Feuilleton Debout #17. Des cartons de pensées.

FEUILLETON DEBOUTLe Feuilleton donnera la légende de la Nuit.

Il passa la plus grande partie de sa semaine dans l’appartement qu’il s’était trouvé, à Brooklyn. Il s’y était installé l’an passé, en remplacement d’un ancien déboutien qui avait obtenu des papiers pour repartir en France. Une amnistie, comme Ange n’en espérait plus. Pour être amnistié, le gouvernement français devait pouvoir être sûr que la personne n’avait jamais tué d’agent de l’Etat. Ange ne pouvait pas se ranger dans cette catégorie, car il n’avait pas seulement descendu des miliciens, mais aussi des policiers et des soldats. Ange n’était pas vraiment ce que l’on pouvait appeler un héros des révolutions. Il avait été plutôt sa main secrète, et ca ne l’avait jamais dérangé.

La France lui manquait. Un jour, peut-être, tenterait-il de rentrer avec des faux-papiers. Pour le moment, il continuait de se tenir dans l’ombre de l’histoire. Trop de gens avaient encore intérêt à ce que son existence-même ne puisse pas être imaginée.

Il s’était installé dans un quartier au nord-est de Williamsburg, entre Buschwick et Greenpoint. Un des quartiers blancs de Brooklyn, encore industriel sur la frange qui longeait le Queens, et peuplé de polonais, avec lesquels il se confondait très bien. Il avait pu se procurer une arme à feu, et son immeuble était truffé de caméras. Il s’était acheté un système de surveillance avec envoi instantané des photos de passants trop proches sur son téléphone.  « – T’es devenu un vieux con » s’était-il dit.

Il n’y avait que deux appartements dans le vieil immeuble industriel réaménagé où il se terrait. Le sien, et celui d’une grand-mère, pas bien méchante. Il l’aidait parfois à monter les escaliers ou allait lui chercher ses courses. C’est tout ce qu’il entretenait de relations sociales. Elle ne lui avait jamais dit son prénom. Elle l’appelait my boy et ça lui suffisait.

Son appartement était un grand loft non rafraichi depuis longtemps. Il y cultivait pas mal de plantes vertes. Aux murs, seulement l’apparence sale des briques, et des anciennes traces de fumée indiquant que la fonction du bâtiment devait avoir un rapport avec la chimie ou le travail du métal. Il aimait le contraste du vert des plantes avec la lumière tamisée des persiennes, le tout dans une poussière qui rendait les briques jaunes grises. Il ne faisait jamais le ménage, et adorait regarder les plantes fières au milieu du bazar et des murs sur le point de péricliter.

Pour tout meuble : un sofa convertible, une table basse, une table de cuisine et trois chaises. Par terre, des cartons de toute sorte, éparpillées comme des idées mal organisées, avec des tas de trucs hétéroclytes dedans, et qui chercheraient à se mettre en ordre mécaniquement, en se reconnaissant l’un l’autre.

Il avait depuis un an contacté tout un réseau de déboutiens, qui lui transmettaient des archives. Ange était très prudent, il attendait longtemps avant de rencontrer un nouvel intermédiaire. Il avait réussi en fort peu de temps à collectionner tout ce qui lui permettrait, sans qu’il le sache encore, de reconstituer bientôt le puzzle de la mort de Mary, et ultimement, la vérité de la Nuit Debout. Pour le moment, la solution n’était même pas à l’état de possible, tant les cartons, remplis de photos, d’articles, de comptes-rendus, de dépositions, de notes, de disques durs, étaient égayés. On aurait vraiment dit une mémoire en décomposition, incapable de fonctionner sans qu’une bonne âme s’amuse à fouiller dans les boites, à replacer divers contenus dans d’autres boites, et à faire ainsi fonctionner les arrangements en attendant qu’il en sorte quelque chose.

Confetti

La première chose qui en était ressorti, de cette grande mémoire des boîtes, c’était beaucoup de tristesse pour Ange. A l’époque de la mort de Mary, il n’avait pas pris conscience de l’ampleur des dégâts, de la terrible tragédie pour l’Esprit qui s’était joué là. Il avait simplement cru à une bataille perdue.

Ils avaient perdu beaucoup plus que la guerre même, ils avaient perdu la possibilité de se battre. Pas seulement les armes et les soldats. Mais la possibilité d’exister comme force.

L’ennemi avait instillé entre eux le mal le plus irrémédiable : la fin de la croyance en leur pouvoir.

Dans les cartons, y’avait des preuves à foison de ça. Des articles avec les dépositions de déboutiens repentis, qui avouaient qu’ils avaient connu la folie. Des dépositions de police faisant état de centaines de déportations vers des camps où les anciens révolutionnaires étaient drogués, transformés, puis réintégrés via des programmes publics, pour venir prêcher la bonne parole individualiste. La lente machinerie du capital avait tout réarrangé, s’était servi des camarades comme de nouvelles interfaces de conversion. On avait exapté la révolution, on l’avait retourné, pour organiser la contre-révolution. Les cartons étaient remplis de ces photos d’anciens organisateurs déboutiens réintégrés, comme consultants, comme publicitaires, comme hommes politiques. Ange en avait reconnu pas mal, de l’époque même de Paris.

Et puis, il y avait une seconde forme de révélation, à travers tous ces documents. La révélation de l’extermination massive de tous les camarades qui avaient résisté à cette transformation révolutionnaire. Mais cette révélation fonctionnait sous la forme de trous, de noms absents, de bouts d’histoires manquantes. C’est cela qui intéressait Ange, les trous. La plupart des trous cachaient des morts. Mais il avait, tout au fond de lui, l’idée que peut-être un ou deux d’entre eux cachaient des vivants. Des gens comme lui

Il passait donc la semaine à mettre en ordre toutes ces choses dans les boites.

Un soir, vers 18h, alors qu’il se préparait à faire les courses, la sonnerie de sa porte retentit. Ange tressaillit. Il prit son portable, aucune photo n’avait été envoyée via son Eyekam. Il bondit sur le sofa, et sortit de dessous l’un des coussins extérieurs une arme de petit calibre, à crosse blanche.

Il défit ses chaussures, puis marcha sur la pointe des pieds vers le mur sans fenêtre, et en dehors de l’alignement de la porte.

Il fit quelques pas en arrière, puis alla vérifier que le cadenas de la trappe, derrière le rideau, était ouvert. Il le défit lentement, puis ouvrit la porte de la trappe, sans faire un bruit.

Tout cela fut fait en moins de 10 secondes. Quand il fut prêt à s’engouffrer dans l’ouverture faite par la trappe, le canon pointé vers la porte d’entrée,  il cria :

« -Who’s there ? »

— Retrouvez le feuilleton ici

Crédits photos:

  • instagram Confetti: Maxime Reynie / DR
  • Manif 14 juin (2): Jérôme Chobeaux / DR

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