Notre-Dame-des-Landes : naissances du non
À Notre-Dame-des-Landes, même si l’on a sous les yeux en permanence le projet d’aéroport et la ZAD où se cristallise la résistance, on se pose les mêmes questions que partout où l’individu s’oppose aux logiques capitalistes. Le festival « Semailles de Démocratie », qui s’est tenu les 9 et 10 juillet dernier, témoigne de cette convergence des luttes chère à Nuit Debout. À l’occasion d’une des nombreuses conférences du festival, plusieurs groupes ont tenté de définir ce qu’était pour eux l’acte de désobéir. Dans quel contexte désobéit-on, comment, pourquoi ? Telles sont les questions qui ont été abordées par des groupes de travail, que les organisateurs avaient réunis par aires géographiques (on verra pourquoi) : la discussion s’ouvre par une synthèse de chacun des ateliers, qui ont tenté de définir ce qu’était pour eux la désobéissance civile. Les propos se recoupent le plus souvent, divergent parfois quant à l’extension à donner à cette définition, et les actes que l’on peut y inclure, comme on le verra par la suite.
Désobéir, selon le premier groupe, c’est d’abord enfreindre la règle, quand le citoyen n’est pas pris en compte. Mais un des grands principes répétés tout au long des échanges, c’est la nécessité d’articuler l’individuel sur le collectif, notamment lorsqu’on envisage la répression : si celle-ci ne peut pas toujours être anticipée, les intervenants, qu’ils soient derrière la table de conférence ou témoins dans l’assemblée, s’accordent à dire que seul, on est démuni face à l’appareil répressif, tandis qu’ensemble on s’en protège plus aisément.
Quelqu’un dans l’assistance rappelle qu’il n’existe pas de manifestation autorisée : le droit de manifester est inaliénable, et parler de manifestations autorisées et non autorisées, c’est déjà adopter le langage de l’ennemi, une fois de plus. Il faut en réalité distinguer les manifestations déclarées et les manifestations sauvages. Autoriser une manifestation, ce serait suggérer qu’on pourrait ne pas l’autoriser, c’est donc revenir sur le droit de manifester. Le vocabulaire est une arme, dans les deux camps.
Désobéissance, délinquance : même combat ?
Un échange houleux naît lorsque sont lâchés les mots de « délinquance » et de « terrorisme ». Rappelons qu’à partir du moment où la désobéissance civile, c’est la désobéissance à la loi, celui qui désobéit devient en principe un délinquant. Il commet un délit. Or, le mot de « délinquance » est fortement connoté dans le discours public. Il est de fait associé à la criminalité dont il est pourtant distinct, et évoque tout de suite les images de jeunes désoeuvrés qui rackettent, volent, effraient les vieilles dames, dealent, incendient des voitures. Ce portrait cliché du délinquant non-politisé recoupe en partie celui des émeutiers de 2005, avec les risques de brouillage (volontaire de la part de certains médias) que l’on connaît.
En interrogeant le rapport entre désobéissance et délinquance, on en vient tout naturellement à une autre ligne de force de la discussion, ligne de clivage aussi, celle de la question de légitimité. Tandis que certains la définissent par rapport une éthique propre (donc individuelle), d’autres la mettent en rapport avec le bien commun. Or, si dans le cas du militantisme écologique, le « bien commun » peut faire, de manière fragile, consensus autour de l’identité de la Terre ou de la notion d’écosystème (et encore n’est-ce point sans conflits de part et d’autres des différents mouvements, entre les altermondialistes, les antispécistes, les décroissants…), cette notion de « bien commun » devient, en économie, en politique, un vrai champ de bataille en elle-même : le bien commun est le prétexte de toutes les dictatures et l’idéal de toutes les révolutions.
