Nuit Debout, la loi travail et la société du temps libéré

TRIBUNE – Qui a le temps de participer à Nuit Debout ? De se rendre à l’Assemblée générale quotidienne, d’assister aux réunions de sa commission et de trouver sa place dans une organisation horizontale fourmillante ? Et, finalement, d’apporter sa contribution concrète au mouvement ? Aussi bien les opposants que les soutiens au mouvement posent ouvertement la question.

Ainsi, certains souhaiteraient que les nuitdeboutistes l’utilisent plutôt pour travailler (« ils ne doivent pas travailler beaucoup le jour pour veiller la nuit » – Denis Retailleau). Tandis que des amis vous diront « C’est super mais je n’ai pas le temps de participer » ou encore « C’est bien que tu prennes le temps d’y aller ». Comment et sur quoi ce temps, si précieux, est-il pris par les participants à Nuit Debout ? En quoi la loi travail s’oppose-t-elle à cette gestion libre et choisie du temps ? Que peut-on en retirer pour l’organisation de notre projet de société ?

Qui prend le temps de participer ? On pense tout d’abord aux chômeurs, aux intermittents et aux étudiants. Il va de soi qu’ils n’ont pas d’autres obligations (recherche d’emploi, famille, répétitions, examens…) ou d’autres envies (loisirs, voyages…) et qu’ils se rendent à Nuit Debout par désœuvrement, voire par volonté de nuire, réaction populiste qui nie la volonté de s’impliquer dans un mouvement positif, n’est-ce pas…

On rencontre aussi des personnes aux horaires plus flexibles qui ont plus de liberté pour participer. Par exemple, une journaliste pigiste qui a le choix des articles qu’elle produit. Mais aussi des travailleurs à temps plein, qui prennent part à Nuit Debout après leurs heures de travail, durant leurs week-ends, pendant leurs congés ou RTT. Ces personnes ponctionnent spontanément leur budget-temps pour participer. Avec les motivations les plus diverses : lutter politiquement, défendre des valeurs, participer à un projet collectif, mais menant toutes à ce choix libre : se consacrer à une activité non-rémunérée et chronophage.

Manifestation 12 mai 2016
La vie est une manif, la France une vitre et moi un pavé

En quoi cet acte désintéressé et non marchand de libre utilisation de sont temps s’oppose-t-il aux préceptes de la loi El Khomri ? Celle-ci contient plusieurs dispositifs destinés augmenter la durée du travail. Des dérogations à la durée maximale de 10h quotidiennes sont maintenant possibles, dans la limite de 12 (!) heures. La durée maximale moyenne du travail pourra être portée à 44h pendant 16 semaines (au lieu de 12), pour une durée maximale toujours fixée à 48h (l’avant projet préconisait une dérogation jusqu’à 60h).

De même, le projet de loi prévoit une diminution des droits dans le choix des horaires. Ainsi des horaires personnalisés peuvent être maintenant imposés, même en cas de désaccord des représentants du personnel, et dorénavant sans informer l’Inspection du travail. Pour les congés, l’employeur est maintenant libre de décider du délai à respecter en cas d’annulation et de modification des congés (précédemment : un mois).

Le troisième point, décisif, est celui des heures supplémentaires. Celles-ci sont maintenant toujours compensables par du temps de repos (et non plus majoration du salaire). De même, le quota maximum d’heures supplémentaires est en augmentation constante depuis plusieurs années (120 h par Guigou – puis 180 h Fillon, et maintenant 220 h).

Galerie Borenstein
Arrêtez d enous arrêter / Daphné Borenstein / DR

La loi travail vise donc à déposséder les salariés de leur temps. Ce bien le plus précieux leur est de moins en moins accessible du fait de l’augmentation du nombre d’heures travaillées. Il faut aussi noter qu’au-delà d’un certain nombre, les heures de repos ne sont plus des heures pleinement utilisées, mais deviennent des heures de loisir, consuméristes et non productives. Elles vont a contrario des aspirations de l’ensemble des actifs. Aussi bien du côté des employés, qui aimeraient disposer de temps libre consacré à des activités enrichissantes et constructives (vie familiale, engagement associatif); que du côté des chômeurs ou des temps partiels imposés, qui aimeraient travailler plus pour bénéficier à la fois d’une meilleure rémunération et du prestige social que confère un emploi.

