La démocratie rêvée #8 : « Nuit debout, l’occupation de places à la française »

Suite de notre essai/feuilleton « Nuit debout, la démocratie rêvée ? » reprenant un essai de Benjamin Sourice initialement publié sur son blog Mediapart, pour mieux comprendre Nuit Debout à la lumière des différents mouvements d’occupation de places en Europe depuis 2011. (Lire l’épisode précédent : « Ne rien revendiquer, prendre le pouvoir »)

La revendication centrale de démocratie, son expérimentation et ses perspectives inscrivent indéniablement Nuit Debout dans la continuité idéologique et pratique des mouvements d’occupation de places en Europe. L’aspiration commune à un nouvel idéal démocratique, perçu comme progressiste et porteur de nouvelles valeurs (égalitarisme, solidarité, valorisation des communs), résonne désormais dans le cœur des « Nuitdeboutistes » français comme dans celui des Indignados d’Espagne ou des Aganaktismeni grecs. Dans ce pays qui inventa la démocratie, l’appellation choisie par les manifestants signifiait « celles et ceux en colère », ces citoyens grecs qui dénonçaient un «État clientéliste, familial, oligarchique». En France, il semblerait que le temps de l’indignation et de la colère soit également dépassé, au vu des poussées insurrectionnelles qui devancent désormais les manifestations. Mais face à l’inconsistance du pouvoir et l’absurdité du monde qu’il façonne, la révolte n’est-elle pas la plus humaine des réactions ?

Pour autant, cela ne doit pas masquer les différences notoires entre ces mouvements européens, d’autant que l’heure du bilan pour Nuit Debout, après seulement trois mois, n’est pas encore tout à fait arrivée. Notons que l’une des particularités du mouvement français est de s’inscrire dans un contexte d’urgence sociale et de mobilisation contre la loi travail, avec son calendrier législatif et la nécessité de mettre en échec les velléités libérales du gouvernement Valls. Or, pour nombre d’acteurs engagés dans l’appel initial à « faire converger les luttes », Nuit Debout s’inscrivait dans une stratégie préexistante de montée en puissance et d’articulation des différentes composantes du mouvement social, impliquant une synergie avec différents types d’organisations, dont les syndicats ou encore des collectifs de coordination des précaires et d’intermittents (CIP).

Comme cela a été évoqué, la vie de Nuit Debout ne reposait pas uniquement sur le procéduralisme de l’Assemblée, mais également sur une forte dynamique d’autogestion et d’autonomie des actions entreprises. A ce titre, les actions (interruption de plateau TV, ouverture d’un squat pour migrants, occupation de théâtres, etc), ainsi que les nombreuses manifestations sauvages nocturnes, tous ces grains de sable marquent une certaine originalité de Nuit Debout alliant l’acte immédiat et l’imprévisibilité du mouvement. Chaque initiative, individuellement ou en groupe, s’attachait à faire avancer le mouvement, pleinement conscient du caractère itératif du processus et de la non-obligation de performance. Une des règles tacites énonçait ainsi un bienveillant « droit à l’erreur », fondamental dans un contexte expérimental, décrété tel un pied de nez au monde de l’ultra-compétitivité et de l’efficacité que le mouvement rejetait.

Certes, Nuit Debout n’a pas su éviter les mêmes écueils que ses prédécesseurs, s’arqueboutant sur la forme « assemblée » et multipliant les commissions sans contrôle, parfois jusqu’à la marginalité (« la grosse commission » pour réclamer des toilettes publiques). Une explication à cela pourrait être l’absence d’espaces de discussion capables de développer une pensée plus stratégique, ce qui aurait demandé a minima un « cadrage » des débats et des prises de parole. Par ailleurs, Nuit Debout, du moins à Paris, a eu du mal à dire ce qu’elle était et à affirmer ses principes, certains participants préférant maintenir le flou pour « ratisser large » tandis que d’autres souhaitaient voir réaffirmer les codes d’identité classiques. Or quand il n’est pas possible d’affirmer l’être au présent, le devenir devient largement hypothétique.

La tension permanente entre nécessité de libérer la parole et celle de donner une direction précise au mouvement, déjà palpable au sein du collectif Convergence des luttes, n’a jamais été vraiment résolue. Cette divergence stratégique a donné à voir un spectacle tantôt puissant (l’anonyme au poing levé haranguant une foule frissonnante plus efficacement que de vieux ténors politiques) tantôt tragi-comiques quand la parole se faisait plus avinée, quand les incohérences succédaient aux incompréhensions. Les partisans de l’organisation n’évitaient pas non plus les vieux travers avant-gardistes, lançant leurs débats depuis la tribune de la Bourse du Travail, réservant la parole à quelques camarades triés sur le volet, universitaires en chaire et analystes au-dessus de la mêlée. Tous ces doctes propos dissimulaient parfois maladroitement la volonté de faire accepter une décision prise en petit comité plus qu’ils ne visaient à alimenter un débat collectif. A travers ces positions est apparue assez manifestement la confrontation de deux mondes et deux générations politiques divergeant non seulement dans les moyens (leadership éclairé contre démocratie égalitariste), mais également dans les objectifs politiques du mouvement (renverser le capitalisme contre imaginer la démocratie idéale) qui, faute de s’affronter ouvertement, multipliaient les escarmouches, et ce parfois au détriment du mouvement (conflit sur les stratégies de communication).

Nuit Debout, du moins sa version parisienne, aura été marquée par la présence, voire la prévalence, des identités militantes traditionnelles, contrairement au mouvement des Indignés qui s’était attaché à gommer les symboles d’appartenance politique. La création de plus de quatre-vingts commissions thématiques a globalement reproduit la cartographie des grandes familles politiques, une reproduction des chapelles qui n’a pas facilité le grand melting pot des idées et des compétences observé ailleurs. En Espagne, l’identité du « 15mayista » était venue supplanter et unir militants et participants novices, où les compétences des uns (cyber-activistes) étaient mises au services des idées des autres.

En revanche, Nuit Debout a permis de créer des ponts et de ressouder globalement des luttes qui s’ignoraient jusqu’ici les unes les autres. Pour Fatima de la Commission féministe : « Les Nuits Debout ont été l’occasion de faire sortir le féminisme de sa zone de confort, de lui donner une centralité et une culture de rue qui lui manquait. Ça nous a permis de gommer les poncifs habituels, de ressouder le mouvement et de nous confronter à la dure réalité vécue par les femmes d’aujourd’hui, la violence, la précarité extrême et cette ubérisation de la société que les femmes subissent depuis longtemps. » Cette grande mise à jour des idées s’est produite ainsi dans de nombreuses commissions, notamment du fait d’un apport intellectuel nouveau de la part de « novices » qui portaient une parole moins contrainte par les habituels carcans universitaires ou partisans qui structurent la pensée militante française.

Benjamin

Auteur, blogueur, agitateur.


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