Loi travail : un revenu de base pour une sortie de crise ?

TRIBUNE — Il y a le point de vue « réaliste » (rien de mélioratif), qui prend le monde tel qu’il est, et non tel qu’il devrait être. Et après tout il fonctionne relativement bien, ce monde, si tant est que nous nous détournions du prisme déformant que constitue l’ultra-médiatisation globalisée de la souffrance.

Depuis les années 1980, la part de la population mondiale vivant avec moins de deux dollars par jour (à valeur constante) a été divisée par trois [1]. Sur les cinquante dernières années, l’espérance de vie à la naissance (prenant notamment en compte les problématiques de santé publique, de nutrition, ou encore la mortalité due aux conflits armés) a gagné dix ans dans les pays européens, quinze en moyenne dans le monde, vingt dans les pays les moins avancés [2]. L’ouverture des échanges et la compétition économique internationale, avec tous les défauts que nous pouvons leur trouver, ont aussi des mérites indéniables. Et quoi qu’il en soit, changer le monde, aussi noble soit l’intention, prend du temps. Et comporte son lot d’insuccès. En attendant, dans la compétition économique internationale, la France est en perte de vitesse. Alors que l’attractivité du Vieux Continent atteint des niveaux records, la République est distancée. Législation compliquée, coût du travail élevé : en dépit d’atouts indéniables, les investisseurs tendent à s’en détourner [3].

Face à cette situation, deux possibilités s’offrent à nous.


La première est de sortir de cette compétition outrancière, dont le poids repose bien souvent sur les plus démunis. Loin d’être stupide, bien qu’elle soit souvent caricaturée, l’idée pourrait fonctionner. Nous pourrions sortir de l’euro, de l’Union européenne, rompre nos accords commerciaux et tenter de construire un modèle alternatif, en autarcie. Mais à quel prix ? Celui du repli sur soi : exclusion, tensions, amoindrissement des libertés économiques (libre entreprise, libre circulation des biens, des services, des capitaux) et politiques (libre circulation des personnes par exemple).
La deuxième possibilité est de demeurer dans le système actuel. Mais à une place honorable. La France se doit d’être plus compétitive et cela nécessite une flexibilisation du marché du travail. N’en déplaise à ses détracteurs, de ce point de vue les arguments en faveur du projet de loi El Khomri (et peut-être plus encore de la direction qu’il donne aux législations futures) semblent recevables.

Toutefois, une autre vision s’y oppose assez radicalement : le point de vue « idéaliste » (rien de péjoratif), qui ne se satisfait pas du monde tel qu’il est, et le voit tel qu’il devrait être. Et ils ont raison ceux qui s’offusquent de la montée des inégalités extrêmes [4], des acrobaties fiscales des plus privilégiés, des dérives de la course au profit. De ce point de vue, la tendance qu’incarne la loi travail est douteuse : si celle-ci paraît justifiable d’un point de vue systémique, la variable même de ce système, le « précaire », peut s’insurger d’une volonté apparente d’amoindrir ses droits, acquis par ses prédécesseurs. Quel est l’intérêt de favoriser une reprise économique au bénéfice des privilégiés et au détriment des plus faibles ?

Portrait 19
Nation, 40 Mars – Cyrille Choupas – DR

Les deux visions présentées ici sont volontairement caricaturales, mais somme toute relativement cohérentes. « Pourquoi vous opposez-vous à une loi qui vise à faciliter le travail des entrepreneurs, c’est-à-dire ceux qui créeront les emplois de demain ? » Argument simpliste, évidemment discutable, mais rationnel. « Pourquoi soutiendrions-nous une loi qui va avant tout servir les intérêts de ceux qui bénéficient déjà du système actuel, et rendre la situation des travailleurs plus précaire encore ? » Argument là aussi simpliste, évidemment discutable, mais tout aussi rationnel. Le point de vue systémique et le point de vue individuel : deux approches logiques irréconciliables ? Le débat restera stérile tant que chacun se bornera à appliquer sa propre grille de lecture aux arguments de l’autre. La France semble bloquée dans un dialogue de sourds, dans une ornière qui ne profite à personne.

Pourtant, il existe une porte de sortie à cette crise. Adapter le marché du travail aux enjeux d’une économie mondialisée, d’accord, à condition qu’il y ait une contrepartie. Pourquoi, au lieu de nous satisfaire de ces deux visions antagonistes, ne pas envisager l’évolution potentiellement douloureuse que représente la mise en compétition croissante des travailleurs comme l’occasion d’une nouvelle conquête sociale ? C’est là que l’idée d’un revenu de base trouve tout son intérêt. La mise en place d’un revenu de base comme « droit inaliénable, inconditionnel, cumulable avec d’autres revenus, distribué par [la] communauté politique à tous ses membres, de la naissance à la mort, sur base individuelle, sans contrôle des ressources ni exigence de contrepartie, dont le montant et le financement [serait] ajustés démocratiquement » [5], pourrait permettre de réconcilier, du moins dans les grandes lignes, les deux camps qui aujourd’hui s’affrontent. Un projet de redistribution des richesses défendu par des économistes renommés, de « droite » (p. ex. Milton Friedman, prix Nobel 1976 [6]) comme de « gauche » (p. ex. James Tobin, prix Nobel 1981 [7]). La proposition pourrait en effet répondre (au moins partiellement) aux attentes des deux parties.