Le projet de loi travail ne propose pas une meilleure répartition de la charge en temps travaillé – le nombre total d’heures travaillées étant en diminution – et c’est une erreur majeure. Mieux les répartir c’est à la fois faire œuvre de justice sociale et de protection des salariés.

Manif 1 mai (1648)
Manif 1 mai (1648)

La société du temps libéré a été théorisée par André Gorz dans les années 1980. Gorz partait du constat que la société était de plus en plus technicisée, et ne laissait à l’humain qu’un rôle de variable économique ajustable. Dans cette société gouvernée par l’économie, le temps de vie du salarié est considéré uniquement dans sa dimension marchande. Le temps libre est :

– une variable d’ajustement pouvant être rogné au gré des impératifs économiques,

– un temps de loisir, de consommation non-constructif et non-valorisable.

Cependant, tout n’est pas monnayable (affection, tendresse, mais aussi plaisir de faire, de participer à un projet collectif, de donner, d’entreprendre). Par exemple tous les salariés n’auront pas le plaisir d’entreprendre dans la sphère marchande – ils peuvent le faire dans la sphère non-marchande. Certaines activités (ménage, courses…) peuvent être marchandées afin de gagner du temps, pour plus de loisir ou plus de travail; elles perdent alors ces autres valeurs intrinsèques.

Nous avons par ailleurs développé des techniques pour diminuer le besoin en heures travaillées, utilisées pour la production de biens ou de nourriture. Le chômage systémique de nos sociétés occidentales et le déclassement de pans entiers de la population l’illustrent bien. Il s’agit donc de bâtir une société du temps libéré, où chacun bénéficie de ces gains techniques pour s’épanouir et s’investir grâce à l’utilisation de ce temps libéré.

Manif 28 avril
Rêve générale

Dans cette perspective, Nuit Debout et la loi travail représentent deux visions opposées, deux projets de société entre lesquels il faut choisir. Au-delà de la dimension politique, nous avons d’un côté un mouvement de libre association, sans intérêt économique, où chacun, sur son temps libre et sans rémunération, propose, construit, réfléchit, contribue sur les thèmes qui lui sont chers pour l’élaboration d’une société meilleure.

De l’autre un projet de société où le temps des salariés est mesuré à l’aune du profit marchand. Sans aucune mesure de l’intérêt humain et de son développement, puisqu’il tend à construire une séparation entre d’un côté les travailleurs, qui disposent de rémunérations intéressantes (et encore) mais sont privés de leur droit à élaborer des projets en dehors de tout échange marchand, ou à profiter pleinement de leurs proches, et de l’autre côté les chômeurs, qui ne disposent que de faibles moyens financiers si ce n’est des subsides accordés par l’État, lequel ne leur fournit pas la sécurité financière nécessaire pour entreprendre sereinement.

Nous devons aujourd’hui bâtir cette société du temps libéré, où chacun dispose à la fois d’une sécurité économique réelle et du temps pour en jouir. Nous en avons les moyens.

Guillopé Aloïs

Lectures :

  • « Analyse détaillée du projet de loi EL KHOMRI / MACRON 2 », Gérard Filoche.
  • Bâtir la société du temps libéré, André Gorz.
  • « La révolution du temps choisi », Paris, Albin Michel, 255 p.

Crédits photos:

  • Manifestation 12 mai: Stéphane Burlot/DR
  • Galerie Borenstein: Daphné Borenstein / DR
  • Manif 1 mai (1648): Nuit Debout/DR
  • Manif 28 avril: Gazette Debout
  • Azevedo Penser la grêve: Francis Azevedo / DR

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