Feuilleton Debout #25. Des Rojava, des promptes à la grenade.

FEUILLETON DEBOUT. Le Feuilleton donnera la légende de la Nuit.

Les tourbillons de l’eau s’épaissirent et devinrent une fumée noire. Ange se réveillait. Ou plutôt il émergeait d’une imagination pour retomber dans une autre, moins gaie, moins volubile, et qu’on appelait la réalité, celle de la révolte tout au moins.

Des corps morts. Encore. A peine deux jours après celle de Censier, l’hécatombe recommençait. Mais l’effet de souffle était venu de l’intérieur du bâtiment. Ce n’était pas une charge extérieure ou une opération de section. C’était un attentat. Dans ce quartier fortifié de la Nuit Debout, il n’aurait pas été possible qu’une attaque rangée intervienne par surprise. Il devait s’agir d’une bombe.

Ange ne réalisait pas. Et pour cause, son crâne avait été enfoncé par un bout de chaise volatilisé dans l’explosion. Un trou gros comme deux pouces se faisait sentir juste au-dessus de l’occiput, Ange avait eu du bol de pas de faire dézinguer tout court.

Ca sentait mauvais, ce bout d’histoire là. Un immeuble de la commission qui fout le camp. Ca sentait le raboul de troupes dans toutes les voies parisiennes. Les méchants avaient tappé là où ça faisait pas du bien. Et la Nuit allait devoir en mettre un sacré coup elle-même pour redresser la balance des torts.

Les camarades du secours arrivèrent en trombe. Ange fut déposé sur une civière. Comme il avait aidé lui-même au transport de deux malheureux hier, deux jeunes soldates le transportèrent jusqu’à un centre de soin ouvert, rue Doudeauville, dans un espace ménagé près des rails. Ange ne reprenait pas vraiment conscience, ses oreilles sifflaient trop fort pour qu’il puisse véritablement analyser. S’il prononçait un mot, la résonnance dans ses tempes devenait franchement insupportable.

Et pourtant, il fit l’effort d’articuler : « Lucie ? Lucie ? ».

Un jeune homme en blouse blanche vint près de lui. Il le fixa pendant un moment et tenta de comprendre. Il dut juger qu’Ange était dans un état dangereux, et lui fit une injection. Il s’endormit. La mâchoire encore raidie sur la dernière syllabe de sa camarade.

Quand il se réveilla quelques heures plus tard, le bourdonnement dans les oreilles s’étaient amoindris, presqu’au point de n’exister plus. Ange avait un bandage sur le derrière du crâne et un large bout de sparadrap lui enserrait le front. La salle dans laquelle il se trouvait était silencieuse. Les autres blessés, une vingtaine peut-être, discutaient entre eux. Beaucoup de pansements avaient été déposés sur les blessures ouvertes de l’explosion. Les copains avaient fait un travail de fourmi. On aurait dit qu’une forme d’appaisement général était tombé des mains des médecins et des infirmiers. Il entendit même quelques rires.

Puis l’idée lui revint immédiatement. Où était Lucie ? Etait-elle dans le bâtiment quand celui-ci avait explosé ?  Ange agrippa le bras d’une jeune femme qui passait pour compter les lits inoccupés.

« -C’est quoi le bilan ? » lui demanda-t-il, avec les boyaux qui lui faisaient plus mal que sa tête.

Le bilan, c’était une quinzaine de morts, et une quarantaine de blessés, dont 10 très grièvement. Et le bâtiment totalement détruit. Ce bilan-là ne traduisait pas encore complètement le coup porté à la Nuit Debout. Car parmi les 15 morts, il s’agissait probablement des organisateurs les plus expérimentés, et de logisticiens plus aguerris. Il n’y avait pas de chefs, certes, et c’était le bon côté de cette tragédie. Mais un grand vide dans les briscards coûterait beaucoup à l’organisation générale des stratégies d’action. On venait de décimer une bonne partie de ce que la Nuit possédait de roublardise et de ruse. Ca ne se reconstruirait pas facilement.

Ange aperçut au loin un camarade connu de la Commission Défense. Il réussit à se tenir sur ses jambes, puis en subtilisant un petit fauteuil de bureau qui trainaît pas loin, il s’en fit un déambulateur pour avancer. Quand le camarade le reconnut, ses yeux s’arrondirent, il n’aurait pas cru voir Ange mal en point comme ça.

Collage Stéphanie Pouech

« -Salut Gourque, c’est quoi ton deal à toi ?

-Regarde ». Gourque tourna son bassin sur le côté, et souleva sa chemise. Tout le bas de son dos était arraché, à vif, et on lui voyait presque les reins.

« -Mon vieux il est dégueulasse ton cul là. C’est pas bon pour ta popularité. » Gourque et Ange rigolèrent un coup, comme pour évacuer la saloperie avant de se dire les choses sérieuses.

« -Lucie, Gourque, dis-moi, tu l’as vue ? »

Gourque stoppa net son sourire. Et fit s’effacer les traits rigolards de ses joues. Ses yeux s’abattirent mécaniquement vers le sol.

« -Elle était dans le bâtiment Ange. On a bu un café dix minutes avant que ça pète. Elle était dans son bureau. Elle disait qu’elle avait pas mal de pain sur la planche et l’intention de rester vissée-là pour un moment. Je suis désolé mon pote. Je sais que vous étiez bon copains toi et elle. »

Ange était terrassé.

Lucie, morte comme ça. Elle qui voulait lui dire au revoir la nuit dernière, qui voulait partir soulever les campagnes avec lui. Lucie, le Gavroche amochable à foison, qui n’avait peur de rien. Le commandement l’avait eue. Une autre petite grande âme qui s’envolait. Et sans danse possible ce coup-ci, sans match à la loyale. C’était une saloperie d’attentat qui l’avait emportée.

Ange s’assit contre un poteau, par terre, en fixant Gourque.

« -Merde. Merde merde. Gourque, t’as perdu du caviar toi aussi ?

-Deux bonnes copines ouais. Des dures. Des Rojava, des promptes à la grenade. »

Dans cette saloperie de révolution, comme dans toutes celles que Paris avait vues, les femmes se faisaient pillonner plus dures que les hommes. Le commandement ne s’y était pas trompé, elles étaient le point le plus tenace de tout le processus. De tous les acteurs de nuit debout, c’était dans les rangs des femmes qu’on tenait les soldat-e-s les plus déterminées. Ca se voyait dans tous les assauts, mais aussi, ils avaient du avoir des statistiques. Et comme tout le monde savait que la Commission Myrha était remplie de femmes, on avait tapé avec une bombe. Contre une bombe, t’as beau être l’héroïne de la révolution, tu te volatilises tout pareil.

Lucie et toutes les autres, étaient volatilisées. Mais comme on volatilise les pétales d’une rose. Sous elles, sous la fleur de Paris, des milliers d’autres enragées s’apprêteraient à jouer le rôle des épines.

 

Crédits photos:

  • Collage 6-2: Stéphanie Pouech / DR
  • Collage 6-1: Stéphanie Pouech / DR

Une réaction sur cet article

  • 8 septembre 2016 at 22 h 59 min
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    vraiment un très beau texte

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