Sociologie de Nuit Debout : Entre pensée et liberté
SOCIOLOGIE DE NUIT DEBOUT – (…) Je viens écouter les débats une à deux fois par semaine. Je ne participe pas ; j’écoute, je lis les tracts ; je m’informe. J’apprends de nouvelles choses, de nouveaux mots : démocratie participative, mandat impératif, jury citoyen, salaire/revenu universel, transition énergétique… Ici, sur la place, on entend autre chose que le discours répétitif des perroquets de la télévision et des politiques. En fait, on entend un nouveau discours, même si techniquement, il reste des choses à approfondir. (…) Les médias ne parlent pas de ces choses. A Nuit Debout, on pense la liberté, on pense une nouvelle démocratie. On laboure, on construit, on déconstruit; (…) A Nuit Debout, il y a une pensée, une vie intellectuelle, une pensée politique. Ici, je me pense comme un citoyen libre… ».
Jean-Bernard, retraité de Seine-Saint-Denis
Il ne peut y avoir de vie intellectuelle et politique sans liberté, mais il ne saurait y avoir de liberté sans volonté arrêtée d’affranchissement intellectuel, sans poussée rationnelle venant des profondeurs.
La liberté n’est pas quelque chose qui s’improvise, une fantaisie ou un luxe de subjectivité ; elle a un lien intrinsèque avec la pensée générique de l’homme qui lui confère à la fois sa validité ontologique et sa nécessité rationnelle. Fondamentalement, au niveau même de leur surgissement, raison et liberté se confondent. Elles n’expriment qu’un seul et même mouvement de la pensée se saisissant dans son essentialité. Ce qu’on nomme Raison ne se réduit pas à une faculté abstraite, simple instrument de mesure ou organe passif et évanescent, sans aucune portée sur l’être. La raison ne relève pas de la catégorie instrumentale; elle est ce qui fonde et manie tout instrument; elle est le sujet par excellence, le centre vital de la personnalité humaine.
Accéder à la liberté, c’est s’élever à la rationalité ; c’est prendre conscience de soi comme sujet pensant, rationnel. Une liberté inconsciente de soi n’en est pas une. Elle se réduirait à l’instinct et à l’automatisme.
La pensée est essentiellement mouvement, processus qui ne s’arrête à son objet que pour le transcender et se transcender soi-même. Dépassement incessant, elle se réalise comme conscience inaliénable qui connaît son objet sans s’y abîmer et s’identifie à ses œuvres sans y élire domicile. Se choisir un lieu pour s’y reposer c’est, par excellence, le péché de la pensée ; c’est la chute dans l’inerte, la négation de la différence en tant que ressort de la pensée. C’est dans ce quant à soi de la pensée, ce hiatus insatisfait, cette prise de distance toujours renaissante entre la pensée et son objet que réside la liberté du moi, son pouvoir de négation où il se révèle comme sujet, à la fois de la connaissance et de l’action historique.
Il faut souligner, à ce stade, que la dialectique de la pensée n’est pas un mouvement purement formel, vide de tout contenu, mais un processus vivant qui trouve sa dynamique dans la relation, elle-même dialectique, entre la pensée et l’objet. C’est en tant que pensée de l’être, dans ses déterminations concrètes successives, que la pensée est dialectique, c’est-à-dire qu’elle exprime dans sa démarche tant le mouvement de la pensée que celui de l’être, tous deux confondus dans un processus indivis où l’être c’est déjà l’être pensé et la pensée, l’être se pensant lui-même.
Loin d’être un processus tournant à vide, la pensée, en tant que mouvement dialectique, s’identifie au processus de la connaissance. Mais cette connaissance elle-même, en prenant possession de l’être, agit sur lui, le transforme. Au niveau de la connaissance de la nature, elle aboutit à la technique, et au niveau de la pensée sociale, elle aboutit à l’action historique.
La pensée en tant que perpétuel dépassement est puissance de négation et, dans ce sens, s’affirme comme un principe de subversion, de remise en cause, de problématisation de ce qui, de prime abord, apparaît comme non problématique. Cette capacité de négation est le fondement même de la science. Le doute est le commencement du savoir, et il est un tel commencement, dans la mesure où il rejette les évidences non fondées et les vérités non vérifiées.
Ce qui est vrai doit être pensé, ou repensé ; et c’est dans ce processus d’intellection et de réflexion qu’éclate sa vérité. La réalité, l’objet, l’être en général, doit être pensé, pris en compte par la pensée, pour être affirmé dans sa nécessité. Rejeter, puis accepter, nier d’abord, affirmer ensuite, ce sont là deux actes par lesquels la pensée opère la distinction entre le vrai et le faux. La liberté ne consiste pas en une révolte contre la nécessité mais en un combat lucide contre le discours qui prend l’apparence de la nécessité : « le discours répétitif des perroquets de la télévision et des politiques » comme le disait très justement mon informateur-deboutiste.
Atmane AGGOUN, sociologue
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