La Lutte des classes vue par la presse mexicaine

Le journal indépendant mexicain La Jornada a publié le 17 juin 2016 un article intitulé France : bienvenue à la lutte des classes. (Francia: ¡bienvenida la lucha de clases!). La Jornada  a été créé en 1984 par un groupe de journalistes dégoûtés par la subordination de la presse mexicaine au pouvoir politique et financier. La Jornada défend, entre autres thèmes, la souveraineté nationale mexicaine, l’autodétermination, le secteur public, la redistribution des richesses, une éducation publique gratuite et obligatoire, et l’obligation pour l’État de garantir santé, logement et travail pour tous.

L’auteur de l’article, Maciek Wisniewski est journaliste et chercheur en sciences politiques. Né en Pologne, il vit au Mexique depuis 2001. Il contribue à l’édition polonaise du Monde diplomatique en tant que spécialiste de l’Amérique du Sud. Il est aussi militant pour les droits de l’Homme.

Nos rêves ne rentrent pas dans vos urnes

Dans Les luttes de classes en France (1850) – une série d’articles publiés ensuite comme pamphlets séparés (1895) – Karl Marx, analysant les grandes transformations politiques que traversa la France durant la seconde moitié du XIXe siècle, décrit la lutte des classes comme une « politique exécutée sur le “terrain idéologique” mais sous “déguisement idéologique” ». De nos jours, et depuis longtemps, nous restons sur le « terrain idéologique », et sans doute plus que jamais à cause de la contre-offensive néo-libérale.

Nous restons de même dans un théâtre de costumes. Sur la scène politique française, se démarquent les figures pathétiques de François Hollande et Manuel Valls, qui se disent « socialistes » pour mieux représenter les intérêts de classe du patronat et du grand capital. Mais, après plusieurs années de « lassitude », après de sombres mois de démobilisation pour cause de « menace terroriste » et la peur induite par l’État, les masques tombent.

Répondant à la « réforme » néolibérale du travail qui facilite les licenciements, allonge le temps de travail, annule la négociation collective et les accords de branche, et qui renvoie les travailleurs au XIXe siècle de Marx, les intenses mobilisations syndicales (grèves, blocages, affrontements avec la police) et l’émergence du mouvement Nuit Debout écrivent un nouveau chapitre de la lutte des classes en France.

Deux mois et demi après le surgissement de Nuit Debout, ce sont de nouveau les syndicats qui mènent la danse. Il y a quelques semaines, Stathis Kouvelakis [Unité Populaire] soulignait : « [il faut] voir quel est le secteur qui peut jouer [le] rôle de locomotive. Dans plusieurs cycles antérieurs de mobilisations, ce sont les cheminots qui ont été en première ligne ; en 2010 c’est venu plutôt de secteurs comme la chimie, les raffineurs en particulier » (The Jacobin, 16/5/16 [d’après l’article de Révolution Permanente]).

La locomotive ?

Curieusement, c’est justement dans Les luttes de classe en France que Marx écrit sa fameuse affirmation « les révolutions sont les locomotives de l’histoire », affirmation que Walter Benjamin trouvera si problématique cent ans plus tard.

Pour être en accord avec le dictum benjamien, peut-être la phrase devrait-elle plutôt s’écrire : « Il faut voir quel est le secteur qui actionnera l’arrêt d’urgence. » Quoi qu’il en soit, on retrouve de nouveau les raffineurs et les cheminots à la tête de la mobilisation française. Les premiers paralysent l’approvisionnement en carburant du pays, et les seconds, en grève reconductible depuis deux semaines, bloquent la moitié des connexions locales et 80 % des TGV. Ils bloquent même le train spécial transportant le trophée de l’Euro 2016, un événement comme une bouffée d’oxygène passagère, que le gouvernement utilise pour détourner l’attention nationale et internationale.

Même s’il se révèle insuffisant sur certains aspects, David Fernbach a raison, Les luttes de classes en France est un document formidable. Pour la première fois, Marx tente d’expliquer le présent en utilisant sa « méthode matérialiste » et commence à développer de manière systématique des concepts pour analyser le phénomène de la lutte des classes, en tant qu’une « lutte de groupes dont l’existence et les intérêts sont déterminés par leurs relations de production » (Karl Marx, Surveys from exile, D. Fernbach, 2010, p. 9).

