La fin du Vieux Monde

On observe les derniers feux s’éteindre, et on comprend vite qu’il n’y aura pas d’ensuite. Notre actualité est alimentée par des défaites. Le vieux modèle est à l’agonie, les institutions fragilisées, la Justice est laissée à l’abandon, les universités souffrent de l’asphyxie des vieilles croyances. Nous héritons des défaillances longtemps restées secrètes. On se dit que ça peut encore tenir, et l’on se rend compte que peu de choses resteront debout demain.

C’est le pouvoir politique qui réagit le plus vite à cette situation jamais vue auparavant. On cherche encore des solutions dans les vieux parchemins, or c’est auprès des grandes nouveautés que l’on trouve les réponses. J’ai mené l’enquête pour essayer de comprendre ce qu’il se passe aujourd’hui, de mieux percevoir la prétendue confrontation entre une gauche et l’autre. Au-delà de Nuit debout, de nombreux groupes de militants et de citoyens engagés ont été identifiés par le pouvoir en place comme étant les adversaires à éloigner. Car la réaction du pouvoir politique traditionnel, c’est le pillage ou la préservation du peu qu’il lui reste. Après plusieurs mois d’enquête, j’ai pu rencontrer des militants issus de différentes entités politiques identifiées comme étant l’ennemi par les vieux geôliers des institutions de la Cinquième République. Le constat est sans appel : les Ministères ne sont plus en mesure de répondre aux besoins des citoyens, quel que soit le gouvernement au pouvoir. J’ai pu faire l’état d’une France délaissée, abandonnée à elle-même, à qui l’on propose des lois que personne ne maîtrise vraiment. Ceux dont on a voulu faire des « casseurs » sont en fait issus d’une grande diversité : ouvriers, anarchistes, pères ou mères de famille, mais aussi intellectuels ou républicains. Leur identité paraît tellement difficile à être réduite à un seul mot, que je ne m’aventurerai pas sur de telles suppositions. En prenant le temps de les écouter, je me suis vite rendu compte de ce que signifiait véritablement le mot casseurs : il signifie adversaires politiques.

Il m’a suffi d’ouvrir le dialogue avec ces individus méconnus pour me rendre compte qu’on était très loin du paysage diabolique que l’on érige en ce qui concerne la force anticapitaliste. Peut-on résumer une constitution humaine et investie à une simple dénomination ?

Une chasse à l’homme est en cours, de nombreux adversaires politiques sont traités avec virulence et obstination. Toute résistance sera traquée par ces puissances vieillissantes. De nombreux moyens de pression sont employés, au-delà des assignations à résidence, certains ont perdu leur emploi parce que la police a passé un coup de fil à l’employeur. Nuit Debout n’est pas épargnée par cette déferlante. C’est sans compter les menaces et les interdits irrationnels. J’ai relevé de multiples contournements de la loi provenant des forces de police, cela le plus souvent conformément à des prescriptions qu’on leur soumet. De simples manifestants ont été mis en garde à vue pour du sérum physiologique dans les poches ou pour un foulard autour du cou. Des penseurs et des écrivains sont éliminés, mis sur le bas côté, les désobéissants vite identifiés, et conspués. Cette chasse qu’ont lancée les institutions contre ces hommes et ces femmes, elle n’a de justification que dans l’appartenance à un camp politique adverse.

Vouloir revendiquer notre héritage humaniste et curieux est presque devenu un crime. Cet état des lieux est inquiétant, notamment lorsque l’on sait à quel point la séparation des pouvoirs reste le fondement de toute démocratie qui se respecte.

Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen

Art. 16. Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n’est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution.

Le principal outil de répression reste avant tout l’humiliation. Je pense qu’à ce stade de l’enquête, vous pouvez constater par vous-mêmes l’utilisation abusive de la décrédibilisation des manifestations, une humiliation commise à l’égard de tous les manifestants ; leur sensibilité et leur identité sont continuellement tournées au ridicule. On crée des outils pour défaire la dignité du plus grand nombre, on soumet au pire. Que ce soit en traitant les manifestants comme des hors-la-loi, ou en relayant des messages inhumains dans de nombreux médias, toute forme d’humiliation est bonne à prendre. Les dominations sont préservées, même lorsque celles-ci provoquent les pires désastres. Sur le terrain, j’ai pu observer la volonté affirmée de nombreux policiers de pousser les manifestants à bout. Même pendant les procès, certains juges n’hésitent pas à délégitimer totalement l’implication politique des militants condamnés. On peut être en désaccord avec une ligne politique, mais on ne peut pas se permettre de déconsidérer l’implication politique d’une démarche quelle qu’elle soit ; en déformant l’aboutissement politique de l’engagement de ces hommes et de ces femmes, comment peut-on prétendre être impartial ? Ces hommes et ces femmes défendent une cause qui leur paraît juste, ils et elles font prévaloir leurs valeurs. N’est-on que l’outil insensible d’une épuration totale ? À quoi bon faire de nouveaux prisonniers politiques chaque jour ?

