Feuilleton Debout #26. Ange s’en va.

FEUILLETON DEBOUT. Le Feuilleton donnera la légende de la Nuit.

Après trois jours d’hospitalisation, Ange était parti, pour de bon.

Le commandement n’avait pas lancé d’autres attaques, ni contre les commissions, ni contre des patrouilles stationnées. Ca sentait vraiment mauvais. Ange tremblait pour sa vie, il avait vu trop de corps morts pour ne pas les laisser mouronner secrètement dans son esprit. Paris était un cadavre. Il n’en pouvait plus. La concussion crânienne devait jouer dans cette vision mortuaire. Il se sentait simplement un paquet d’os articulés, se trainant jusqu’à la prochaine bombe. Il n’avait plus rien à apporter à cette révolution, la contradiction était poussée jusqu’au bout. Maintenant ce serait à celui qui gagnerait, c’est tout. Ange croyait dans ce pouvoir de pousser les antagonismes, mais cela n’impliquait pas qu’il pût supporter le résultat de celui qu’il avait aidé à apparaître. La fin se jouerait seulement sur du pur rapport de forces. Il n’avait plus rien à apporter de ce côté-là, blessé qu’il était de corps et d’idées.

Il était parti donc. Avec rien que ses vêtements. Sans repasser chez ses parents. Sans jamais retourner voir les toits de Guy Moquet, et les belles cheminées des dessus de chambres de bonnes. Sans regarder sa famille de ses beaux yeux verts, et sans leur faire dire qu’il les aimait. Une urgence interne lui ordonnait de partir le plus loin possible, non plus à cause de son projet conçu, mais parce que sa conservation propre le lui dictait. Surtout, une grande fatigue s’abattait sur lui, une fatigue de tournoiement, de vertige, de sentir que rien n’est stable.

Il avait parcouru la bande de boulevard qui sépare la rue Doudeauville de la porte de la Chapelle comme on essaie de se sortir d’un demi-sommeil ou d’une léthargie : en écartant de soi ce qui semble familier mais qu’on ne veut pas reconnaître comme définitif. Sa main cet après-midi là vint souvent chercher le réconfort d’un mur familier de cette travée finissant dans Saint-Denis, et dans un nouveau réveil pour lui. Comme pour dire au revoir, comme pour saisir une dernière fois la teneur de l’architecture de la Nuit Debout, il laissa sa main trainer sur des crépis et des briques qui jalonnaient sa route. Il serait bientôt libéré de cette prison suffocante, mais il voulait en sentir encore un peu l’odeur, parce qu’on ne se sépare pas si facilement de ce qu’on a construit soi-même.

A la Chapelle, il traversa par la route le vieux rond-point toujours pas rénové, et qui vous permettait de slalomer entre les voitures pour passer en dessous du périphérique et rejoindre les rues mal entretenues de la banlieue nord. Il était dans Saint-Denis, et il projetait de remonter maintenant toute l’avenue du président Wilson jusqu’à la porte de Paris. De là, il prévoyait de faire du stop pour attrapper un bon tronçon de l’A86.

Le spectacle était saisissant. Sur chacun des côtés qui longeaient l’avenue, les restes des anciennes tours de corporations n’avaient pas encore été déblayées. Ange se souvenait bien du soir où les différents comités de Résistance Nord, antenne proto-indépendante de la Nuit Debout Parisienne, s’était coordonnés pour réaliser l’opération DICTA, consistant à faire exploser chacune de ces grandes constructions du capitalisme insultant les pauvres habitants massés dans des HLM partout alentours. C’était des militants d’Auber, des algériennes de Saint-Ouen, des briscards dyonisiens, des enragés de Montreuil, qui avait la même nuit posé les belles bombes de la Révolution. Sans faire un mort, pas un seul mort. Ils avaient tous veillé à l’évacuation préalable des bâtiments. Mitall, SFR, Vinci, etc…, les logos s’étaient effondrés, la banlieue avait retoqué avec violence la gentrification débordante du marché, avait rendu le capital à ce qu’il était : un tas de ferrailles mort.

Ange se souvenait avec passion des images tournant en boucle à la télévision ce soir-là. C’était la semaine d’après les tueries miliciennes de la rue Mouffetard. Il se rappelait du bien absolu qu’il avait entrevu sous la forme d’un jugement moral pour qualifier ce spectacle. C’était bien, c’était quelque chose de l’ordre du Bien, de la véritable morale, faire tomber ces monstres là.

Les comités de résistance nord étaient toujours actifs, et avaient mené beaucoup de missions de désencerclement de la capitale. Les banlieusards n’avaient reculé devant rien pour libérer l’ensemble de la frange Est du périphérique. Ils avaient opéré une bataille sans relâche contre l’armée, avec une audace qu’on avait vu deux siècles avant dans les faubourgs du centre de Paris. Ils n’avaient pas la clémence pour les miliciens et les soldats mercenaires qu’ils avaient pour les employés des grands groupes. Leur technique d’action était souvent assez simple : ils incendiaient des voitures lancées à toute vitesse vers les barrages de soldats. Puis lançaient une première salve de grenades. Une fois l’armée assourdie, ils envoyaient des nuées de balles en marchant lentement, parfois 200 camarades à la fois, vers le barrage. Ils nettoyaient. C’était une technique coûteuse en camarades, mais extrêmement dissuasive en situation de surnombre.

Collage #5-7

Le surnombre, la véritable arme de la Révolution. A Paris, 1 million de citoyens, dont la moitié acquise à la révolte. En banlieue, plus de 5 millions de révoltés nets. Le calcul avait été rapidement effectué quand les comités de Résistance du 93- 95 avaient commencé à bouger. Le commandement n’avait pas résisté longtemps, il s’était contenté de garder le contrôle des deux portes du Sud (Italie et Bercy) qu’ils avaient obtenu en trouant carrément le périph’ à ce niveau. Ce qui empêchait radicalement la technique des voitures en flammes.

Ange passait donc au milieu de l’ancien début d’un bel élan. A la porte de Paris, il vit la grande pointe de la Basilique vers le nord, puis un bout de la nouvelle flèche, rénovée sous la forme d’un mirador par les déboutiens dyonisiens, qui avaient réussi quelques beaux coups de tir sol-sol longue distance sur le stade de France, un soir où des soldats venus tenter de reprendre la zone y avaient été massés. On disait pour la blague que les révolutionnaires, non contents d’avoir décapité des rois, s’asseyaient sur eux pour dégommer maintenant des généraux. On ajoutait : Denys, s’il revenait, ne saurait plus où donner de la tête.

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Crédits photos:

  • Collage #5-7: Stéphanie Pouech / DR
  • Collage #5-3: Stéphanie Pouech / DR

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