On commence toutefois à mieux cerner le problème lorsque l’on opère la distinction entre révolte et désobéissance : le rapport à la violence entre en jeu, mais, selon les participants, la distinction tient surtout à la légitimité. Comment se construit-elle ? Dans l’appartenance aux groupes discriminés ? Dans le bien-fondé des revendications ? Dans la capacité à penser un modèle politique ? Dans la capacité à s’unir à d’autres pour défendre le bien commun dont nous parlions tout à l’heure ? Si l’on s’en tient à cette dernière perspective, les émeutes de 2005 ont probablement échoué : dans le propos de la militante qui y fait référence, elles sont implicitement vues comme stériles, en vertu de l’incapacité d’un groupe donné (les émeutiers), à servir de caisse de résonnance à l’ensemble de la société. Certains résonneraient donc plus que d’autres ? Pourtant les phénomènes d’invisibilisation et de silence médiatique, de diabolisation même sont bien connus. Une révolte qui ne parvient pas à devenir une désobéissance porteuse d’un projet n’est-elle pas aussi le fruit d’un travail de décrédibilisation, d’infantilisation (des banlieues par exemple), voire le produit d’un racisme discret ? Je suis frappé par l’absence, à Notre-Dame-des-Landes comme à Nuit Debout, de diversité ethnique. Travaillant à La Courneuve, c’est une des premières choses qui m’apparaît : notre incapacité à articuler nos luttes pour tendre la main au-delà du périphérique, au-delà de notre identité de blancs. La désobéissance civile, ce serait donc en France, contrairement à ce qui s’est passé aux États-Unis dans les années cinquante et soixante, la révolte policée des blancs ? L’idée m’est douloureuse, et pourtant je peine à m’en défaire. Il y a bien là un nouveau clivage social à méditer.
Pourtant, un des grands penseurs de la citoyenneté, Henry David Thoreau, pose dès le départ de son essai La désobéissance civile, paru en 1849, les fondements théoriques du refus d’obéir. Il distingue en effet la loi et le droit, posant que « le respect de la loi vient après celui du droit », renvoyant l’individu à sa conscience. L’ombre bienveillante de Thoreau, auteur de Walden ou la vie dans les bois, qui en 1845 construit avec l’aide d’Emerson une cabane dans la forêt où il va vivre pendant deux ans, plane sur Notre-Dame-des-Landes. Quand on sait qu’il aida des esclaves en fuite à rejoindre le Canada, ou qu’il apporta son soutien à l’insurrection de l’anti-esclavagiste John Brown en 1859, on ne peut qu’admirer la pertinence de son propos comme de son action, en somme l’actualité de sa conscience : « la seule obligation que j’aie le droit d’adopter, ajoute-t-il toujours dans la Désobéissance, c’est d’agir à tout moment selon ce qui me paraît juste ».
Le regard porté par les médias et l’opinion française sur les émeutes, les casseurs, les bloqueurs d’usines, dépend donc de la notion respective de la justice à laquelle ceux-ci se réfèrent, et l’on en tirera la conclusion simple que, selon l’opinion française en général, les émeutiers de 2005 agissaient de manière injuste, que leur révolte n’était pas simplement en infraction avec la loi mais aussi contraire au droit tel que l’a défini Thoreau. Autrement dit, l’opinion française jugeait peut-être qu’il n’était pas juste de se révolter contre les violences policières. À la lumière de la distinction que l’on vient de faire entre le droit et la loi, il semble moins douteux que le racisme joue comme facteur discriminant dans le regard porté sur les désobéissances, séparant dans l’oeil des bourgeois blancs les luttes acceptables de celles qui ne le seraient pas. Il n’est pas anodin d’ailleurs que Thoreau écrive cet essai quelques années avant la Guerre de Sécession américaine,(1864-1865), et qu’il évoque directement la question de l’esclavage en opposant la Révolution de 1776 à la période pré-révolutionnaire dans laquelle il vit et pense :
« Tous les hommes admettent le droit à la révolution ; c’est-à-dire le droit de refuser l’allégeance au gouvernement, et celui de lui résister, quand sa tyrannie ou son inefficacité sont grandes et insupportables. Mais presque tous disent que tel n’est pas le cas, à présent [en 1849]. Mais tel était le cas, estiment-ils, lors de la révolution de 1775. […] Toutes les machines connaissent des frictions ; et il se peut que celle-ci soit assez profitable pour contrebalancer le mal. Mais quand la friction vient à posséder sa machine, que l’oppression et le vol sont organisés, je déclare : refusons de supporter plus longtemps cette machine. En d’autres termes, quand un sixième de la population d’une nation ayant la vocation d’être le refuge de la liberté sont des esclaves, que tout un pays est injustement envahi et conquis par une armée étrangère [il s’agit de la guerre au Mexique] et soumis à la loi militaire, je pense qu’il n’est pas trop tôt pour que les hommes honnêtes se rebellent et fassent la révolution. »
Quiconque a vécu ou travaillé dans certaines banlieues françaises ne pourra nier la légitimité de la révolte de ceux que notre économie, et à bien des égards notre gouvernement, notre police, traitent peu ou prou comme des esclaves.
