Loi travail : quels recours au regard de la Constitution ?

INTERVIEW — Jonathan Garcia est docteur en droit constitutionnel, spécialiste des rapports entre la loi et les normes infra-législatives. Il a soutenu une thèse sur les incompétences négatives du législateur dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Il analyse ici la Loi travail au regard de la Constitution et nous suggère des recours possibles pour contester cette loi.

Gazette Debout : Selon la Constitution, qui est habilité à limiter les droits et les libertés des citoyens, en particulier des travailleurs ?

Jonathan Garcia : À partir d’une lecture combinée du texte constitutionnel et de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, le législateur est le seul organe qui puisse définir les conditions dans lesquelles les droits et libertés du travailleur peuvent être limités. Cela ne veut pas dire que le législateur ne peut pas partager cette compétence, car la loi subit aujourd’hui une inflation qui incite le pouvoir législatif à élargir, via la technique des habilitations, la compétence des autorités d’application de la loi.

Cependant, même lorsqu’il s’agit des conventions collectives ou des accords d’entreprise, les organes internes d’une entreprise ne peuvent pas prétendre à l’exercice de toutes les compétences détenues par le législateur. Celui-ci demeure contraint en vertu de la Constitution de fixer les modalités, les conditions juridiques qui sont nécessaires pour encadrer l’intervention du pouvoir normatif des organes internes d’une entreprise. Plusieurs dispositions – de ce que l’on appelle « le bloc de constitutionnalité » – protègent ce principe. Tout d’abord, de manière générale, l’article 4 de la Déclaration des droits de 1789 dispose que « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi ». De manière plus précise encore, « la Loi détermine les principes fondamentaux du droit du travail, du droit syndical et de la sécurité sociale », au titre de l’article 34 de la Constitution.

GD : En quoi cette compétence exclusive est-elle importante ?

J. G. : Si le législateur est contraint d’exercer un minimum de compétences, c’est parce qu’il est le représentant de la Nation. La loi est la seule norme votée par un organe représentatif des intérêts du peuple. Cette légitimité démocratique ne lui assure pas seulement une autorité et une liberté vis-à-vis des autres pouvoirs, car les capacités représentatives du Parlement sont aujourd’hui altérées par la force politique du Gouvernement. Le Gouvernement est progressivement parvenu à réduire le Parlement à une fonction d’enregistrement.

Cependant, la Constitution est la seule norme qui puisse aujourd’hui atténuer, voire corriger cette décadence du Parlement. La Constitution exige des représentants qu’ils respectent une série d’obligations. Plus précisément, dans la mesure où le peuple confie à ses représentants les pouvoirs de décider à sa place, le Parlement est soumis à des exigences incompressibles que s’assure de faire respecter le Conseil constitutionnel à deux moments différents : avant le vote de la loi s’il est saisi par les parlementaires au titre de l’article 61 de la Constitution, et en aval de la loi, s’il est saisi par un citoyen sur le fondement de l’article 61-1 de la Constitution au titre d’une Question prioritaire de constitutionnalité (QPC).

Par ses voies procédurales, le législateur est sanctionné dès lors qu’il n’intègre pas dans une loi l’ensemble des garanties permettant d’éviter une mise en cause arbitraire des droits et libertés par des autorités infra-législatives dépourvues de légitimité démocratique. La fixation de ces garanties, qui prend la forme d’un encadrement précis des habilitations, est une compétence exclusive du législateur susceptible d’être reliée au principe de la souveraineté nationale protégé par l’article 3 de la Constitution du 4 octobre 1958 et l’article 3 de la Déclaration des droits du 24 août 1789. Autrement dit, c’est parce qu’il est le représentant de la Nation que le législateur ne peut librement se dessaisir des compétences qui sont directement liées à la mise en cause des droits et libertés du citoyen.

GD : Quels sont les risques de telles dérives dans l’habilitation ? Et comment les éviter ?

JG : Pour freiner cet émiettement des fondements de la démocratie politique, le Conseil constitutionnel a mis en place le contrôle des incompétences négatives du législateur. C’est l’un des moyens contentieux les plus dynamiques dans l’histoire de la jurisprudence constitutionnelle. Les parlementaires ont pris conscience du potentiel de cet argument contentieux pour demander au Conseil constitutionnel de sanctionner les habilitations législatives abusives qui permettent à une autorité infra-législative de mettre en cause de manière arbitraire les droits et libertés constitutionnels.

