La démocratie rêvée #5 : « L’assembléisme, la dérive fatale des occupations sans fin »

Suite de notre essai/feuilleton « Nuit debout, la démocratie rêvée ? » reprenant un essai de Benjamin Sourice initialement publié sur son blog Mediapart, pour mieux comprendre Nuit Debout à la lumière des différents mouvements d’occupation de places en Europe depuis 2011. (Lire l’épisode précédent : La démocratie, le vote et le procéduralisme)

Malgré l’expérience accumulée au fil des occupations de places, ce nouveau procéduralisme démocratique conduisit à un phénomène connu de ceux qui ont expérimenté ces mouvements : l’ « assembléisme », équivalent de la réunionite au sein du monde du travail ou associatif. Ce terme venu d’Espagne, répandu au sein du mouvement des Indignés, est caractérisé par un virage nombriliste où l’assemblée se réunit pour discuter de son propre fonctionnement, de ses problèmes et des solutions à produire pour perdurer plutôt que du monde qui l’entoure. La forme assemblée et la dynamique d’occupation de l’espace public passent alors inexorablement d’une phase d’expansion à une phase d’atrophie vers un noyau dur. Soumis à des forces centrifuges, le mouvement épouse quant à lui de nouvelles formes à travers la création de collectifs, de coordinations locales ou d’alternatives mises en place, le plus souvent du fait d’une mutation des commissions thématiques et des nouveaux groupes affinitaires formés.

Pablo Lapuente, jeune philosophe madrilène vivant à Paris qui vécut le 15M en 2011 regrette que Nuit debout n’ait pas su éviter les travers observés en Espagne : « À Madrid comme à Paris, j’ai observé cette même passion pour l’assembléisme, avec un aspect parfois trop procédurier, et la place privilégiée prise par des militants professionnels qui disposent de plus de ressources, en particulier de temps, pour s’investir dans le mouvement ». L’apparition de ces permanents du mouvement finit, même involontairement, par créer une nouvelle forme de légitimité qui dépendrait du temps et de l’énergie dédiés.

Malheureusement, l’équilibre est dur à trouver, et les excès de zèle se font le plus souvent au détriment d’autres catégories de participants progressivement mis à l’écart. Les Espagnols avaient ainsi noté que les personnes avec des obligations familiales, en particulier les femmes, étaient ainsi peu représentées, tâchant de résoudre ce problème avec des systèmes de garderie collaborative ou la mise en place d’outils numériques.

Muter ou mourir

« Que no nos vamos, nos extendemos ! » (« On ne s’en va pas, on s’étend ! ») ou « Nos vemos en los barrios » (« On se retrouve dans les quartiers ») scandaient plus d’un millier de participants à la fin de l’assemblée générale de la Puerta del Sol le dimanche 12 juin 2011 lorsque fut voté la levée du campement des Indignés à Madrid. « Loin de signer la fin du mouvement des Indignés, le démontage du camp laisse place à une fine structuration de la mobilisation à l’échelle des quartiers » relativise la sociologue française Héloïse Nez, spécialiste du mouvement espagnol.

En 2015, lors d’une rencontre à Barcelone, Simona Levi, multi-activiste, fondatrice de X-net et du Partido X, nous livrait son analyse : « Il y a effectivement eu une phase douloureuse, à Barcelone comme à Madrid, où les 90 % de l’assemblée votèrent pour la levée du camp tandis que 10 % adoptèrent la posture de l’irréductible ». À ce titre, la phase d’assembléisme aiguë, « avec des AG qui pouvaient durer huit heures » se souvient Pablo, semble être intervenue au moment où « les commissions et groupes de travail avaient déjà commencé à quitter la place pour diffuser dans les quartiers l’esprit 15M, leurs réflexions et leur façon de travailler en réseau. L’Assemblée était devenue une coquille vide où sont venus s’installer les bernard-l’hermites » ajoute Simona Levi. Le remède radical contre la dérive assembléiste fut donc l’auto-dissolution du mouvement, Simona ajoutant que « la posture jusqu’au-boutiste fut celle de personne arrivées tardivement, qui n’avaient pas pensé l’après car ne s’intéressant déjà pas à l’avant ».

Aussi souhaitable, voir planifiée, que fut cette auto-dissolution – « peut-être la seule décision effective que nous ayons pris » s’amusent nos amis espagnols – elle a entraîné une moindre visibilité et la perte d’un point de rencontre qui favorisait l’intégration d’une large diversité de profils au mouvement. Les militants espagnols avouent que de nombreuses personnes « se sont perdues dans la nature » lorsque les places ont été rendues à leur ennuyeuse fonction, ce lieu où l’on se croise sans jamais se rencontrer.

Cependant, ce nouveau public, politisé et formé aux nouveaux modes d’organisation horizontale, n’en demeura pas moins un acteur important et réceptif à des modes de communication moins centralisés, ce qui permit de poursuivre la mobilisation sous de nombreuses formes les années suivantes, des actions de soutien aux expulsés, le développement de coopératives de solidarité et l’organisation des marées citoyennes qui ont bousculé la vie politique espagnole pendant les années suivantes.

Lire la suite, vendredi 22 juillet : « La démocratie pour organiser la solidarité »

Crédits photos:

  • Indignés Puerta del Sol: Movimiento 15-M

Benjamin

Auteur, blogueur, agitateur.


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