Feuilleton Debout #23. La face noire d’un soldat

FEUILLETON DEBOUTLe Feuilleton donnera la légende de la Nuit.

Le lendemain matin, Ange fut réveillé par un bruit aigu de moteur de mobylette. Il avait les traits tirés, la peau très pâle et son air fantomatique cadrait avec le désert de cette friche industrielle. Les images désagréables de la veille lui revinrent pêle-mêle et bousculèrent son esprit à peine remis du trouble d’un léger sommeil.

La désolation s’emparait de lui. Il ne savait pas où aller ou vers qui se tourner. Toutes les personnes qu’il connaissait, il s’en méfiait. Et l’évènement de la veille ne faisait rien pour lui donner confiance. Il procéda logiquement, sans l’aide d’un bon café noir pour mettre ses idées en route.

Il fallait d’abord s’assurer qu’on ne le suivait pas. Ce qui voulait dire non seulement confondre ses traces, mais éteindre tous ses appareils électroniques et s’assurer qu’aucun tracking n’était possible. Ange savait à qui s’adresser pour ça. Un ancien sympathisant des déboutiens new-yorkais, Andrew, possédait un petit joint-épicerie de façade, derrière laquelle il avait établi son « bureau ». Il pouvait procurer à Ange le clean-up complet dont il avait besoin. Il irait donc le voir, dans la journée, et pourrait peut-être passer la nuit chez lui. Ce n’était pas vraiment certain, Andrew était très méfiant lui-aussi, et très geek, ce qui le rendait hostile à toute présence humaine trop longue, surtout si elle était encombrante. Ange ne pourrait de toute façon pas rester longtemps. Ce qui le rassurait, c’est que la relation entre lui et Andrew n’était pas établie depuis les évènements de la Nuit Debout new-yorkaise il y a fort longtemps. Il n’avait retrouvé la location d’Andrew que par hasard, en posant des questions à d’autres camarades. Il n’avait jamais été le voir pendant toute son année passée ici, et avait donc gardé cette cartouche saine.

Cependant, Ange, ne décolla pas tout de suite. Il voulut d’abord réfléchir. Il y avait quelque chose dans le timing de toute cette affaire qu’il ne comprenait pas bien. Précisément, il n’avait pas subi la moindre pression depuis qu’il était arrivé à New York, l’an passé. Avec le nombre de caméras présentes dans la ville, il n’avait pas douté que des traces de lui devaient pouvoir être trouvables à tous les niveaux des renseignements américains. Mais ces traces n’avaient pas été « activées », personne n’avait eu besoin de chercher dedans. Pourquoi alors avait-il subi cette violente mise en demeure à ce moment précis, un peu plus d’un an après son arrivée dans la ville ?

Ange réfléchissait, corbeau noir inquiet et de mauvais augure au milieu des ruines d’une ville sans âme.

Qu’avait-il pu faire pour déclencher un tel courroux ? Une sommation de cet ordre est toujours une réaction à un autre évènement. Or la vie d’Ange était restée très calme, sans véritable évènement, sauf l’altercation sur la 81ème chez Louis.

Ange blêmit un peu plus – chose incroyable vue la teneur déjà incolore de son visage.

Louis. Louis était derrière tout ça.

La milice nous nargue

Ange avait été le voir dans le but de réveiller des démons du passé, en demandant une carte de bibliothèque pour retrouver des informations sur Mary. Il s’était introduit dans le milieu des plaques tectoniques superficiellement calmes. Il s’était mis, de nouveau, dans l’oeil des tourbillons en place.

Louis lui-même n’avait pu perpétrer le meurtre de sa voisine. Il avait eu besoin de renseignements, donc d’informateurs, et pour l’acte lui-même, d’un second couteau. Alicia pouvait aisément avoir joué le second rôle, mais cela était moins sûr pour le premier. Louis avait le bras long, Ange n’en avait jamais douté. Mais il avait pris cela pour de la simple coopération, voire de la traitrise au compte de la haute administration américaine. Ange le savait parce qu’on ne pouvait pas lui avoir laissé son poste à Columbia sans qu’il ait eu besoin à un moment ou un autre de faire allégeance à l’Empire.

Seulement, Ange avait pris cela pour de la faiblesse et de la couardise. A présent, il comprenait que non seulement Louis avait coopéré mais s’était activement retourné. Comment il avait trouvé dans ce retournement une alliée en Alicia, cela restait un mystère qu’Ange avait bien l’intention d’éclaircir.

Il ne respectait plus Louis depuis déjà beaucoup d’années, mais à présent il pouvait franchement le détester. Et cela lui redonnait des forces. Il aurait à présent un ennemi, et il ne le laisserait plus en paix, pour peu qu’on lui en donne l’occasion. Cette haine avait pourtant changé un autre aspect dans ce qu’il pensait de Louis. Il ne pouvait plus simplement le mépriser, à présent il en avait peur. Car même si Louis ne faisait peut-être que relayer des directives venues de plus haut que lui, il y mettait du zèle. La corrélation entre la visite d’Ange et cet assassinat n’avait pris que deux jours, ce qui était extrêmement rapide compte-tenu du fait que les recherches le concernant n’avaient pas été activées auparavant. La courroie de transmission avait du fonctionner d’une façon entièrement fluide.

Ange savait analyser le non-dit des situations, les rouages secrets qui sous-tendaient les faits visibles. Il pouvait comprendre beaucoup de choses à partir d’un analyse bien menée. Après quelques minutes de réflexion, la perspective actuelle devenait pour lui beaucoup plus distincte, donc beaucoup plus lisible. L’appareil d’Etat révélait des choses sur lui-même dans cette intervention tonitruante. Ange ferait sauter quelques fusibles, et ne doutait pas que la recherche de Mary le mènerait désormais à une bonne revanche envers ses ennemis de toujours. Car il était certain, si ce n’est d’emporter dans sa chute un secret sur Mary, du moins de faire couler quelques soldats convertis à l’Empire.

Il se sentit au corps une détermination neuve.

Il examina les alentours. La mobylette avait depuis longtemps filé. Les deux sacoches sur chaque épaule, il courut à travers champ pour rejoindre une rue cabossée. Après deux croisements, ayant marché à grands pas sur le trottoir défoncé de ce quartier perdu de Brooklyn, Ange pénétra dans un garage. Personne. Il trouva rapidement les vestiaires.

Il enfila une blouse de mécanicien, et s’enduit le visage de suie crasse. De blême, Ange avait pris la face noire d’un soldat.

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Crédits photos:

  • La milice nous nargue: Darius / DR
  • Collage #5-5: Stéphanie Pouech / DR

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