Nuit Debout vu du Chili : Occupation de places, convergence des luttes et droit à la ville en France

Le journal chilien El Desconcierto a publié le 15 juin dernier un article intitulé : Occupation de places, convergence des luttes et droit à la ville en France. El Desconcierto est un journal électronique, qui garde une distance critique des pouvoirs économiques et politiques et soutient la volonté de changement issue du mal-être social, sans supporter une identité politique spécifique. El Desconcierto se déclare libre de toute appartenance à un parti ou à un mouvement. L’auteur de l’article, Claudio Pulgar Pinaud est architecte après un Master en Sciences sociales. Candidat au doctorat d’études urbaines à l’EHESS de Paris, il est aussi universitaire de l’Instituto de la Vivienda, Universidad de Chile.

indignez-vous

Occupation de places, convergence des luttes et droit à la ville en France – 15 juin 2016

Plus de 200 places occupées ont été recensées dans toute la France. Trois semaines après l’occupation de la place de la République à Paris, l’organisation d’assemblées dans les différentes banlieues semble être le futur du mouvement.

Étant soi-même observateur et participant, il est difficile d’analyser un processus en développement. Cet article tentera néanmoins d’établir une généalogie du mouvement, d’en présenter une mise en contexte et essayera de le décrire et de l’analyser brièvement.

Depuis le 9 mars 2016, la France vit sous la pression du mouvement social le plus important des 20 dernières années. L’étincelle qui mit le feu aux poudres fut le projet de réforme du code du travail, véritable institution de ce qui reste de la protection sociale française. Cette protection sociale s’est construite à partir des luttes des travailleurs du 19ème siècle, des grandes grèves du Front populaire (1936), du programme du Conseil National de la Résistance à la fin de la seconde guerre mondiale et de la révolte étudiante et ouvrière de mai 1968.

Cela fait plusieurs années que la cocotte-minute sociale était sous pression. Le gouvernement socialiste actuel n’a fait qu’accélérer le processus en menant successivement des réformes néo-libérales et une politique d’austérité. Les deux attentats de 2015 n’ont fait que refroidir légèrement l’ébullition mais n’ont pas démobilisé les personnes qui avaient occupées massivement les rues lors du deuil collectif du mois de janvier.

La conférence de l’ONU sur le changement climatique (COP21) de décembre 2015 et l’intense répression des mouvements sociaux et écologistes, rendue possible par l’état d’urgence post-attentats, ne refrénèrent pas les ardeurs militantes.

La discussion parlementaire du projet de loi de déchéance de nationalité (proposition de l’extrême droite reprise par les socialistes et qui finira par échouer), l’extension de l’état d’urgence jusqu’à la fin de la coupe d’Europe de football, les expulsions constantes de migrants, l’augmentation du chômage, les scandales de corruption politique et financière ou les affaires d’évasion fiscale alimentèrent le mécontentement général, déjà abreuvé des luttes antérieures.

L’appel citoyen, qui fut à l’origine de la grande journée de grève et de manifestations du 9 mars, a été le fait marquant du cycle de contestation de 2016. Ce n’était pas un appel des structures syndicales formelles, malgré leur poids toujours significatif en France. Ce fait inédit montre que quelque chose de nouveau était en incubation depuis le début de ce mouvement.

A la fin février, quand le gouvernement annonça sa réforme du code du travail, tout coïncida pour générer les conditions nécessaires à un grand mouvement social.

Un des exemples marquants est celui du documentaire « Merci Patron », une critique satirique de l’ambition démesurée des grandes fortunes françaises, par le prisme des délocalisations d’usines et de la répercussion du chômage sur la vie des travailleurs. Le film, sans promotion dans les médias, obtint un succès massif et inédit dans les salles de cinéma.

Cela motiva un groupe d’activistes et de militants, parmi lesquels le réalisateur du documentaire, à se réunir avec quelques syndicalistes sous le thème de « Faire peur aux puissants ». C’est au cours de ces réunions qu’apparut l’idée d’occuper un espace public, en particulier des places telles qu’on a pu les voir depuis 2011. Ce groupe hétérogène se dénomma « convergence des luttes ».

La date choisie fut celle du 31 mars, jour de la grève générale annoncée par la grande majorité des syndicats et les organisations étudiantes et lycéennes. La signature d’une pétition virtuelle contre la réforme par plus d’un million de personnes fut un autre fait inédit.

Orchestre Debout
Orchestre Debout, 2e

L’occupation de la place de la république

La manifestation du 31 mars, avec plus d’un million de participants dans les rues sous une pluie intense, démontra la force du mouvement social et de ses deux composantes historiques, les travailleurs, syndiqués ou pas, et le mouvement étudiant et lycéen. Un troisième front, fait nouveau dans l’histoire des mouvements sociaux français, a été ouvert le soir même : l’occupation des places.

