Feuilleton Debout #37. On m’appelle Tom

FEUILLETON DEBOUTLe Feuilleton donnera la légende de la Nuit.

Il n’avait pas fini la soupe qu’on lui jetait déjà, de façon renvoyée, les coups d’œil scrutateurs qu’il lançait aux matelots des autres tables. L’atmosphère n’était pas franchement à la camaraderie, et Ange ne souhaitait d’ailleurs pas nécessairement faire ami-ami. Le sourcil farouche lui était facile, malgré sa douceur d’âme. On se méfiait de lui sur un simple mouvement de tête.

Il repéra surtout deux marins qui lui semblaient sympathiques, et qui avaient l’air triste devant leurs mets frustes. Il se dit qu’il leur proposerait une cigarette à un moment de la traversée. Il serait peut-être possible d’en obtenir des informations faciles. Savoir gérer la solitude était une arme intéressante afin de soutirer des faveurs aux autres. Ange la maitrisait à perfection.

Une fois terminé, il rentra en direction de sa chambre, en s’attardant un peu sur le chemin à regarder les étoiles. Il était vrai qu’en un si grand isolement, des bouts de lumière au loin pouvaient se révéler d’une efficacité extraordinaire. Ca l’émerveillait toujours. Un point si reculé, qui permettait de guider dans des positions mouvementées et perdues, c’était un miracle permanent. Il se redonnait une boussole, en partant vers un cyclone nouveau. Avec quelle surprenante tempête allait il avoir affaire ? Il n’en savait rien, mais il savait que proposer les objectifs les plus difficiles à atteindre est souvent plus pragmatique et fait plus de différence immédiate que des propositions concernant les trajectoires visibles. Il fixait son horizon au plus large, non par posture, mais pour contourner les étocs avec suffisamment d’avance.

Perdu dans ses pensées, il n’avait pas vu que précisément un des deux marins qu’il avait repérés dans la cantine était près de lui, à quelques mètres d’écart, et regardait avec une passion aussi grande, quoique fort différente, la ligne de lumière fine tracée par les petits objets lumineux admirés.

« – Ton premier voyage ?

– Ouais, ca se voit tant que ça ?

– On commence tous par regarder le ciel avec vigueur ou la mer, ou le reflet de l’un dans l’autre. A la fin on ne guette plus que les côtes, et le retour à la terre. Du coup, j’en déduis que tu viens d’arriver. Surtout, c’est la première fois que je te vois cantiner à la même heure que moi. Du coup j’en déduis que soit on a vraiment pas de chance, soit c’est pas vraiment une coïncidence.

-Une cigarette ?

-Non, je fume pas, ca me donne le mal de mer. Et puis, je suis de la première moitié des machines ( ce qui voulait dire littéralement qu’il faisait partie de la première tranche des machineurs qui avait le droit de manger à la sonnerie de la cloche) du coup la fumée j’essaie de pas m’en coller plus que ma part habituelle du contrat si tu vois ce que je veux dire.

-Je vois. Moi la fumée ca me permet de me rééclaircir la machinerie, c’est l’inverse. Quoiqu’avec des engins pareils, on y voit pas mal non plus ».

Il pointait du doigt les étoiles en question.

Un silence s’était fait entre les deux. Ange alluma sa cigarette. Au moment de craquer une allumette, il eut le temps de scruter un peu mieux le jeune homme à ses côtés. 25 ans, pas plus. Très beau. Les yeux perçants dans la nuit à percer. Des cheveux bien lisses, un peu rêches peut-être, se plaquaient en diagonale sur son front un peu inquiet. Ange commençait à être intéressé, et lui fit un petit sourire du coin de sa bouche au moment où le tabac s’embrasait.

Le jeune homme comprit, et se rapprocha un peu.

« – Tu bosses dans quoi ?

-On m’a affecté à la blanchisserie, je bouffe pas de la fumée mais de la vapeur. Comme quoi chacun se met ce qu’il peut dans les trompes. Ca me deplaira pas je pense. Je commence demain.

-T’as la nuit pour pas y penser. Si j’étais toi j’y penserais pas trop. On m’a dit que le chef était chiant et que ses ordres étaient pas toujours faits pour être rationnels. Bah, de toute façon ça dure par plus longtemps que le voyage, comme on dit des bateaux..

-Comme on devrait dire de la vie. »

Cette fois c’était Ange qui s’était rapproché. Maintenant les deux jeunes hommes se touchaient presques. Il ne restait plus que quelques paroles à prononcer avant qu’ils ne s’embrassent et Ange les comptait presque. Il aimait jouer dans sa tête à anticiper sur les actions réelles qui se déclenchaient autour de lui ou par lui. Il était une fois de plus sûr de son coup. Et il prononça les paroles qui lui permettraient de conclure :

« – C’est quoi ton nom ?

-On m’appelle Tom. Mais comme je parle bien français, et sans accent, tu peux m’appeler Thomas. » Ange était surpris, il n’avait en effet décelé aucun accent dans ses paroles, et parut ne pas même comprendre ce que son interlocuteur venait de lui dire.

« – Tu n’es pas Français ? C’est quoi ta vraie langue alors matelot ?

– Ca pour le coup, je te le dis pas, et je te laisse deviner. Ca te fera un motif de plus pour me courir après, et pour moi une tranquillité aussi. Parce que je serai sûr que c’est toi qui viendra me chercher.

-Tu es bien sûr de toi. Et si je m’en fous de ton accent ? Tu vas faire comment ? Moi je suis pas tellement fan des machineurs tu sais, et ça m’intéresse pas franchement un mec qui parle le français au poil. J’en connais déjà assez comme ça.. »

Ange riait toujours quand le jeune homme lui murmura, sensuellement, dans le creux de l’oreille : « -I’m also an american native speaker, and I’m going to New York, where you’re heading too. So I know I’ll be of some sort of interest for ya.. » Au moment de dire cela, il extirpa la cigarette de la bouche d’Ange et la jeta dans une direction opposée.

Le temps qu’Ange regarde la cigarette tomber dans l’eau, l’autre avait foutu le camp. Et il était de nouveau, seul et intrigué, avec les étoiles.

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Crédits photos:

  • Collage 6-1: Stéphanie Pouech / DR

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