Manif 14 juin
Manif 14 juin / Nuit Debout / DR

Affinement de l’argument

Avant Les luttes de classes en France – et même peu de temps avant le Manifeste du Parti communiste (1848) – Marx ne parlait que de deux classes, la bourgeoisie et le prolétariat ; mais en étudiant la France, il découvre une grande variété de classes sociales et de fractions de classes, en particulier celles qui constituent le « bloc du pouvoir ». Finalement, il s’avère pour Marx que la lutte des classes est possible uniquement parce qu’il y a plus de deux classes, des classes qui « ne s’intègrent » pas, et que le conflit existe entre elles parce qu’elles luttent pour « s’intégrer » ou parce que d’autres luttent pour se les « approprier ».

Parlant de la « démocratie représentative » et essayant de comprendre comment une minorité de la classe propriétaire parvient à gouverner tous les autres, il souligne que « cette démocratie naît comme produit de la lutte des classes et que cette lutte des classes sera son but ». Nier ce fait ou avoir l’illusion du contraire est pour lui un « crétinisme parlementaire, une épidémie qui se propage à toute l’Europe à partir de 1848 ». Bien qu’il ne rejette pas la démocratie parlementaire (sic), ni le suffrage universel (sic) – phénomène marginal à son époque –, il préfère critiquer le « pouvoir magique » que lui attribuent les secteurs dominants, qui ont l’habitude d’opposer « les règles abstraites de la justice aux résultats immédiats de la lutte des classes ».

Quand, en 1848, le gouvernement de Lamartine refuse au peuple des barricades parisiennes le droit de « déclarer une (nouvelle) République », arguant que seule la majorité des Français a cette faculté, qu’il faut attendre leur vote et que tout cela n’est qu’une usurpation, Marx répond avec une ironie amère : « La bourgeoisie ne permet au prolétariat qu’un seul type d’usurpation : celui de la lutte. » (The class struggles in France, Karl Marx, Surveys from exile, p. 42).

Il y a comme un air de déjà vu, quand, s’adressant aux manifestants des rues de Paris qui demandent le retrait de la loi travail, le premier ministre Manuel Valls déclare : « La démocratie, ce n’est pas la rue. La démocratie, c’est le vote ! » (Libération, 9/6/16).

Quelle ironie !

C’est le même homme politique qui, face à la résistance au sein même de son Parti socialiste (dont le nom ne trompe plus personne), préfère ne pas soumettre cette proposition de loi au débat parlementaire et au vote, « comme cela devrait être », et choisit plutôt de la faire passer par décret (sic !), mécanisme antidémocratique par excellence.

C’est le même homme politique dont la cote de popularité (ou d’impopularité : 73 % de désapprobation, 18 % d’approbation) contraste avec l’opinion de 72 % des Français qui rejettent la nouvelle loi (Le Figaro, 2/6/16). Mais, bien évidemment, « il faut attendre le vote » et « toute autre chose serait une usurpation », comme le disent les défenseurs de la démocratie procédurale infectés par le virus du « crétinisme parlementaire », qui ne s’est pas encore éteint en Europe et se propage même dans le reste du monde. Attendre, attendre, attendre… pendant que les classes dominantes font passer leurs « réformes » anti-populaires par-dessous la table, sans possibilité d’être approuvées, même par les parlements contrôlés par leur propre « bloc de pouvoir ».

Quel que soit le point de vue, en 2016 comme au temps de Marx, le seul type d’usurpation que la bourgeoisie permet aux travailleurs est celui de la lutte.

Bienvenue au XIXe siècle !

Maciek Wisniewski (traduit par Julien)
La Jornada, 17/6/2016

 

Crédits photos:

  • Nos rêves ne rentrent pas dans vos urnes: Nuit Debout
  • Manif 14 juin: Nuit Debout / DR
  • Manif 14 juin: Raphaël Depret / DR

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