La grande différence avec les autres occupations de places de par le monde est que, depuis le premier jour, la Nuit Debout ne fut pas autorisée par les forces de l’ordre à occuper la place en permanence. La première semaine, toutes les nuits à 5 heures du matin, la police expulsait les personnes présentes sur la place.

Le mouvement s’adapta et parvint chaque jour à partir de midi à monter un nouveau campement, avec des structures démontables, prévoyant que chaque nuit, tout devait être enlever de nouveau. Cela devint habituel de voir la police commencer à lancer des grenades lacrymogènes et à matraquer les occupants à partir de minuit.

Cette occupation quotidienne de la place lui rendit du sens, donnant un contenu politique à un espace public, qui venait d’être refaçonné quelques temps auparavant. Avec l’aménagement d’une grande esplanade et l’élimination d’une grande partie de la circulation automobile, les conditions de son occupation et de sa réappropriation furent facilitées.

Le désir secret de tout urbaniste de construire une « agora » fut ainsi réalisé par les milliers d’habitants qui chaque soir se réunissaient pour discuter en commissions spécifiques ou en assemblée générale, regroupant parfois plusieurs milliers de personnes.

Sur la place, c’est une sorte de village qui se construit organiquement, un village où, dès le premier soir, on a pu trouver une infirmerie, une cantine gratuite ou un media center chargé de la communication sur les réseaux sociaux, composante importante du mouvement.

Au fur et à mesure des jours d’occupation de la place, plusieurs autres programmes permanents s’établirent, comme une bibliothèque, un jardin, un espace pour les enfants, des ateliers de fabrication d’affiches, des expositions, etc. De plus, les trois médias de communication officielle de la place se consolidèrent : un journal papier, une radio et un canal de télévision, qui transmettent quotidiennement en direct de la place sur internet. Avec toute cette infrastructure, c’est une autonomie contre-hégémonique qui se construit en réalité, autonomie qui serait difficile à réaliser sans l’occupation de la place.

La composante festive est présente depuis le premier jour, quand fut donné un grand concert sur un camion. Se succèdent sur la place des interventions artistiques constantes, du théâtre, des projections de films, un orchestre symphonique…

Quotidiennement, les assemblées et les discussions politiques se déroulent du côté Est de la place, alors que du côté Ouest, les activités festives se développent, les participants circulant indistinctement d’un côté à l’autre.

Certains historiens et anthropologues rappellent que les mouvements de révolte ou de révolution ont toujours eu une part festive importante. Le carnaval par exemple a toujours été un moment propice aux soulèvements et aux révoltes, raison qui explique sa récupération et sa mise sous contrôle.

Paname
Paname

Occupation et droit à la ville

L’occupation des places est un processus et non un résultat ou un objectif en soi. Le fait d’avoir une rotation importante de participants et d’utiliser l’assemblée comme un espace de discussion et de décision a transformé Nuit Debout en une école de la démocratie radicale et horizontale.

De nombreux participants étaient déjà militants ou activistes mais beaucoup d’autres se sont politisés dans le processus d’occupation. La « convergence des luttes » se constate au sein de plus de 80 commissions qui travaillent sur la place, donnant au mouvement un caractère systémique, qui va bien au-delà de la contestation de la réforme du code du travail en construisant une certaine « intersectionnalité », dans le sens sociologique du croisement des formes de domination/contestation.

Les luttes les plus visibles sont les luttes féministes, la lutte pour la droit au logement, la lutte contre la colonisation, les luttes écologistes, avec une participation constante mais non prédominante des luttes syndicales et étudiantes.

Le droit à la ville, dans le sens défini par Lefebvre de réappropriation et de prédominance de la valeur d’usage, prend forme dans les occupations de places, fonctionnant dans le même temps comme une contestation de la ville mercantilisée et privatisée.

Nuit Debout fonctionne comme un laboratoire de production de commun, pour parler comme les situationnistes, depuis la production de l’espace par le faire et la praxis. Ce n’est pas seulement l’espace qui est réapproprié au travers de l’occupation, le temps l’est également, la nuit se transformant en un temps récupéré pour l’auto-organisation, pour la démocratie et le débat.

L’occupation de la place construit un espace-temps d’expérimentation, avec la constitution d’une cité autre, légitimant de fait ce que les pouvoirs publics traitent d’illégal.

Rebaptiser la place en Place de la Commune (pour la Commune de Paris de 1871), décidé en assemblée générale le 32 mars (les jours se comptent désormais depuis l’occupation de la place le 31 mars), n’est pas anodin.

Il est reconnu que la Commune de Paris fut un moment révolutionnaire d’autogestion de la cité de manière autonome, par le peuple de Paris en armes, moment qui est, jusqu’à maintenant, considéré par beaucoup comme l’unique instant historique de tentative de réalisation d’un socialisme autogéré à l’échelle d’une ville entière.

L’occupation de la place en tant que résistance et désobéissance contraste avec d’autres processus qui se sont développés ces dernières années en France et qui peuvent servir de point d’origine ou de comparaison.

