La journée au lit, la nuit debout
J’ai passé du temps dans ce lit rocheux, contraint par des gorges étroites, agité de bouillons. Certains secteurs étaient plus calmes, moins accidentés, mais le courant toujours important m’attirait vers l’aval, me chatouillait les jambes. J’ai pris des photographies, pêché des cailloux, noté des observations et fait des mesures. La Roya est un torrent magnifique et cette vallée incroyable m’a fait découvrir les Alpes du sud. C’est pour elle que je suis venue à Nice, et lorsque je devais quitter son lit, je n’avais aucune crainte : j’allais me glisser tranquillement dans d’autres eaux agitées et bouillonnantes, sur la place Garibaldi, à Nice.
La première Nuit Debout a eu lieu une semaine, jour pour jour, après mon arrivée à Nice. Qu’aurais-je pu espérer de mieux pour m’incruster dans cette nouvelle ville – pour laquelle je n’avais, je l’avoue, qu’une estime très limitée – et faire des rencontres, vite, intensément, violemment ? Je sais, pour avoir quelque peu navigué de ville en ville ces dernières années, que s’installer quelque part, faire des rencontres, construire des relations est un moment très long, très fastidieux. Mais pas ici.
La Roya ne ressemble en rien aux torrents des Alpes du nord, que je connais mieux : ses gorges incisées, sa profondeur limitée, ses pentes importantes, ses affluents maigrichons. Bien sûr, c’est un torrent. Mais la végétation des versants de la vallée est drue, charpentée. Les flancs sont abrupts, les prairies rares là où les alpages des Alpes du nord sont étendus. La roche est partout, on la devine sous des pelouses rachitiques, et même dans les forêts dépourvues de litière. Cette vallée est incroyable. Elle a son petit bar alpin, et quand je m’y suis rendue, que j’ai expliqué ce que je faisais là, tout le monde y allait de son explication sur le fonctionnement de la rivière et la vie des poissons.
Garibaldi, un soir, deux, trois puis presque tous. Des rencontres rapides, faciles, intenses. Je n’avais pas peur, et je me sentais tout à coup une énergie débordante. Un espoir. J’avais laissé quelque part mon humeur blasée et ma certitude morbide que ce monde pourri n’avait aucune chance et qu’il ne ferait que s’enfoncer dans son marasme. Et autour de moi, l’agitation était galopante, et j’aimais ça. Tout était possible, je n’entrais pas dans une association à l’organisation déjà rigide, je pouvais tout créer de mes mains, nous pouvions tout inventer, tout réinventer. C’étaient des rencontres violentes, aussi, qui prenaient fin subitement : comment le comprendre ?
On m’a demandé de comprendre l’impact des aménagements hydroélectriques sur le transport sédimentaire. C’est important, le transport sédimentaire, en particulier pour certains poissons qui pondent dans les petits cailloux au fond du lit. Il faut donc s’assurer que les petits cailloux peuvent bien circuler dans le cours d’eau et se déposer à certains endroits. La truite a besoin de ces bancs de graviers et galets qui mesurent environ 20 mm. Or, si les aménagements hydroélectriques bloquent ces cailloux, comment les poissons vont-ils pouvoir se reproduire ?
J’ai vu des gens quitter la place à tour de bras : c’est à chaque fois un pincement. Je n’ai pas compris pourquoi Nuit Debout ne leur convenait plus. Cette pépinière de projets me semblait toujours vive pourtant. Mais les mots sont durs, les altercations violentes, le mépris latent pour ce qui ne nous convient pas : pourquoi sommes-nous toujours à ce point violents ? Tout le monde a un avis sur Nuit Debout, y compris ceux qui n’y ont jamais mis les pieds. Tout de suite, il a fallu que Nuit Debout ait un sens, réponde à des questions, ait une forme identifiable, compréhensible. Je suis fière qu’il n’en soit rien. Que Nuit Debout ne ressemble à rien. Mais c’est difficile, parce que chacun attend de Nuit Debout une réactivité qu’elle n’a pas, qu’elle ne peut avoir, des résultats, tout de suite. Or, il faut du temps pour réinventer des façons de faire et d’agir. Elle coule parfois directement sur la roche mère, qu’elle a lissée, polie, adoucie.