Et tandis que les émeutes, perçues comme illégitimes, sont largement médiatisées, les initiatives plus difficiles à discréditer car non-violentes, comme Nuit Debout, sont invisibilisées, ou déclarées mortes par les grands médias (Le Parisien, Le Figaro, Le Monde ont successivement annoncé la fin de Nuit Debout sans aucune enquête réelle sur l’évolution de ses formes de militantisme). À Notre-Dame-des-Landes, l’assemblée s’interroge également sur la publicité à donner à la désobéissance : cette question hante Nuit Debout depuis son origine, puisque dès les premiers jours du mouvement, il a été décidé que nous ne parlerions pas dans les grands médias, que nous n’aurions pas de porte-parole, même si certains se sont institués comme tels, quitte à nous tuer symboliquement plus tard. Sur ce point, la presse libre, j’y reviendrai dans un autre article, tendrait à nous donner raison. On ne peut s’exprimer dans les organes de presse capitalistes ou étatiques en confiance. Agir reste plus important que faire savoir qu’on agit.
Là où tout le monde semble s’accorder, c’est sur la temporalité de la désobéissance : beaucoup racontent la première fois où ils ont basculé. Le point de départ, c’est l’injustice individuelle, ou la perception individuelle de l’injustice. Mais tous insistent sur la nécessité d’agir collectivement, une fois passé le temps de la prise de conscience.
Moi d’abord, nous ensuite ?
Un U.L.M. passe dans le ciel, au-dessus de nous, qui luttons contre l’implantation d’un aéroport…
Un monsieur raconte que, quand il travaillait comme électricien, il déréglait les sonneries d’une école primaire pour rallonger les récréations, en faisant des clins d’oeil aux enfants. Une femme qui travaillait comme secrétaire, a quant à elle refusé de téléphoner aux personnes qui, après des entretiens d’embauche, n’avaient pas été retenues par son patron : le délit de lâcheté n’existant pas davantage dans la loi que le stress psychologique, elle est licenciée peu après pour ce motif. Aucune loi ne stipule en effet le droit d’un employé à refuser une tâche quelconque, comme sortir les poubelles, c’est la jurisprudence qui protège les salariés ainsi que le rappelle un intervenant. Plus radicalement, dans un témoignage porteur d’une interrogation puissante, un homme affirme que c’est l’école qui est le point de départ de la nécessité de désobéir ; lui-même se lançait des défis pour se faire exclure de cours le plus rapidement possible, voire même avant de rentrer en classe. Un ancien éleveur de chiens prend la parole : dans son cheptel, un animal malade des yeux nécessitait quinze minutes de soins par jour : il a démissionné le jour où son patron lui a demandé d’emmener le chien chez le vétérinaire pour le faire euthanasier. Une femme travaillant dans une association intervenant en milieu carcéral avoue qu’elle a fait entrer et sortir des documents pour les détenus, ce qui lui était strictement interdit. Un ancien étudiant devenu professeur assistant de sociologie explique qu’après avoir mis en place un système de notation collective sur un projet, il été remercié, l’université n’acceptant pas que tous les étudiants aient la même note. Un homme parle enfin avec émotion de son refus de toute médication pour lutter contre une maladie psychologique à vie.
Dans cette temporalité, un intervenant attire l’attention sur le danger du fameux point de rupture, de craquage, évoqué par plusieurs témoignages : le risque d’accomplir, face à l’injustice flagrante, un acte de désobéissance désordonné, pulsionnel, qui mette finalement en danger le désobéissant lui-même plus que l’institution ou le pouvoir contre lequel il s’insurge. Un militant explique par exemple qu’après avoir mené de nombreuses actions collectives plus ou moins dures sans être inquiété, un soir, de rage, il a taggé avec trois amis un simple mur, dans l’immédiateté spontanée de la révolte. C’est ce soir là qu’il a été interpellé. Une leçon à méditer.