D’une part, d’un point de vue « libéral » [8], l’instauration d’une telle mesure permettrait notamment de supprimer les « trappes à inactivité », ces situations où il n’est pas avantageux d’accepter un emploi, compte tenu du versement des allocations sous conditions de ressources [9]. Loin de favoriser l’« assistanat » (vocable inepte mais néanmoins d’une portée politique importante), la mise en place d’un revenu de base encouragerait la responsabilisation des individus en rémunérant tout travail, avec l’avantage de fournir aux plus audacieux un « filet de sécurité » qui stimulerait la prise de risque et l’entrepreneuriat. Le tout accompagné d’une simplification nécessaire de notre système redistributif, et ce sans nécessiter une hausse des prélèvements sociaux [10].

D’autre part, d’un point de vue « social » [11], l’instauration d’un revenu de base constituerait un moyen de repenser notre système de protection face à la compétition internationale et l’évolution du marché du travail. La provision d’un revenu de subsistance garanti pour tous permettrait d’atténuer la pauvreté (par exemple en supprimant le problème du non recours aux aides), et de repenser le travail, en valorisant les activités non marchandes et en facilitant l’essor de modes de vie alternatifs (cela pourrait par exemple permettre le développement de communautés autonomes dans les campagnes). En outre, pour ceux qui souhaiteraient perdurer dans le marché du travail « classique », ce revenu garanti affaiblirait la portée du « chantage au chômage » et, ainsi, pourrait diminuer la pression sur les salaires à l’embauche.

Si de nombreuses questions restent en suspens, notamment concernant son montant ou son financement, tout l’intérêt de la proposition est qu’elle permettrait de refonder le débat actuel sur des bases plus saines. Au lieu de nous déchirer à coups d’arguments irréconciliables sur le maintien ou la destruction d’un système social désuet, échangeons plutôt de manière constructive en tâchant de définir les modalités d’une avancée commune.

Lucien Jeder
23 ans, étudiant

[1] Voir : Banque mondiale, « Données », La Banque mondiale – Œuvrer pour un monde sans pauvreté, consulté le 31 mai 2016.

[2] Ibid.

[3] Lire par exemple une récente étude à ce sujet, parmi d’autres : Marc Lhermitte et EY, « Baromètre de l’attractivité France 2016 : La France distancée », Baromètres EY de l’attractivité (Paris: EY France, 2016).

[4] Problématique brillamment mise en lumière par les travaux d’Oxfam. Voir notamment : Deborah Hardoon, Sophia Ayele, et Ricardo Fuentes-Nieva, « Une économie au service des 1%. Ou comment le pouvoir et les privilèges dans l’économie exacerbent les inégalités extrêmes et comment y mettre un terme » (Oxford: Oxfam International, 2016).

[5] Définition de : MFRB, « Le revenu de base », Mouvement Français pour un revenu de base (MFRB), consulté le 31 mai 2016.

[6] Voir le chapitre 12 de : Milton Friedman et Rose D. Friedman, Capitalism and freedom (Chicago: University of Chicago Press, 1962).

[7] Lire entre autres : James Tobin, Joseph A. Pechman, et Peter M. Mieszkowski, « Is a Negative Income Tax Practical? », The Yale Law Journal 77, n o 1 (1967): 1‐27.

[8] Pour une approche « libérale », lire notamment : Marc de Basquiat et Gaspard Koenig, Liber, un revenu de liberté pour tous : Une proposition d’impôt négatif en France (Paris: Éditions de l’Onde, 2015).

[9] Un bon exemple donné par le MFRB est le suivant : « en acceptant un emploi saisonnier court, on perd son RSA. Une fois son contrat terminé, les démarches nécessaires pour récupérer le RSA peuvent être longues et induire un mois de carence, au point de dissuader d’accepter cet emploi saisonnier. » Voir : MFRB, « Le revenu de base ».

[10] Selon le dernier rapport de la Fondation Jean-Jaurès, un revenu universel de 750€ par mois pourrait être financé en réorientant les prestations sociales actuelles et en augmentant de deux points la TVA. Jérôme Héricourt, Thomas Chevandier, et Groupe de travail Revenu universel, « Le revenu de base, de l’utopie à la réalité ? » (Paris: Fondation Jean-Jaurès, 2016).

[11] Pour une approche « sociale », lire par exemple : Baptiste Mylondo, Un revenu pour tous ! Précis d’utopie réaliste (Paris: Utopia, 2010).

Crédits photos:

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9 réactions sur cet article

  • 4 juin 2016 at 18 h 52 min
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    La question des cotisations et des prestations sociales n’est pas traitée. Que devient la notion de solidarité ?