Elle coule parfois sur des graviers et des blocs – et lorsqu’elle se sent assez forte, elle en prend avec elle : des graviers d’abord, des galets ensuite, et lors des grosses crues, de gros blocs, lourds, envahissants, très difficiles à mobiliser. Mais la plupart du temps, elle se prépare. Elle n’a pas la force, bien sûr, de transporter tout ça, d’un coup, tout le temps, pour aller le jeter dans la mer. Pendant cette latence, la Roya ne se repose pas, elle n’est pas inutile, elle a des actions discrètes que l’on ne voit pas : en s’agitant, elle permet à l’oxygène de l’air de se dissoudre ; elle permet l’incubation des œufs qui vont donner des poissons, en leur apportant de l’oxygène et en éliminant de leur nid les déchets qu’ils produisent ; en se frayant un chemin dans les plus petits cailloux, les sables, les argiles et les limons, elle se filtre elle-même, se purifie pour rester claire ; elle érode doucement les berges pour se faire de la place, pour apporter de l’eau à son moulin, se donner du courage par de petites victoires.
Et puis la crue survient, et son débit est augmenté de toutes les gouttes d’eau qui ont ruisselé sur les versants et ont rejoint son lit : alors la Roya emporte tout ce pour quoi elle est compétente pour le jeter à son exutoire. Et puis à la décrue, elle saura reprendre son calme pour se faire plus douce, construire, former des bancs pour favoriser la végétation, créer des mouilles (des cuvettes) pour que les humains s’y baignent et des abris pour les poissons fatigués.
Les dubitatifs et les méprisants nous pointent du doigt, exigeant de Nuit Debout une révolution rapide et brutale. Ce qui s’est construit en deux cents ans, nous sommes supposés le détruire en quelques mois ? Je suis déçue qu’au sein du mouvement, il y en ait pour relayer cette nécessité pressante de tout détruire, pour déplorer notre apparente inefficacité. J’ai autour de moi des avis de tout un chacun – et surtout de personnes qui n’ont jamais mis les pieds à Nuit Debout – qui m’expliquent ce que nous aurions dû/devrions faire pour que Nuit Debout ne s’essouffle pas. Je leur réponds inlassablement que les personnes qui viennent à Nuit Debout, fût-ce rarement, ont ce courage incroyable de ne pas se contenter d’émettre des idées, mais d’essayer de les diffuser, de les expliquer, de les remettre en question, et de participer à les mettre en place. Et ça, c’est quelque chose d’incroyable, c’est de l’érosion de berge, c’est de l’incubation de futurs petits poissons. Et quand une crue viendra, que tout à coup des trombes de personnes se mobiliseront sur des gros blocs, alors les gros blocs seront éjectés. Peut-on interdire aux gens d’avoir des idées ? Bien sûr que non. Mais qu’ils viennent les discuter et les mettre en œuvre, les confronter, les polir pour en faire des bases solides sur lesquelles construire.
J’ai étudié le bassin versant pour savoir d’où venaient ses cailloux – il en faut, des cailloux, dans un cours d’eau, il y en aura toujours, et il faudra toujours les évacuer. Dans un cours d’eau, il y a des petites crues tous les ans. Des crues un peu plus importantes tous les deux ans, tous les cinq ans, tous les 10 ans. On dit d’une crue, définie par un débit de pointe (le débit le plus important atteint pendant la crue) qu’elle a un temps de retour de 10 ans, par exemple. Cela signifie que chaque année, il y a une chance sur 10 qu’elle survienne. Attention, cela ne signifie absolument pas qu’il y en aura une de cet acabit peu ou prou tous les dix ans. Toujours est-il que de temps à autre, une petite crue mobilisera les gros galets. Parfois, une plus grosse crue mobilisera des petits blocs. Et une fois en cent ans, une crue dévastatrice détruira tout, les digues, emmènera les gros blocs et des morceaux de maison si nécessaire. C’est l’accumulation de la colère qui fait ça : tout à coup, on bouillonne et on détruit tout. On oublie de respecter ce que les autres ont fait, ce que même nous avons fait par le passé. On oublie que parmi les galets, il y en a qui n’ont pas les mêmes idées que nous, mais qui ne voulaient pas les imposer, qui étaient prêts à écouter, à être polis, à essayer de comprendre.
