Feuilleton Debout #21.Dans le creux du bouillon.

FEUILLETON DEBOUTLe Feuilleton donnera la légende de la Nuit.

Pendant tout le moment que dura son étourdissement, Ange eut une pensée agréable. La fumée se répandait partout. La confusion absolue s’installait dans l’ensemble de la rue du 18ème arrondissement. On ne voyait plus rien. L’entour n’était plus que suie. Toute la Révolution venait d’être étourdie. Ange, dans cet étourdissement, vit une belle chose. Voilà quelle elle fut.

C’était en fait un souvenir.

Le souvenir de sa première excursion aux Etats-Unis, en dehors de New-York, quand il avait 14 ans. Ses amis l’avaient emmené, en voiture, dans le nord de l’Etat de New York, dans une ville proche de Kingston, au sud d’Albany. Dans sa vision, la pluie qui était tombée lors de ce séjour venait tranquillement remplacer le brouillard qui s’abattaient sur eux à cet instant présent.

Cette pluie noirâtre avait été nourrissante, et pour tout dire inespérée. A 14 ans, Ange avait souffert de la trop grande luminosité des choses, et préférait les contrastes nuageux, ainsi que les émotions violentes des orages. Il en avait bien profité cette fois là.

Le souvenir était précis, il concernait un soir en particulier.

Ce soir là, des trombes s’était mises à tomber sur l’Etat de New York, et Ange regardait tomber les filets épais à l’extérieur du porche. Il avait une bière à la main, du type IPA, que boivent fréquemment les américains. Très amère, et qui imbibait bien.

Ce soir là, il se souvenait nettement avoir décidé de quitter et sortir un peu de cette belle baraque pour aller se promener, sous cette pluie battante, qui le rincerait en moins de quelques secondes. Il avait décidé de descendre la rue et de longer les quelques maisons du style de la Nouvelle-Angleterre, puis d’aller dans la rivière, à l’endroit où les autres enfants allaient se baigner, lorsqu’il faisait beau. Il était sorti, en short de bain, aller goûter la chaleur de cette bonne eau qui tombait, au milieu des 83 degrés fahrenheit.

Il se rafraichirait d’eau dans la rivière, puis se réchaufferait dans celle du ciel.

Sur la route, les quelques voitures qui le croisèrent eurent des airs d’effarés. Que faisait ce garçon, sous la pluie si dure et si pointue ? Pourquoi se baladait-il comme ça, sans rien ? Ange s’était amusé de les voir interloqués. Il n’avait pas baissé le regard, et il continuait sa route en chantonnant. Les américains se posaient beaucoup de questions, mais n’agissaient que peu. Et personne ne s’était arrêté lui demander quoi que ce soit.

Quand il fut descendu sur le côté de la rivière, les pieds nus sur les cailloux rêches, il put observer que le lit de celle-ci avait considérablement augmenté, et qu’elle emportait avec elle maintenant une grosse teneur de boue et de dépôts différemment collectés.

Il n’hésita pas pourtant, et commença à se plonger dans le liquide froid et rapide. Le courant était important, mais pas assez pour emporter le jeune homme sur les rochers plats ou l’on pouvait se cramponner aisément.

Manif du 14 juin
Manif du 14 juin – Raphael Depret / DR

La rivière était disposée sous la forme d’une distribution de niveaux de roches. Et il se faisait, sous la couche plate des granits sur lesquels marchait Ange, une forme de petite cascade, où l’on pouvait sauter, et nager. Ange sauta, et nagea. Comme s’il avait fait beau temps. Comme si le courant n’existait que peu.

Il s’était amusé, pendant plus d’une demi-heure, à nager sur place, faisant face à la marche rocailleuse élevée d’où il avait sauté, et usant ses bras à cet exercice. Cela lui faisait du bien, le décontractait. Il était pas loin de 20 h, le soir, et le temps qu’avait pris cet exercice avait suffit à faire tomber la nuit. Quand Ange se hissa de nouveau sur le palier de pierre du dessus, la lune l’éclairait d’une lumière en monopole, ne disputant plus celle du soleil. En s’asseyant sur les rochers, pour se réchauffer sous la pluie qui battait maintenant un peu moins fort, il eut une idée. Il se souvenait qu’un peu plus loin, au niveau d’un de ces paliers rocailleux formant des cascades miniatures, l’un de ces niveaux avait en un endroit une sorte de trou enfoncé qui faisait comme un palier intermédiaire, et où l’eau s’engouffrait en tourbillons. Il alla jeter un œil, en remontant la rivière.

Comme prévu, l’enclave dans la roche était là. Mais le débit était tel que le tourbillon était extrêmement prononcé, et indiquait de lui-même qu’il ne serait pas aisé de se tenir là, sans être pressé par un flot puissant.

Ange voulut s’y mettre et commença par contourner le trou rempli d’une eau bouillonnante. Il y plaça un pied, puis un second. Et en poussant de chaque côté contradictoirement avec ses genoux et ses coudes, parvint à s’asseoir là; contrariant l’eau, l’empêchant de passer par son endroit fétiche, et suscitant ainsi une colère d’oppression de la rivière.

Ce qu’il ressentit à ce moment n’avait été présent en lui qu’à l’état empirique, sans contamination de mots. Il s’était retrouvé dans l’œil de la rivière, dans la concentration de toutes ses énergies, et de toutes ses fureurs. Et il y avait trouvé comme une tendresse, comme une chaleur. Ange avait été attiré, non seulement par le mauvais temps, par l’orage, puis par la rivière débordante. Il avait également été attiré par le point le plus agité de la rivière, par le point concentré de toutes les furies naturelles. Et c’était dans cette tornade précise qu’il avait trouvé son lieu de calme, d’apaisement. Son lieu de domination aussi, parce qu’indéniablement il s’était senti supérieur.

Il était resté comme cela un peu plus d’une heure, dans le fond d’agitation total de cette rivière bouillonnante. Quand il s’était relevé, il ne le savait pas, mais il aimait déjà la révolution. Il cherchait, autant que le cherchaient, les éléments les plus déconstruits du monde. Et il se bâtirait, dans ce fond de furie là, sa demeure propre.

Il s’était tenu sur le rocher, debout. Dans la nuit.

Dans la Nuit, Debout.

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Crédits photos:

  • Manif du 14 juin: Raphael Depret / DR
  • Manif 14 juin (4): Jérôme Chobeaux / DR

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