Sociologie de Nuit Debout : l’art politique du « commun »

Yassmine, infirmière dans une clinique privée à Paris :

« Chaque jour, on entend : « le pays est malade ». Peut-être est-ce la tuberculose, une grippe, ou les signes d’un infarctus ; tout citoyen doit se porter au chevet de ce pays malade, avec des conseils, potions à la main ; « il lui faut du calme », disent les uns ; « un remède de cheval ! il faut le booster ! », clament les autres ; « il faut le mettre sous perfusion, lui administrer une piqûre ».
[…]
Je viens à Nuit Debout parce que les animateurs de ce mouvement pensent que le corps, la France, est malade – voire très malade – [et qu’on peut le soigner]. Quand ce corps est – rarement – sur la voie de la guérison, celle-ci est sans cesse reportée à demain, au mois prochain, à l’année suivante.
[…]
Les hommes politiques aujourd’hui nous délivrent maints traitements. Ils nous disent que c’est la crise, que le traitement pour soigner ce corps sera douloureux et coûteux.
[…]
Depuis près de trois mois, nous proposons avec Nuit Debout des diagnostics et des remèdes alternatifs, en opposition nette avec ceux du pouvoir en place. Nous discutons, nous mettons le tout en « commun ». Nous proposons notre propre « potion magique ». »

La démocratie rêvée
Nuit Debout – DR

La grande originalité de la sociologie du Contrat social de Rousseau, est de soumettre le corps politique à l’impératif d’une genèse et au temps d’une naissance. Résultat d’une volonté commune, il est le fait d’un acte qui à la fois le précède, le justifie et l’institue. Le contrat redouble la dispersion de l’état de nature de l’unité d’un corps organisé, et il suffit pour cela d’un acte. La volonté fait corps. Ainsi Rousseau définit-il le pacte social : « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible de tout. »

L’acte de mettre en commun produit en retour un corps complexe, bien qu’il soit reçu comme un don. En effet, en suivant Rousseau et notre infirmière deboutiste, nous pouvons affirmer que le corps politique est un corps organisé, et semblable à celui de l’homme. Le pouvoir représente la tête ; les lois sont le cerveau, principes de nerfs et de l’entendement, de la volonté et des sens, dont les juges et magistrats sont les organes ; le commerce, l’industrie et l’agriculture sont la bouche et l’estomac qui préparent la subsistance commune ; les finances publiques sont le sang d’une économie qui, en remplissant les fonctions du cœur, distribue à travers le corps la nourriture et la vie ; les citoyens sont le corps et les membres qui font mouvoir, vivre et travailler la machine, et qu’on ne saurait blesser en aucune partie, qu’aussitôt l’impression douloureuse ne s’en porterait au cerveau.

En fait, l’art politique du « commun » semble se résumer à cette question : comment faire en sorte qu’un organe déterminé puisse remplir la fonction qui lui est propre ? Tout dysfonctionnement est interprété comme une déficience organique, le corps devient la somme indifférenciée des tâches que l’on assure en son nom : un ensemble morcelé de fonctions disparates.

La justesse des métaphores politiques de Yassmine détermine pour une grande part l’efficacité des actions entreprises en leur nom. Il est temps de retrouver la réalité du corps hors l’organe qui le divise. La société est un grand corps sans organes, se décomposant et se recomposant sans cesse.

La politique n’est pas de la gestion médicalisée, elle est l’art de composer et recomposer le déliement des corps, un art de la déviation et de la prise : car il faut détourner le cours des rivières si l’on veut former de plus grands fleuves.

« Car liez-moi si vous le voulez, mais il n’y a rien de plus inutile qu’un organe. Lorsque [à l’homme] vous lui aurez fait un corps sans organes, alors vous l’aurez délivré de tous ses automatismes et rendu à sa véritable liberté. Alors vous lui réapprendrez à danser à l’envers comme dans le délire des bals musettes et cet envers sera son véritable endroit. » Antonin Artaud.

Yassmine, rassure-toi, ta cause est entendue ; ton lieu, Nuit Debout place de la République, ton « véritable endroit », est bel et bien vivant ; mieux, il forme un corps complet d’organes différenciés et interdépendants ; mieux encore, il est constitué d’une multitude organisée de cellules, vivantes elles aussi mais à un degré moindre, qui sont autant de microcosmes du grand corps qu’elles servent avec ardeur.

Atmane AGGOUN

Crédits photos:

  • La démocratie rêvée: Nuit Debout
  • Manif 1er mai: Francis Azevedo

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