Nous ne sommes pas un torrent, et contrairement à l’eau et aux cailloux, nous sommes capables de compassion, d’empathie et de compréhension. Cessons de nous tirer dans les pattes et de nous reprocher les uns les autres ce qui ne nous convient pas. Sachons dire nos désaccords sans nous attaquer, faisons preuve de bienveillance : même quelqu’un avec qui on est en désaccord peut être profondément blessé s’il a mis beaucoup d’énergie dans ce qu’il a fait. Ne jouons pas ces employeurs humiliants pour qui ne comptent que le résultat et non l’action, et non l’effort, et non les étapes. C’est difficile, de construire Nuit Debout, parce que ça ne repose sur rien et que nous sommes mous : nous avons des idées, mais il nous est difficile de prendre les rênes pour les mettre en œuvre. C’est normal : on ne nous a jamais appris à prendre les rênes ! Jusqu’ici, il valait mieux nous glisser dans des cases et ne pas broncher. C’est difficile parce que tout le monde ne vit pas la même chose, n’a pas le même rythme : quand on est tous les soirs sur la place, quand on n’y est pas, quand on vient pour la première fois, quand on vient juste écluser sa frustration de vieux soixante-huitard désabusé. Apprenons à agir là où ça nous importe le plus, et à accepter que des espaces nous échappent – nous n’avons pas l’énergie de nous occuper de tout. Prenons soin des gens qui viennent tous les soirs et qui ont besoin de faire quelque chose, d’apprendre, d’aller au fond des choses, et de ceux qui viennent moins souvent et qui ont besoin de s’exprimer, de sentir une énergie commune. Donnons-nous le droit d’apprendre, de faire des erreurs, de patiner parce que nous avons besoin d’apprendre à réfléchir ensemble, à construire ensemble : sans quoi, nous n’inventerons jamais rien de neuf, nous ne ferons que reprendre de vieilles recettes et, nous le savons, leur succès est très limité, très localisé, voire nul. Octroyons-nous le temps. Comme dirait Beckett :
Dire un corps. Où nul. Nul esprit. Ça au moins. Un lieu. Où nul. Pour le corps. Où être. Où bouger. D’où sortir. Où retourner. Non. Nulle sortie. Nul retour. Rien que là. Rester là. Là encore. Sans bouger. Tout jadis. Jamais rien d’autre. D’essayé. De raté. N’importe. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux.
J’ai vécu une magnifique expérience ici, et je remercie tous ceux qui l’ont faite telle, qui ont occupé la place, qui l’occupent encore ou qui l’ont quittée, qui sont fatigués, vaillants ou déçus, vous avez tous, a minima, une victoire à votre actif : j’ai pris conscience de la petite parcelle de pouvoir qui est entre mes mains, et désormais, j’en ferai usage, plutôt que de me lamenter indéfiniment. Merci de m’avoir donné le courage, merci d’avoir créé avec moi cette réalité alternative dans laquelle on prend le temps de réfléchir, où l’on apprend à ne plus subir, où l’on existe tellement fort. Vous êtes merveilleux, ne l’oubliez pas.
Je prends le large, je vais occuper d’autres places et parcourir d’autres lits, mais je reviendrai.
A bientôt et continuez à exister de toutes vos forces !
Astrée Isthme
Cet article a initialement été publié dans le journal de Nuit Debout Nice, le GaRRi. Nous le reproduisons avec leur aimable autorisation.
Crédits photos:
- Vallée – La Roya: Astrée Isthme
- Pont sur La Roya: Astrée Isthme
- Gorge, bouillon – La Roya: Astrée Isthme
- Viaduc – La Roya: Astrée Isthme