« La démocratie rêvée » #1 : l’expérience de l’absurdité

« Pour ce mois de Juillet, la Gazette debout vous propose à la lecture un essai long « Nuit debout, la démocratie rêvée ? » sous forme de feuilleton en plusieurs épisodes pour en faciliter la lecture. Cet essai a été initialement publié en intégralité sur le blog Médiapart de Benjamin Sourice, également participant à Nuit debout Paris et rédacteur occasionnel à la Gazette.

Le texte est introduit ainsi : « Un essai pour tenter de dresser un premier bilan du mouvement français Nuit debout. Il s’agit d’analyser et de comprendre les liens qui unissent désormais les différents mouvements d’occupations de places agitant l’Europe depuis 2011. Peut-on voir dans l’émergence d’un nouvel idéal de démocratie, à la fois rêvé et vécu, une dynamique cohérente pour comprendre ces mouvements ? »

Ces réflexions s’inscrivent « dans une démarche d’enquête débutée en 2015 pour capitaliser les différentes expériences démocratiques et pratiques militantes nées des places occupées. Ces travaux de recherches et d’analyses feront l’objet d’une publication aux éditions Charles Léopold Mayer » nous explique Benjamin. Avec lui, nous vous encourageons aussi à alimenter cette réflexion collective en publiant vos commentaires. »

Nuit debout, la démocratie rêvée ?

Dès le début, le mouvement Nuit debout déclare le « rêve général » et l’ « Etat d’urgence poétique » comme pour exorciser cette époque cauchemardesque plombée par la violence, celle du terrorisme et des conflits internationaux avec leurs migrants, celle d’un Etat d’urgence permanent retourné contre les franges militantes de la population, mais aussi la violence sociale, celle du précariat généralisé et du chômage de masse. C’est donc logiquement « La loi travail et son monde » qui sont unanimement conspués sur ces places de France qui se peuplent une fois la nuit tombée, une fois la manifestation dispersée ou le boulot terminé.

Première victoire du mouvement, l’espace public est ainsi reconquis là où le droit même de manifester, ainsi que d’autres libertés fondamentales, étaient gravement menacés. En pleine grogne sociale contre la modification du droit du travail, Nuit debout apparaît donc comme un espace libéré, bien plus qu’occupé, où viennent converger les luttes autant que viennent s’agréger les espoirs.

Notre époque est fondamentalement celle de l’expérience quotidienne de l’absurdité du monde. Cette incohérence majeure de nos sociétés, brillamment exprimée par l’Homme révolté d’Albert Camus, est désormais révélée au plus grand nombre. Il faut saisir la profondeur abyssale de ce sentiment, et le courage qu’il faut individuellement et collectivement pour en sortir, afin d’appréhender pleinement les ressorts psychologiques communs qui permettent de joindre entre eux les différents mouvements d’occupation de places en France (Nuit debout, 2016), en Espagne (Les Indignés, 2011) et la Grèce (Aganaktismeni, 2011).

Dans ces pays méditerranéens, c’est la rétraction, voire la faillite, de l’État providence provoquée par les politiques d’austérité et imposées par la Troika (BCE, FMI, Commission européenne) qui ont distillé parmi la population cette même stupeur paralysante ressentie par les français après les attentats. Quelque ait été la différence de condition initiales entre ces pays, partout les tenants du libéralisme sauvage ont tiré avantage de ces situations de faiblesse populaire pour appliquer leur « stratégie du choc ». Naomie Klein, dans son ouvrage éponyme, décriait précisément cet agenda politique ultra-libéral visant à accentuer plus encore le démantèlement des libertés et des mécanismes de solidarité collectifs au profit de l’ordre économique et sécuritaire renommé « Capitalisme du désastre ».

En France, dans un contexte d’individualisation des peurs et de subordination à l’ordre exceptionnel, l’absurdité vécue est matérialisée par un état d’urgence permanent qui affirme chaque jour son impuissance à résoudre le problème posé et le retour à la normalité souhaité. L’irruption d’un mouvement de résistance populaire et collectif dans un tel contexte a donc largement agacé les tenants de l’ordre. Ainsi, Jean-Frédéric Poisson (Les Républicains), vice-président de la commission des Lois de l’Assemblée nationale, réclamait-il l’interdiction des rassemblements Nuit debout, et des manifestations contre la loi travail, sur un détournement manifeste des conditions prévues par l’État d’urgence : « Comme dans l’immédiat, on ne peut pas réduire la menace terroriste, épargnons nous les violences que nous pouvons éviter. »

Dans cette inversion du sens de toute chose, chacun est invité à se soumettre à un pouvoir hors des normes, sans contrôle, pour éviter un risque collectif auquel aucune réponse collective n’est apportée et pour lequel le pouvoir demande de renoncer une à une à toutes ses libertés sans apporter aucune sécurité. De plus, ce pouvoir hors norme a rapidement été détourné pour être utilisé contre ceux qui dénoncent cette fourberie et pensent que la solution doit être collective, que la meilleure arme contre les ennemis de la démocratie et de la liberté est encore plus de démocratie et de libertés.

Guy Debord et les situationnistes conspuaient déjà cette illusion triste d’un pouvoir fondé sur l’incohérence et la dissimulation : « Nous ne voulons plus travailler au spectacle de la fin du monde, mais à la fin du monde du spectacle. » Face à la désinformation de nos sociétés de l’information, nombreuses sont les personnes qui font l’expérience d’une désorientation profonde, désagréable, d’une perte contrainte des repères qui les conduit à rechercher de nouveaux schémas intellectuels pour resaisir ce monde. Or en ayant soumis toutes valeurs et tous principes, en particulier dans le domaine politique, à un jeu de massacre sémantique durant tant d’années, les mots n’ont plus de sens, et la seule façon de leur en redonner sera de les expurger un à un, c’est à dire de les faire sortir de la sphère du mensonge, du double sens et du manipulatoire.

Le premier de ces mots que le peuple des places s’est réapproprié à travers toute l’Europe ne pouvait être autre que celui de démocratie, c’est à dire l’affirmation par le peuple de son propre pouvoir, de son existence et de son logos, de sa capacité à penser, à se penser ainsi que le monde qui l’entoure. Instinctivement, l’autre concept discuté sur toutes les places fut celui de justice, à la fois expression du dégoût contre la corruption et l’impunité, mais aussi à travers la recherche d’un idéal de justice sociale, que les participants voudraient immanente, naturelle, mais qui nulle part n’existe. Par l’évocation de ces deux concepts, il est évident que les occupations de places en Europe appartiennent autant à l’utopie contemporaine qu’à l’histoire longue des Hommes, celle de la quête de liberté, d’émancipation et de progrès contenu dans l’idéal démocratique.

Suite publiée vendredi 8 juillet…

Crédits photos:

  • democracia real ya madrid: Nuit Madrid / DR

Benjamin

Auteur, blogueur, agitateur.


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