tard.

L’idée que son prochain poste était précisément consacré à la saisie des draps et à leur insertion dans une machine le terrifiait pourtant. Et il se sentait pour la première fois de sa vie prisonnier non plus de ses choix, du type de quotidien que lui-même s’était forgé dans les luttes politiques ou dans le désoeuvrement de leur échec. Pour une fois, il savait ce que c’était qu’être pris au piège général du salariat, de la tâche à accomplir, et de la simple reproduction des journées.

Il savait ce qu’était le sommeil lourd du boulot, et sa difficulté à le considérer comme autre chose que le moment de pause nécessaire pour pouvoir effectuer de nouveau ce qui le contraignait tant. Il comprit l’absurdité du Travail, et son potentiel de désaffection spirituelle également. La tâche encadrait si bien ses pensées qu’il en oublia tout le reste, la Révolution, son nouveau projet politique ; et Tom, qu’il avait rencontré le premier jour sans l’avoir revu ensuite.

Ce qui aurait pourtant dû, s’il avait eu le temps d’y penser, fortement l’intriguer…

 

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Crédits photos:

  • velo-debout-toulouse: Vélo Debout - DR

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