Manif 14 juin : « ils ne contrôlent rien du tout […] nous sommes trop nombreux »

TÉMOIGNAGE — Manifestation du 14 juin, Paris.

Je pars avec la manif à 13h.

La place d’Italie est bondée, on est au coude à coude, je marche dans le cortège dans une ambiance festive et bon enfant. Je regarde autour de moi et je ne vois que des manifestants détendus et pas un seul CRS. Il y en a bien quelques-uns dans les rues latérales, mais rien à voir avec ce qu’on a connu dans les précédentes manifs. Je me dis que l’Euro de foot a dû mobiliser les brigades autour des stades et que c’est tant mieux.

Un homme tient une pancarte « Manu ciao ». Un autre porte un masque de mouton pour symboliser les Français qu’on mène à l’abattoir. Un groupe, vêtu de grenouillères en forme de lapin rose brandit un panneau « Ce matin, un lapin a tué un chasseur, c’était un lapin qui avait un fusil ». Il y a des fanfares de tambours et de trompettes, les gens chantent.

Vers la moitié du parcours, des cordons de CRS tentent d’arrêter le cortège. Ça, ça m’exaspère depuis deux mois ! D’une main, le préfet de police donne l’autorisation de manifester, de l’autre il envoie les CRS pour empêcher le cortège d’avancer. Un double langage qui en dit long sur les manipulations politiques. L’état d’urgence a bon dos : c’est quand même bien pratique pour utiliser la force policière quand ça les arrange.

Je demande à un CRS à quoi ça rime de bloquer le cortège et il me répond que celui-ci est trop long. Ils veulent le freiner pour en réduire la longueur et mieux le contrôler. De toute façon, ils ne contrôlent rien du tout car les manifestants sont trop nombreux. A deux reprises, ceux qui sont derrière poussent ceux qui sont devant, qui eux-mêmes poussent les CRS, et le cordon s’ouvre. On passe et on continue notre chemin.

Quelques échauffourées mais rien de terrible, les dégradations dont les médias se sont repus le soir ont eu lieu après mon passage. À ce moment-là, il y a seulement quelques jets de pierre et des lancers de bombes lacrymogènes. Parlons un peu de ces gaz lacrymogènes. Je n’avais jamais connu ça avant avril 2016 ! Pourtant, j’ai fait un certain nombre de manifestations dans ma vie; désormais, quand je vais manifester, je me munis de lunettes de piscine – ou de mes vieilles lunettes de ski bien couvrantes -, d’une écharpe, et de sérum physiologique. On est en France après tout, et la France a cessé d’être le pays des droits de l’Homme. Il faut ré-écrire les livres d’histoire.

manif 14 juin Sophie (1)
Sophie / DR

A mesure qu’on approche des Invalides, les CRS sont plus visibles. Quelques cordons nous freinent mais ne durent pas longtemps. Un CRS devant qui je suis bloquée me regarde et me dit : « Avant, on pouvait repérer les casseurs, c’était ceux qui portaient des masques, maintenant, tout le monde porte un masque ». Je lui réponds qu’ils nous agressent physiquement avec les gaz lacrymogènes et qu’on se protège.

Les échauffourées se succèdent sans incidents notables. Les manifestants cagoulés qui lancent des projectiles, les CRS déguisés en Dark Vador et les nuages de gaz, ça va faire de belles photos dans les journaux. Je vois de nombreux panneaux publicitaires dont la vitre est cassée. À chaque manif c’est la même chose. Mais bon, personne n’est blessé. Je ne sais pas encore ce qui se passe au même moment devant l’hôpital Necker.

Boulevard du Montparnasse, un commerçant témoigne : les CRS laissent agir les casseurs et n’arrivent qu’une fois que les vitrines sont tombées. Ça me rappelle un article que je retrouve le soir en rentrant chez moi.

Enfin on arrive aux Invalides; il est 17h, il nous aura fallu quatre heures de marche pour venir de la place d’Italie !

Tout le monde est content, il y a des applaudissements, les gens se répandent sur les pelouses et s’assoient car ils sont épuisés. Cette fois-ci, les CRS n’ont pas pu nous nasser et nous empêcher d’arriver jusqu’à la Seine, nous sommes trop nombreux. À plusieurs reprises j’ai vu les regards qu’ils se lancent entre eux – ils sont visiblement débordés par le nombre. Le chiffre d’un million de manifestants circule dans les rangs, je le crois volontiers car l’affluence est énorme.

Manif 14 juin Sophie (2)
Sophie / DR

Puis on voit arriver le camion de la police équipé de canons à eau. On ne comprend pas ce qu’il fait là puisque la manifestation est terminée. On sait qu’il y a environ 500 autoccars garés dans le quartier pour ramener les manifestants dans leurs régions, et que maintenant tout le monde va  rentrer. Pourtant le camion va se garer devant le bâtiment des Invalides, sur le rond-point; là, il commence à asperger des manifestants qui se tenaient là bien tranquillement et qui ne s’attendaient pas à ça. Puis deux brigades de CRS se placent de chaque côté du camion et lancent des gaz lacrymogènes sur les gens assis sur les pelouses. Je vois un CRS donner des coups de botte à ceux qui sont assis sur le trottoir en criant « Dégagez ! ».

Évidemment, les casseurs rappliquent immédiatement, se placent en rang face aux CRS, et c’est reparti pour un tour ! La provocation appelle la provocation. Pendant une heure, ils échangent des projectiles (bouteilles, canettes de bière, morceaux de macadam) et des gaz lacrymogènes. Un caddy brûle, les photographes se précipitent pour le prendre en photo. Quelle dérision ! Je devine que les CRS ont l’ordre de dégager les Invalides parce qu’on est à 500 mètres de l’Élysée et de l’Assemblée nationale. Le pouvoir devient nerveux quand on s’approche trop près…

Le soir, les radios et les télés annoncent que le chiffre de la police est de 80 000 manifestants. Je suis estomaquée par un tel mensonge. J’imagine que le chiffre donné à Bernard Cazeneuve était de 800 000 et que, de rage, il a biffé un zéro !

Pour nier et mentir aussi effrontément, il faut soit que notre gouvernement nous prenne pour des imbéciles, soit qu’il ait très peur des lobbys de Bruxelles, soit les deux.

Les journalistes savent qu’une telle journée mérite autre chose que trois minutes au journal télévisé, mais aucune image plongeante du cortège n’est passée sur les télés pour montrer aux Français l’ampleur de la mobilisation citoyenne. Comment les journalistes peuvent-ils s’abaisser de cette façon ? Quand on a choisi la profession d’informer, la servilité est une faute professionnelle.

J’entends maintenant que le gouvernement projette d’interdire les manifestations alors que la solution, la seule, est de retirer ce projet de loi El Khomri. Ils prennent le problème à l’envers mais ils n’abusent personne. C’est en Russie soviétique que les manifestations étaient interdites.

Préparons-nous à re-re-descendre dans les rues !

Les vagues finissent toujours par faire s’effondrer la falaise !

Sophie

Crédits photos:

  • manif 14 juin Sophie (1): Sophie / DR
  • Manif 14 juin Sophie (2): Sophie / DR

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