La nécessité du nombre
Car si drôles et émouvantes que toutes ces histoires individuelles puissent être, c’est surtout d’action collective dont on souhaite parler. Le cas du licenciement évoqué plus haut montre bien qu’individuelle, la désobéissance fait courir à celui qui refuse d’accomplir ce qui lui semble contraire à son éthique et à la justice un risque conséquent, dont la perte d’un emploi est loin d’être le point extrême. La force est dans le nombre, on le sait, pas le nombre brut et abêti qui regarde TF1 et BFMTV. Un nombre conscient et organisé. C‘est en nombre, en envahissant leurs dortoirs mutuels, que les étudiants de 1968 ont forcé la mixité garçons-filles dans les universités, un 14 février, jour de la Saint Valentin, sans y prendre garde. C’est en nombre qu’au salon de l’armement des militants ont pu repeindre un tank en rouge. Un homme raconte comment un jour, son frère l’a entraîné sur un chemin pour rentrer de la piscine, en lui disant : « Viens, c’est un raccourci ». Quelques minutes plus tard, ils traversent la piste d’atterrissage d’un aéroport. Éclats de rire dans la salle. Les pompiers arrivent à fond de train, toutes sirènes hurlantes, pour les sortir de là. Quelques années plus tard, lors d’une manifestation contre le CPE, ses camarades l’entraînent sur cette même piste d’atterrissage. Et lui de protester : « On va se faire gronder ! » Et pourtant rien ne se passe, les manifestants bloquent bel et bien la piste, et ne seront pas poursuivis. « Tout seul tu peux pas faire ; nombreux, tu peux. »
Inventer l’après de la désobéissance
La puissance est sentie, mais il lui succède souvent un sentiment d’impuissance, faute de continuité dans la désobéissance, alors que l’état, l’administration, eux, s’efforcent de persévérer dans leur être. Il s’agit donc d’inventer l’après de la désobéissance : la bonne nouvelle étant que plus on désobéit, plus on devient apte à désobéir. Des gestes courageux mais d’enjeu local évoqués plus haut, il est possible de passer à des résistances plus politiques et plus larges comme lorsqu’en 1975 est né un mouvement contre le service militaire. Or, c’est dans ce rapport direct à l’état et à son bras armé que Thoreau trouve un des fondements du refus : « Le respect indu de la loi a fréquemment ce résultat naturel qu’on voit un régiment de soldats, colonel, capitaine, caporal, simples soldats, artificiers, etc., marchant en bel ordre par monts et par vaux vers la guerre, contre leur volonté, disons même contre leur sens commun et leur conscience, ce qui complique singulièrement la marche, en vérité, et engendre des palpitations. Ils ne doutent pas que l’affaire qui les occupe soit une horreur ; ils sont tous d’une disposition paisible. Or que sont-ils devenus ? Des hommes le moins du monde ? Ou des petits fortins déplaçables, des magasins d’armes au service de quelque puissant sans scrupule ? » On oublie, aujourd’hui, alors que les masses bourgeoises ont été complètement exemptées du service militaire et que l’armée ne recrute plus ses fantassins que dans les couches les plus pauvres et démunies de la société et ses cadres dans les couches les plus riches et traditionalistes, que le soldat qui se professionnalise renonce à son droit de ne pas se battre : désobéir, c’est pour lui s’exposer à la répression de l’appareil d’état et à la précarité économique tout en même temps. La lutte des classes existe plus que jamais au sein des forces publiques, mais, et c’est là le coup de génie politique du gouvernement, jamais les forces publiques n’ont été autant instrumentalisées dans la lutte des classes. Plus besoin de syndicats jaunes, ou d’embaucher des immigrés polonais en urgence pour remettre les usines en marche : la police le fait pour le compte du gouvernement qui le fait pour le compte du patronat.
