Feuilleton Debout #27. Vers Le Havre

FEUILLETON DEBOUT. Le Feuilleton donnera la légende de la Nuit.

Un vieil homme au volant d’une vieille 206 bleue le prit en stop. Ange précisa :

« – Normandie ?

– Oui jeune homme, Le Havre.

–  Va pour Le Havre »

Sur le trajet, il n’y eut que peu de conversation. Le vieil homme avait remarqué les deux boucles  qu’Ange portait à l’oreille gauche. Il savait à qui il avait affaire. On ne pouvait seulement pas dire s’il le désapprouvait ou s’en réjouissait secrètement. Le silence se prolongeait depuis presque 30 minutes, quand le vieux osa :

« – Parisien ?

– Oui

– Pas envie de rester à Paris ? »

Ange ne répondit pas, ce qui ne renforcerait pas la dynamique des prises de parole. Il resta assis, comme ça, à bien considérer la question. Après avoir prolongé de nouveau le silence, mais en sentant que c’était à lui qu’il incombait de le trouer, il retourna la question :

« – Et vous ?

– Moi je suis du Havre. Ancien docker, j’étais simplement venu voir des vieux copains installés récemment à la Courneuve. Je rentre à la maison. Tu vas bosser au Havre ?

– Peut-être. Tout ce qui est nécessaire pour manger et pour prendre un farewell ship.

– Ça coûte sacrément une traversée. Soit tu bosses, et c’est rare de trouver un job parce que ça se transmet entre marins ce genre de planche. Soit tu raques, et pas qu’un peu. T’as b’soin d’un toit, p’tit ? J’peux te trouver quelque chose de pas trop mal.

– Ce sera pas nécessaire non. J’ai pas trop l’habitude d’emmerder les gens. »

Ange avait dit cette phrase avec un ton aride pour couper toute envie de reposer la question. Il ne voulait dépendre de personne. Déjà, le vieux pourrait l’identifier et ça l’emmerdait de lui filer des informations. Mais ca l’emmerdait aussi de demander à descendre bientôt de la voiture et de couper son trajet en deux pour pas lâcher l’info, alors que là il pourrait y aller d’une seule traite. Il s’en voulait pourtant d’avoir révélé déjà ce bout-là. Il se dit que s’il devait rester trop longtemps au Havre, il se trouverait peut-être un autre stop pour aller à Cherbourg ou même à Brest.

Pour le moment, il ne parlait plus. Le docker s’était crispé de son côté. Il ne comprenait pas comment un môme pouvait parler si franc et sec alors qu’on lui venait en aide.

Ils s’arrêtèrent sur un bord d’autoroute de l’A13, un peu avant l’arrivée sur Rouen. Le vieux sortit de la voiture. Ange ne bougeait pas, perdu dans ses pensées.

« -Pas besoin de pisser ?

– Ça va, merci. »

Au moment de s’écarter de la voiture, le vieux fixa d’un regard inquiet le côté droit du volant, à l’endroit de la serrure pour la clef de démarrage. Ange comprit qu’il ne lui faisait pas confiance, même en emportant le trousseau aux toilettes. Ou plutôt le vieux hésitait, ne savait s’il devait redouter quelque chose. Ange, le toisait, presque suffisant, blessé qu’on le prît pour un voleur. Au fond pourtant il le comprenait très bien.  Le docker lâcha le premier ce combat des nerfs.

« – Ok, je reviens fils. » dit le docker. Et il s’éloigna vers la station.

Ange regarda autour de lui. Dans une petite niche de plastique à la gauche de la boîte à gants, deux cigarettes en mauvais état faisaient bien grande la tentation. Ange mit en route l’allume-cigare. Puis s’en crama une, et sortit de la voiture.

Quand le vieil homme revint, il lui lança :

« – J’vous ai volé qu’une cigarette. Vous auriez pas dû trop vous en faire. J’vous ai vu me regarder à travers les baies vitrées du bâtiment. »

Le vieil homme se mit à rire.

« -Et ben ça. On peut dire que tu manques de rien toi. Allez hop, tu conduis » lui dit-il en lui jetant les clefs presque au niveau du visage. Ange fut bien surpris de se voir donner un travail immédiat. Ceci l’aida à sortir de sa léthargie. Il en fut reconnaissant à l’homme.

Une fois repartis, le vieux mis un peu de musique. Une radio de vieilles chansons. Ce qui plut également à Ange, parce que ça allait plutôt bien avec la scène. Il se croyait dans un film de Gabin, ça lui faisait presque plaisir.

Le vieil homme s’endormit, et Ange en profita pour se brûler la dernière blonde. Il retomba dans des pensées moroses.

Ils arrivèrent au Havre en fin d’après-midi. Ange n’y était jamais allé auparavant. Il s’était attendu à pas mal de gris, et il trouva la ville finalement plutôt guillerette vu l’état délabré de Paris.

A un feu rouge, il secoua le bonhomme

« – Oh vieux dormeur, on est arrivés là. C’est quoi votre délire de roupiller en plein aprem ? Bon je la gare où la tôle ?

– Ça mon vieux c’est comme tu veux. Tu vas voir au port n’est-ce pas ?

– J’dis pas non. »

Il prit la direction du port. La voiture ronronnait très légèrement. Le soleil s’était mis à luire. Et le vieux lui jetait des coups d’œil amusés.

Collage #5-4

A un autre feu rouge il lui lança :

« – Tu sais fiston, j’dirai à personne que j’tai vu et où tu as été. Ils pourraient lancer un avis de recherche que je piperai que dalle. Alors arrête d’avoir peur, tu veux. Je te repropose hein : si t’as besoin d’un plan pour quelques jours, je connais des gens. Et y’a chez moi.

– Arrêtez ça

– Quoi ?

– Arrêtez de m’appeler fiston.

– Ahaahaa. Ok. Et pour le toit ?

– J’dis pas non, si c’est complet discret.

– T’inquiète pas pour ça. Un docker c’est silencieux comme un bateau qui coule.  »

Un grand bruit venait de la plateforme bétonnée où ils arrivaient. Sur le parking une foule de gens étaient attroupés, et poussaient des cris. Des camarades en lutte étaient en train de faire une AG pour décider le blocage du port.

« – J’aurais du préciser : silencieux, sauf quand il s’agit d’emmerder les patrons. »

Ange souriait.

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Crédits photos:

  • Collage #5-4: Stéphanie Pouech / DR
  • Collages_1_3: Stéphanie Pouech / DR

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