Les décisions du Conseil constitutionnel demeurent toutefois contradictoires sur certains points. Dans la décision n° 2014-388 QPC du 11 avril 2014 (JORF du 13 avril 2014 p. 6692), il a estimé qu’en « prévoyant qu’un accord national interprofessionnel étendu [puisse] confier à une branche professionnelle la mission “d’organiser” cet ensemble de relations contractuelles, les dispositions contestées [confiaient] à la convention collective le soin de fixer des règles qui [relevaient] de la loi ; que, par suite, en les adoptant, le législateur [avait] méconnu l’étendue de sa compétence ». Cette formule selon laquelle le législateur a méconnu l’étendue de sa compétence est la phrase-type qui permet d’identifier la sanction de ce que les juristes appellent une « incompétence négative ». Cet argument devra certainement être utilisé par ceux qui envisagent de saisir le Conseil constitutionnel pour contester la constitutionnalité de la Loi travail que le gouvernement a fait voter par le biais de l’article 49 alinéa 3 de la Constitution.

Toutefois, le Conseil constitutionnel s’est parfois montré très conciliant avec les habilitations votées au profit des organes internes d’une entreprise. Dans la décision n° 96-383 DC du 06 novembre 1996 (Recueil. p. 128), il a validé la possibilité pour les partenaires sociaux de déroger au droit commun de la négociation collective si cette habilitation revêtait un caractère expérimental. Cette habilitation permettait au partenaire social de se substituer temporairement au législateur pour définir certaines modalités de l’organisation des négociations collectives.

Manif 14 juin (4)
Manif du 14 juin – Jérôme Chobeaux / DR

GD : Est-il juridiquement juste de considérer que la Loi travail entraîne une inversion de la « hiérarchie des normes » ?

JG : Depuis les quatre lois de 1982 relatives au droit du travail, dites Lois Auroux, le législateur a multiplié les habilitations permettant aux partenaires sociaux de déroger à la loi nationale par le biais des accords de branche. La Loi travail défendue aujourd’hui par le gouvernement marque une nouvelle étape : l’accord d’entreprise peut désormais primer sur les accords de branche. Autrement dit, les conventions conclues dans le cadre de l’entreprise entre les représentants du personnel et l’employeur peuvent se substituer, et donc déroger, aux conventions qui sont décidées au niveau des accords de branche. Or, les accords de branche constituent en principe le cadre réglementaire des accords d’entreprise. Cette innovation de la Loi travail présentée par le gouvernement bouleverse donc la logique habituelle de la chaîne normative. Aujourd’hui la Constitution s’impose à la loi qui elle-même prime sur les accords de branche, lesquels régissent à leur tour les accords d’entreprise. Demain, la logique peut en effet être inversée car les accords d’entreprise primeront sur les accords de branche. Les rapports de primauté entre ces deux types d’accords s’en trouvent assurément modifiés.

Cependant d’un point de vue juridique, la hiérarchie des normes n’est pas déstabilisée puisque la Constitution continue de primer sur cette Loi. Et cette dernière, même si elle étend le pouvoir normatif des partenaires sociaux, conserve le pouvoir de remettre en cause ces habilitations afin de modifier les conditions de travail des salariés. De plus, il n’est pas prévu dans cette Loi que les accords d’entreprise puissent déroger au droit des conventions collectives qui sont plus favorables aux salariés. Dès lors, si des transformations s’opèrent sur le plan micro-juridique, les fondements de la hiérarchie traditionnelle des normes demeurent préservés pour deux raisons : la norme applicable est la norme la plus favorable aux salariés, et le législateur peut toujours, au nom de l’intérêt général ou d’un motif de valeur constitutionnelle, remettre en cause des situations juridiques existantes.

GD : Une conclusion ?

JG : La Constitution est une norme qui possède une double nature.

D’une part, elle constitue une norme de contrainte lorsqu’elle permet au Gouvernement de contourner la procédure parlementaire par le biais de l’article 49.3. La Constitution est, dans ce cas, la norme qui légitime l’arbitraire gouvernemental et écarte le jeu de la représentation nationale.

D’autre part, la Constitution est une norme d’émancipation lorsqu’elle permet au travailleur de trouver en elle et dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, les outils nécessaires pour sanctionner une habilitation législative abusive. Dans cette perspective, la Constitution établit, par le biais des incompétences négatives, la source d’un nouvel espoir citoyen lorsque l’impact du fait majoritaire est plus fort que le respect de la mise en cause exclusivement démocratique des libertés.

 Propos recueillis par Magalie pour Gazette Debout

Crédits photos:

  • Manif 14 juin (4): Jérôme Chobeaux / DR
  • Manif 25 mai (5): Nicolas Lynx / DR

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