« L’armée de métier n’est qu’un bras du gouvernement de métier »
C’est ce qui explique sans doute le climat de violences policières récentes : la collusion entre les grands intérêts capitalistes et ceux de l’état est devenue telle que la police n’a jamais mis autant de zèle à poursuivre des manifestants, les violenter, les immobiliser préventivement. « La masse des hommes, nous dit en effet Thoreau, sert l’État de la sorte, pas en tant qu’hommes, mais comme des machines, avec leurs corps. Ils forment l’armée de métier, ainsi que la milice, les geôliers, policiers, posse comitatus, etc. Dans la plupart des cas, il n’existe aucun libre exercice du jugement ou du sens moral ; mais ils se mettent au niveau du bois, de la terre et des pierres [ce que Sartre appellerait l’en soi]; et l’on pourrait réaliser des hommes de bois qui rempliraient aussi bien cette fonction. Ils ne méritent pas plus de respect que des épouvantails ou un étron. Ils ont la même valeur que des chevaux ou des chiens. Pourtant ce sont de tels êtres qu’on juge communément de bons citoyens. »
Pour ma part, je n’ai pas applaudi la police lorsqu’elle a fendu la foule dans ses grands camions blancs, ni après les attentats contre Charlie hebdo et l’hyper casher et l’assassinat d’une fonctionnaire de police et d’une passante, ni après celui perpétré contre le Bataclan, les terrasses de restaurants et la tentative au Stade de France. Je n’ai pas applaudi la police en tant que telle, sans visage, dans sa mission de promeneuse du chef de l’état, de bras armé des puissants. J’adresse néanmoins un signe de tête aux militaires chaque fois que je passe devant une synagogue, en faisant mon footing. S’ils n’ont pas le droit de choisir leurs missions, j’ai moi, le droit et le devoir de leur montrer que certaines ont davantage de sens que d’autres : d’avoir en somme, une conscience à leur place. Et si je n’ai pas applaudi la police en janvier 2015 c’est parce que je n’oublie pas qu’elle expulse de manière utlra-violente les Roms, les migrants, les sans-papiers. Et qu’avec elle, il faut ruser, car elle fait des soldats de mauvais citoyens. De ce point de vue, les militants venus à Notre-Dame-des-Landes sont pleins de ressources : un homme évoque le cas de familles Rom installées sur sa commune, qui se déplaçaient tous les six mois, chassées par la mairie : des expulsions très violentes, suivies de réinstallations sur un autre lieu, toujours sur la même commune. Alors qu’ils occupent un lieu touristique, un collectif a l’idée de faire des Roms les médiateurs culturels du lieu squatté, de se l’approprier en le faisant visiter : cette ruse, car c’en est une, permet de stabiliser les familles pendant un an, et de scolariser les enfants. « Dans quelle ville ? » entend-on. « Ah, je connais… » C’est là que l’organisation des groupes préparatoires évoquée plus haut prend tout son sens : rassemblés par régions, ils ont pu faire connaissance et tisser l’ébauche d’un réseau local de désobéissance. Venus seuls, ils repartiront dans leur région à plusieurs.
Et ceux qui obéissent, alors ?
Alors que le sujet pourrait sembler tout à fait annexe, une femme fait l’effort de décentrer la discussion en rappelant la nécessité de ne pas culpabiliser systématiquement ceux qui obéissent. Elle explique qu’en travaillant dans une association qui militait pour la fermeture d’abattoirs, elle a pu interviewer ces travailleurs de la mort qui y officient, tuant à longueur de journées bête après bête. Elle est formelle : leur tâche les expose à de graves séquelles psychologiques que les militants ne peuvent pas occulter et tenir pour rien dans leur lutte. L’enjeu, finalement, est de ne pas s’aliéner ceux qui souffrent à l’intérieur du système que l’on combat, ni globalement, l’opinion publique, qui ne peut rien pour le militant, mais qui peut donner prétexte à une répression plus dure si elle se retourne contre les actions engagées. On gardera en tête le mal irréparable provoqué par l’explosion d’un restaurant McDonald’s à Quévert, dans les Côtes d’Armor le 19 avril 2000, explosion logiquement qualifiée d’attentat par les médias : une bombe dont la détonation devait avoir lieu pendant la nuit avait été déclenchée par une employée en poussant une porte de service. Laurence Turbec, âgée de 28 ans, avait été tuée sur le coup. L’image des militants indépendantistes bretons avait du jour au lendemain été criminalisée à l’échelle nationale avec une force sans précédent. Or, non seulement tous les désobéissants ne sont pas forcément délinquants (on ne désobéit pas toujours qu’à la loi mais aussi aux normes sociales, bien que cette idée fasse débat, et qu’il faille peut-être distinguer désobéissance civile et désobéissance morale), mais tous les désobéissants ne sont pas des extrémistes. La destruction de registres d’enquêtes publiques pour protéger les personnes migrantes, ou le refus de remplir la Base élèves qui fiche les enfants tout au long de leur scolarité relève de la désobéissance discrète, presque invisible, et pourtant efficace. Surtout, comme on l’a vu, la désobéissance peut être drôle, et c’est peut-être en étant drôle qu’elle a le plus de chances de ne pas se couper de l’opinion publique, et de transformer cette opinion publique, que les pouvoirs font et défont au moyen des grands médias, en véritable conscience publique, ce qui n’est pas la même chose. L’humour cependant, a lui aussi ses limites.
