Feuilleton #31. Dans le désordre

FEUILLETON DEBOUTLe Feuilleton donnera la légende de la Nuit.

Les dockers s’étaient rassemblées pour protester contre la suppression d’un mois entier de paie, supposément à cause d’une grève prolongée dans les mois précédents. Les patrons profitaient de toute façon de tout pour faire des économies, et se préparaient à revendre le port pour trois fois rien à une compagnie chinoise privée qui se chargerait de le transformer en parking ou n’importe quoi d’autre qui permettrait de ne pas avoir à embaucher.

Ange n’avait aucune envie de participer à une AG, bien que solidaire. Et quand le vieux se fut fondu dans la foule en colère, il en profita pour s’enfuir discrètement et pour aller fureter sur les quais vides. Il contourna l’entrepôt le plus proche et rejoint derrière celui-ci tout une cargaison de conteneurs non vidés. S’empilaient là toutes les formes et toutes les couleurs du capitalisme. Les dockers avaient fait des légos avec les biens du marché international. Quelle beauté. Ange contempla avec ferveur cette œuvre monumentale, dont la cohérence de composition résidait dans cette cohue désorganisée de marchandises sans fonction. Ce n’était pas comme un bateau échoué ou comme des objets qui se seraient dispersés dans le courant des vagues. C’était des blocs massifs de valeur marchande à quoi on avait coupé la route, qu’on avait rendu à l’inutile et à la contingence. Plus rien n’était tracé pour eux. Le pouvoir des hommes, à cet endroit précis, ce n’était plus de s’astreindre à ces choses et à les faire continuer leur chemin. C’était de les dérouter, de contrecarrer ces formes dures. De leur imposer un moment de pause.

Ange prit lui-même une pause et s’assied sur une petite pile de trois conteneurs, puis fixa l’horizon. Au fond il y avait les Etats-Unis, qui était précisément le destinateur des ces charges pour les hommes des docks. La marque Evergreen les signalait. Les Français avaient stoppé, sur leurs frontières, tout un Empire. Le jeune révolutionnaire regardait vers l’ouest d’un air frondeur.

Il se sentait prendre de l’envergure. Paradoxalement, la désorganisation du lieu, son incohérence dans la loi économique, semblait renforcer la nécessité du trajet d’Ange. Il y avait dans ce chaos une nécessité absolue de continuer la révolution. Briser l’Empire, installer la Nuit Debout partout.

Dans cette phase d’intensité anti-esclavagiste face à l’ennemi, Ange commença à comprendre que l’on peut puiser une énergie, un carburant, un désir-même, aux sources de ce qui avait poussé ces dockers à stopper les objets manufacturés. Dans le désordre.

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Crédits photos:

  • File policiers République: Nuit Debout DR

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