Chronique d’un racisme ordinaire

C’est l’histoire d’un mouton noir qui vit depuis très longtemps dans un champ parmi un troupeau de moutons blancs. Sa couleur n’a jamais été un problème et le reste du troupeau l’a toujours considéré comme un membre à part entière. Un jour où il paissait paisiblement, il rencontra un de ses amis.

« Tu as su pour les moutons noirs du champ voisin ? demande Mouton Blanc. Ils ont tous été emmenés à l’abattoir ce matin à l’aube.

— Ah bon ? Mais c’est terrible ! s’exclame Mouton Noir. Et on sait pourquoi ? D’où tiens-tu cette information ?

— C’est le chien du berger qui nous l’a dit. Moi je pense que s’ils ont été envoyés à l’abattoir c’est qu’ils l’avaient cherché. Ils sèment toujours le trouble, et il y en a de plus en plus, c’est donc normal qu’on les élimine.

— Je ne peux pas te laisser dire ça. Je te rappelle, au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, que je suis moi-même noir et que je n’ai pas l’impression d’avoir déjà semé le trouble, il me semble même être bien intégré au troupeau.

— Toi ce n’est pas pareil, tu es si gentil, tu dois sûrement être l’exception qui confirme la règle. Non, moi j’entends tout ce que le chien du berger nous raconte, toutes ces histoires que font les moutons noirs dans les autres champs. Je crois que c’est un peu mérité ce qu’il leur arrive.

— Quelle règle je confirme ? Celle qui dit que tous les moutons noirs sont des fauteurs de troubles ? J’aimerais te poser une question : si le même sort m’était réservé, tu trouverais cela mérité ?

— Bien sûr que non, ce serait totalement injustifié, et vraiment terrible.

— Car tu me connais. Mais ne crois-tu pas qu’il pourrait y avoir dans d’autres champs des moutons qui, ne me connaissant pas et suivant le même raisonnement que toi, ne trouveraient rien à redire à cette décision ?

— Je suppose que oui.

— N’est-il pas alors prudent de penser que, parmi ces moutons emmenés à l’abattoir, il se trouvait des moutons noirs qui comme moi ne commettaient aucun trouble ? Et que si tu n’y trouvais rien à redire c’était parce que tu ne les connaissais pas ? Ne peut-on pas penser que cela constitue une injustice ?

— Je suis confus, je n’avais pas envisagé les choses sous cet angle. Tu dois te dire que je suis un monstre.

— Je ne me dis rien du tout, je sais que tu es quelqu’un de bien, et je comprends que des gens adorables et bienveillants puissent avoir des idées abominables dès lors que leur vision du monde est biaisée. »

À ce moment-là, le chien du berger entra dans le champ, se dirigea vers Mouton Noir et l’escorta vers la sortie. C’est à cet instant précis que Mouton Blanc comprit qu’à ne penser qu’en termes de généralité, on cautionne implicitement les pires horreurs.
Bien souvent, des personnes tout à fait sympathiques et bienveillantes, à qui l’on a fait intégrer l’idée que l’être qui leur est différent est la source de leurs malheurs, s’aperçoivent de la monstruosité de leurs idées qu’une fois qu’ils assistent aux conséquences terribles de ces idées.

Mathieu Aucouturier

Crédits photos:

  • Ballon: Daphné Borenstein - Nuit Debout

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