Lorsque la Justice devient un outil à nettoyer le paysage politique, c’est l’État lui-même qui se radicalise et qui rejoint les extrémismes. Les actions militantes, qu’elles viennent de Nuit debout ou d’ailleurs, sont menées de manière digne et lucide ; et à chaque fois que des erreurs arrivent, les organismes militants prennent des décisions pour corriger leurs maladresses. Je vois chaque semaine des activistes condamner l’attitude de l’un des leurs parce qu’elle aurait été indigne de leurs convictions, ils appellent cette éthique l’auto-gestion. Cette application est au moins digne de respect, si ce n’est de considération. Et pourtant, les dérives que s’offre aujourd’hui l’État ne sont tolérées par personne d’autre ; et cependant sciemment provoquées par de nombreux acteurs de nos institutions, ces quelques dérapages militants servent d’outil politique à une logique d’épuration.

Il n’y a dans cette logique d’annihilation politique que la ferme volonté de rester maître et possesseur d’une démocratie en ruine.

Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen

Art. 12. La garantie des droits de l’Homme et du Citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée.

À travers ce modèle d’humiliation instauré aux racines mêmes de nos habitudes, un asservissement à l’oppression et à l’égarement gagne les citoyens les plus démunis. C’est à force de menaces que les esprits faibles se réduisent à l’obéissance. J’ai pu parler avec de nombreux participants de Nuit Debout qui disaient ne plus y croire, et ajouter ne plus croire en rien, sonnés par les pressions constantes. Instrumentaliser l’oppression, c’est laisser dégénérer l’ensemble de nos activités. Or, si tous les moyens sont employés pour punir ceux qui ne s’identifient pas aux lois votées, la fatigue et l’inquiétude font le travail du silence. La censure gagne en crédibilité, on confie aux Ministères le rôle de décider de ce qui est bien ou mal, de ce pour quoi on est en droit de manifester ou non. Ce qu’on demande le plus aux adversaires politiques, c’est de se taire.

Voyez donc comment, dans un article du journal Le Monde, on efface en quelques lignes les mois de travaux et de débats qui ont été réalisés dans toutes les Nuits debout en France :

« Nuit Debout a vécu hors du monde et hors du temps. De la complexité des sociétés contemporaines, nulle idée. De la réalité des fonctionnements politiques, nul examen, puisque, partout, on ne distingue que des dictatures stipendiées aux capitalistes, contre lesquelles tous les coups seraient donc permis. »

Après cette longue enquête que j’ai pu mener, j’ai enfin pu identifier quelle était la raison de cette grande confrontation : le vieux monde s’éteint, et il cherche tous les moyens possibles pour faire survivre ses vieilles ruines qui s’effondrent ; et c’est la raison pour laquelle les citoyens en colère deviennent des abrutis, pour laquelle les adversaires politiques deviennent des casseurs, et pour laquelle le nouveau modèle devient une utopie.

Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen

Art. 15. La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration.

Alan pour Gazette Debout.

Crédits photos:

  • Antifasciste: Nuit Debout / DR

Alan Tréard

Auteur, reporter pour la Gazette debout.


Une réaction sur cet article

  • 12 juillet 2016 at 2 h 11 min
    Permalink

    Un très bon article, que j’approuve tout à fait. Hormis peut être la petite note défaitiste. N’abandonnez pas les gars ! C’est les vacances, tout le monde n’est pas là et Nuit Debout n’est pas mort, loin de là. Je reviens du festival d’Avignon et la place lors de l’AG Nuit Debout était bien remplie (plus qu’a paris ces temps ci XD). On assiste simplement au phénomène de la migration des Vacances.

    On a tenu 4 mois de contestation (3 mois en Nuit debout) on se réveillera tranquilou début septembre !
    On reste actif individuellement ou en petit groupe !

    Ce monde ultra-libéral se meurt (car scientifiquement il ne peut que s’écrouler), il conviens de laisser la porte de l’alternative ouverte pour que ça ne finisse pas sous les bombes.

    Les Islandais ont mené leur révolution en plus de 3 ans ! 3 petits mois, on est des bébé ! Il faut laisser la place au débat, aux AG, continuer à discuter et à agir un peu partout. Continuer la convergence des luttes avec les syndicats, les partis, les anti-fa, les banlieue, les immigrés etc…
    Tout ceux là n’abandonne pas, tout les œufs ne sont pas dans le même panier et ce panier n’a de commun qu’un nom, il suffit de quelques personnes sur la place pour débattre et partager des idées !

    Courage ! ! !

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