La Loi Travail et son monde : carton rouge et drapeau noir.
Toujours dans La désobéissance civile, Thoreau met en garde le lecteur : « Tout vote est une sorte de jeu, comme le jeu de dames ou le backgammon, teinté d’une légère nuance morale, un jeu entre le juste et l’injuste, comportant des questions morales ; et cela s’accompagne naturellement d’un pari. Le caractère des votants, lui, n’est pas en jeu. je vote peut-être selon mon idée de la justice ; mais que celle-ci l’emporte ne me concerne pas dans ma chair. J’accepte de m’en remettre à la majorité. Son obligation, en conséquence, n’excède jamais celle de l’utilité. Même voter pour la justice, ce n’est rien faire pour elle. C’est se contenter d’exprimer un faible désir de la voir prévaloir. Le sage ne laissera pas la justice à la merci du hasard, il ne souhaitera pas la voir l’emporter par le pouvoir de la majorité. Il y a peu de vertu dans l’action des masses d’hommes. Quand la majorité finira par voter l’abolition de l’esclavage, ce sera parce qu’elle lui sera indifférente ou parce qu’il en restera peu qui soit aboli par ce vote. Ce seront eux les seuls esclaves. La seule voix qui puisse hâter l’abolition de l’esclavage est celle de l’homme qui engage par là sa propre liberté. » Le retournement est magistral : ceux qui se contentent de voter contre l’injustice sont les esclaves de l’injustice légalisée.
A l’heure où certains parlent, peut-être sans avoir bien pesé leurs mots, de pirater la présidentielle de 2017, je voudrais rappeler que l’acte de piraterie consiste à s’emparer du navire d’autrui sans demander son autorisation, et le plus souvent par la violence. Agiter un candidat alternatif dont on sait par avance qu’il n’a aucune chance de gagner l’élection, comme un épouvantail censé faire pression sur les futurs élus pour les inciter à changer de politique ou à tenir leurs engagements de campagne, c’est faire le même raisonnement absurde que beaucoup d’électeurs du Front National qui ne souhaitent pas réellement une victoire de Marine Le Pen mais qui prétendent faire peur aux partis traditionnels et républicains. Or, d’une part le parti socialiste qui gouverne aujourd’hui est en train de prouver qu’il n’est plus un parti républicain mais participe à la fascisation de la société française par son mépris des partenaires sociaux et des procédures parlementaires ; d’autre part personne n’a peur. Ce que je sais en revanche, c’est que la France compte environ 45 millions d’électeurs, que ces 45 millions d’électeurs sont vraisemblablement répartis en bureaux de vote de 800 à 1000 inscrits (c’est la recommandation officielle), ce qui fait environ 45 000 bureaux de vote sur le territoire. Combien de pirates sommes-nous ? Combien de navires pouvons-nous aborder si nous le souhaitons ? Seuls les moineaux ont peur des épouvantails. Les hommes, eux, craignent les pirates.
Mathieu Brichard
Pour plus d’informations sur le Festival Semailles et Démocratie, vous pouvez consulter cet article de Breizh Info ou encore de Reporterre.
Crédits photos:
- Le peuple des nasses: Nuit Debout / DR
- Naissance de la force: NIcolas / DR
- Galerie Borenstein: Daphné Borenstein/DR
- La démocratie rêvée: Nuit Debout
- nddl_1résultat: Nuit Debout DR
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Extrait I:
« dans un témoignage porteur d’une interrogation puissante, un homme affirme que c’est l’école qui est le point de départ de la nécessité de désobéir ; lui-même se lançait des défis pour se faire exclure de cours le plus rapidement possible, voire même avant de rentrer en classe. »
Extrait II:
« un collectif a l’idée de faire des Roms les médiateurs culturels du lieu squatté, de se l’approprier en le faisant visiter : cette ruse […] permet […] de scolariser les enfants. »