Les ZAD (zones à défendre), occupation de territoires par des militants et des habitants contre de grands projets inutiles et imposés (comme le projet d’aéroport à Notre Dame des Landes sur un site de forêt humide) et les campements de migrants ou de roms, le plus emblématique d’entre eux mais pas le seul étant la Jungle de Calais, sont des espaces où se construisent des « autonomies territoriales » qui contestent la société et la cité actuelles, construisant des alternatives ici et maintenant.

L’occupation de la place est aussi une opposition à la privatisation des espaces publics, tellement banalisée et naturelle avec les terrasses de bars et les événements privés de marketing des marques, autorisés par les pouvoirs publics.

C’est aussi un espace pour les rencontres et l’interaction entre habitants, qui, en temps normal, s’ignorent ou n’ont même pas l’occasion de se rencontrer : jeunes précaires, migrants, travailleurs pauvres, syndicalistes, personnes à la rue, entre autres. L’occupation fonctionne comme un espace de construction de confiances et d’empathies qu’il est difficile de rencontrer dans la cité actuelle, faite de flux et de consommation.

Tag : "A la fin"
Tag : « A la fin »

La composition des participants de Nuit Debout

Les médias de masse et la classe politique ont attaqué constamment les participants de Nuit Debout, arguant qu’ils n’étaient que de « jeunes blancs diplômés de petite bourgeoisie (les bobos) ou des hippies jouant du tambour », mais plus de 30 sociologues ont évalué sur le terrain la réalité des participants à Nuit Debout : plus de la moitié ont plus de 33 ans et 20 % ont plus de 50 ans.

Les deux tiers sont des hommes. Quarante pour-cent des participants viennent des banlieues et les parisiens viennent principalement des quartiers nord-est, les plus populaires de la capitale. Soixante pour-cent sont diplômés (la moyenne nationale est de 25 %) et 24 % sont des ouvriers ou des employés, plus du double de la moyenne parisienne. L’enquête et son analyse montrent que la diversité des participants est grande, mais que la faible participation des jeunes issus des banlieues est un manque révélateur des fractures de la société française.

Le mouvement d’occupation des places a commencé à Paris et dans 20 villes en même temps. Plus de 200 places occupées dans toute la France ont été recensées jusqu’à maintenant. Plus de 3 semaines après l’occupation de la place de la République à Paris, des assemblées de quartier commencèrent à s’organiser en parallèle, assemblées qui apparaissent comme le futur possible du mouvement.

Par exemple, dans le quartier de Belleville, au nord-est parisien, 3 assemblées se réunissent chaque semaine sur les places et ont adaptées localement la convergence des luttes, se solidarisant avec les migrants et les réfugiés qui vivent dans la rue ou qui occupent des édifices publics abandonnés.

Dans les banlieues, associées dans l’imaginaire collectif à la pauvreté et à l’immigration coloniale, des places sont occupées, même si elles furent moins médiatisées, dans la continuité du processus d’effacement de l’organisation et de la politisation de ces quartiers. L’opinion publique les associe uniquement avec le trafic de drogues, les voitures brûlées ou les affrontements avec la police, comme les émeutes de 2005, sans s’intéresser aux résistances et aux organisations qui traversent ces territoires, de fait exclus et rejetés par la société française.

Ce qu’il se passe en France maintenant sera fondamental pour ce qu’il se passera en Europe et dans le monde par rapport aux avancées du néo-libéralisme ou à ses reculades. Ce n’est pas pour rien que la France a toujours été un laboratoire politique des révolutions et des contre-révolutions au cours de l’histoire. Il est intéressant de lire à ce sujet cette analyse (en espagnol) de Miguel Urban.

Au moment où ces lignes sont écrites, les blocages des raffineries de pétrole sont totales. Entre 30 et 50 % des stations service sont sans essence. Les syndicalistes des centrales de production électrique et des centrales nucléaires ont rejoint la grève pour bloquer l’économie.

Plusieurs ports sont bloqués, les syndicats des transports (camions, bus, métro, trains) commencent des grèves, de même que les éboueurs et tous demandent le retrait de la loi travail. Depuis le début du mouvement en mars, on compte plus de 10 journées de protestation nationale et des centaines de lycées et d’universités bloqués ou en grève.

Malgré cela, la gouvernement reste intransigeant, au point de contourner le débat parlementaire en faisant adopter le projet par décret en première instance. Pendant ce temps, des centaines de places restent occupées dans tout le pays depuis plus de 2 mois.

Texte initialement publié sur le blog de l’Instituto de la Vivienda (INVI), Facultad de Arquitectura y Urbanismo de la Universdad de Chile.

Texte Traduit par Julien pour GAZETTE DEBOUT

Crédits photos:

  • Indignez-vous: Flo
  • Paname: Floryan / DR
  • Tag « A la fin »: Gazette Debout
  • Contre la privatisation de l’espace public: Stephane Burlot / DR

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *