Immigration : Nuit Debout rétablit la confiance en « l’Autre »

TRIBUNE — Le présent papier est le fruit d’une discussion que j’ai eue place de la République avec une jeune femme issue de l’immigration. Comme d’habitude depuis deux mois, je pose aux gens la question : « Pourquoi venez-vous à Nuit Debout ? »

La réponse de la jeune femme est saisissante : « Je participe, j’écoute et je soutiens ce mouvement parce que les animateurs, les gens sur cette place ont confiance en l’Autre […] L’Autre c’est moi par exemple. J’habite la banlieue dure (rires) (dans une cité, ndlr), je suis issue d’une famille pauvre, ouvrière. Du point de vue des Institutions de l’État, je suis un être sans qualités, sans compétences, je suis un néant, un rien, sans aucune existence sociale et politique. Ici, les gens m’écoutent, me donnent la parole… Pour l’État et ses Institutions, pour les médias, je n’existe que comme un problème social… »

À partir de cette petite entrevue à vif, je souhaite présenter une analyse sociocritique de la relation de confiance avec « l’Autre », à travers l’énonciation du discours social de l’immigration dans l’espace européen contemporain.

S’appuyant sur les différents supports de transmission et de discussion du discours de l’immigration (champs médiatique, politique et littéraire), il est question de montrer que dans un contexte de modernité marquée par la mixisation des valeurs et la mobilité des individus, la relation interpersonnelle renégocie de manière explicite ou implicite la relation de confiance avec l’Autre à travers des stratégies discursives spécifiques.

Manif 28 avril "Faites-nous confiance"
« Faites-nous confiance » / Nuit Debout / DR

Les espaces sociaux et politiques européens sont marqués depuis les années 90 par la résurgence d’un discours social majeur : la question de l’immigration et la définition du rapport à l’Autre. Un examen des corpus médiatique, politique et littéraire de cette période à nos jours, indique que cette question a dépassé la simple confidence privée pour investir le champ public, au point de revêtir une tendance hégémonique. Derrière la polyphonie du discours de l’immigration, se déploie, en fait, toute une interrogation individuelle et collective de la relation de confiance avec l’Autre, dans un contexte marqué par la construction d’un projet commun paneuropéen, marqué par la problématique de l’inclusion de la Turquie à ce projet, et par l’adhésion harmonieuse des nouvelles générations migrantes à ce même projet.

Un bref tour d’horizon des événements, décisions et déclarations politiques récents, de l’activité médiatique et de la production littéraire, montre à quel point la relation de confiance demeure de manière ouverte ou latente au cœur de la réalisation de ce que l’anthropologue Marcel Mauss appelle « l’attente collective » européenne.

– Le Parti populaire européen, qui regroupe les partis de droite et de centre droit des 28 pays membres de l’Union européenne, remporte à une écrasante majorité les élections parlementaires européennes de juin 2009. Les principales attentes des citoyens européens, outre la relance économique et les mesures sociales, portent sur le durcissement des politiques d’immigration et le renforcement de la sécurité, alors même qu’un mémorandum adressé aux candidats par plusieurs associations européennes de défense des Droits de l’Homme appelait à « construire entre nationaux et étrangers le sentiment d’avoir un destin commun, de partager des valeurs communes et de porter ensemble la responsabilité d’un avenir commun ».

– En juin 2008, le Parlement européen vote la « directive retour », texte qui fixe les normes et procédures d’obligation de retour des immigrants en situation irrégulière.

– Le IIIe Rapport annuel sur la migration et l’intégration prône un « renforcement des politiques d’intégration dans l’UE par la promotion de l’unité dans la diversité ». Il appelle notamment à « prévenir l’aliénation sociale et la discrimination à l’égard des immigrants […] afin d’éviter les cas extrêmes de rejet par la société d’accueil ». Un autre document de l’UE souligne qu’une politique d’intégration réussie requiert une « confiance mutuelle » et une « responsabilité partagée » entre les différents habitants de l’espace européen.

– En France, une série de slogans et de notions tels que la « fracture sociale », la « discrimination positive » ou la « préférence nationale », restent étroitement liés à la question de l’immigration et occupent de manière controversée les champs politique, social et intellectuel depuis plusieurs années.

– Enfin, sur le plan littéraire et analytique, il existe une importante production axée sur le phénomène de l’immigration et ses thèmes connexes. La question du  « soi » et de « l’Autre », les différences culturelles, les citoyennetés mixtes, les replis identitaires, le sentiment d’exil et la renégociation des appartenances sont des sujets qui traversent les œuvres de Jean-Marie Gustave Le Clézio, Leïla Sebbar, Andreï Makine, Umberto Eco ou Fatou Diome. Le Ventre de l’Atlantique (F. Diome, 2003), par exemple, prend prétexte de l’événement de la demi-finale de la Coupe d’Europe des nations de football qui oppose l’Italie aux Pays-Bas le 29 juin 2000 pour revisiter tous les discours marqués sur l’immigration, et sur l’Autre, perçu en permanence sous le signe de l’« étranger » et sur lequel pèse un doute flou qui empêche toute volonté de réconciliation et de rencontre positive.

Ces exemples montrent que dans le contexte européen actuel, le sujet de l’immigration prend les proportions d’un discours social majeur qui comporte une dimension polysémique, polémique. La « droitisation » des opinions publiques européennes, le champ lexical de la terminologie politique ainsi que les motifs discursifs et thématiques de la littérature, indiquent une crise du compromis, une résistance à l’ouverture à l’Autre, bref, une difficulté de rencontre interpersonnelle ou intercommunautaire qui inscrit la relation de confiance au cœur de la négociation d’une « responsabilité partagée » du vivre ensemble.

L’analyse du sujet de l’immigration est d’autant plus pertinente que ce dernier constitue une posture discursive spécifique des modalités de perception, d’adhésion, de don et de partage avec l’Autre. Par conséquent, il réunit toutes les conditions énonciatives d’expression de la confiance, celle-ci exigeant préalablement une altérité présente, l’existence de sujets ou communautés différents, liés par une reconnaissance mutuelle et des codes relationnels spécifiques dans des contextes historiques et géographiques déterminés. Ces codes et ces contextes attachent le sujet à son vis-à-vis, selon le degré de proximité affective (parenté, communauté, amitié) ou objective (travail, sécurité, intérêt). La confiance, dès lors, s’instaure comme mode particulier d’engagement d’une personne envers une autre. L’étendue sémique du terme suggère que dans le contexte européen contemporain, la relation de confiance agit sur les évaluations individuelles et communautaires de la légitimité, de l’intégration, de la responsabilité, de l’autorité, du progrès et de l’identité. Sa performance, dans la réalité comme dans la fiction, procède alors d’une véritable construction discursive qui encode des marqueurs spécifiques (déictiques impersonnels, termes d’exclusion ou d’inclusion, embrayeurs de rappel ou d’anticipation), provoque une illocution particulière (surprise, embarras, émotion, doutes, crispations) et réitère des idéologèmes chargés (stéréotypes, jargons, prêches, slogans).

Atmane AGGOUN

Crédits photos:

  • Manif 28 avril « Faites-nous confiance »: Nuit Debout / DR
  • Manif 14 juin: Adèle / DR

Une réaction sur cet article

  • 17 juin 2016 at 8 h 00 min
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    Superbe pastiche, bravo !

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