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    • 5 juin 2016 at 15 h 58 min
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      Bonjour,

      Merci de votre intérêt pour l’article.
      Selon les différents montants et modèles de financement envisagés pour le revenu de base/revenu universel/salaire à vie/etc., le montant des cotisations sociales varient. Selon le rapport de la Fondation Jean-Jaurès, un revenu de 750€ par mois et par habitant pourrait par exemple être financé en fusionnant plusieurs allocations et sans toucher aux niveaux de prélèvements obligatoires actuels. Pour un montant supérieur, ces derniers devraient probablement être augmentées, à moins qu’un autre mode de financement soit choisi (par exemple via une réforme de la création monétaire, de nouvelles impositions sur les profits aujourd’hui peu taxés des grandes multinationales, ou encore la mise en place d’une fiscalité « écologique »).
      De la même manière, en fonction des approches les prestations sociales actuelles pourraient être modifiées ou non. Un tel revenu pourrait, selon certains, permettre de privatiser de manière plus « juste » une partie des services aujourd’hui publics, de remplacer certaines allocations ; alors que pour d’autres il devrait venir s’ajouter aux principales mesures redistributives existant aujourd’hui.
      L’idée de « solidarité » me semble largement présente dans une mesure qui vise à redistribuer de manière plus efficace et plus large les richesses produites par l’ensemble de la population.

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  • 5 juin 2016 at 3 h 23 min
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    Lucien Jeder, merci de cette synthèse, j’aurais voulu la faire…!

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  • 5 juin 2016 at 15 h 59 min
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    Bonjour,

    Selon les différents montants et modèles de financement envisagés pour le revenu de base/revenu universel/salaire à vie/etc., le montant des cotisations sociales varient. Selon le rapport de la Fondation Jean-Jaurès, un revenu de 750€ par mois et par habitant pourrait par exemple être financé en fusionnant plusieurs allocations et sans toucher aux niveaux de prélèvements obligatoires actuels. Pour un montant supérieur, ces derniers devraient probablement être augmentées, à moins qu’un autre mode de financement soit choisi (par exemple via une réforme de la création monétaire, de nouvelles impositions sur les profits aujourd’hui peu taxés des grandes multinationales, ou encore la mise en place d’une fiscalité « écologique »).
    De la même manière, en fonction des approches les prestations sociales actuelles pourraient être modifiées ou non. Un tel revenu pourrait, selon certains, permettre de privatiser de manière plus « juste » une partie des services aujourd’hui publics, de remplacer certaines allocations ; alors que pour d’autres il devrait venir s’ajouter aux principales mesures redistributives existant aujourd’hui.
    L’idée de « solidarité » me semble largement présente dans une mesure qui vise à redistribuer de manière plus efficace et plus large les richesses produites par l’ensemble de la population.

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  • 8 juin 2016 at 10 h 53 min
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    « Arrivé à un certain stade de développement du rapport d’exploitation comme autoprésupposition du capital, ce rapport fondé sur la valeur se trouve amené à reprendre les déterminations de domination et de servitude qui définissaient l’esclavage. Est-ce que nous n’en sommes pas à la possibilité de « s’emparer directement du travail d’autrui » quand les formes socialisées du salaire assurent une liaison entre le travailleur et la subsistance (RMI, ASS, impôt négatif, revenu garanti …) ?

    Il faut considérer la formidable socialisation de la reproduction globale de la force de travail totale dans le lissage entre revenus d’activité et revenus de substitution comme une remise en cause par le capital lui-même, conformément à son nécessaire processus d’autoprésupposition, du « libre rapport d’échange » qui assure la médiation entre les deux premières « conditions fondamentales ». (…)

    Dans certains cas extrêmes mais non atypiques ou marginaux, pour le « travailleur pauvre » français qui va au « Secours populaire » ou aux « Restos du cœur », ou pour l’Américain qui reçoit des bons de nourriture, la circulation monétaire est même, en partie, abolie. »

    (Théorie communiste, n°22, « Revendiquer pour le salaire »)

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    • 8 juin 2016 at 13 h 09 min
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      Bonjour,

      Merci de votre commentaire mais j’ai du mal à en saisir la pertinence. Pourriez-vous m’éclairer ?

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      • 8 juin 2016 at 13 h 54 min
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        C’est que le revenu garanti, dans ses différentes modalité, ne prend pas en compte l’existence du capitalisme comme rapport social. Il ne voit que du revenu, qu’il s’agit de répartir, là où il y a production de valeur et exploitation. Le revenu garanti, c’est l’extension de ce qu’on appelle « l’achat global de la main-d’œuvre » dans les pays développés, qui vise à maintenir à disposition pour le capital une main-d’oeuvre qu’il peut ainsi payer au dessous du coût de sa reproduction. Cette façon-là de « sortir du salaire », c’est à dire en restant dans le capitalisme (les catégories du revenu, de la production, du marché et de l’échange étant conservées), ne peut exister réellement que par l’appauvrissement encore accru des travailleurs, et par leur appropriation de fait par la classe capitaliste, comme « travail social général » prépayé. Ce n’est que comme ça qu’il est réalisable. Comme le soulignent les gens attachés au vieux programme de la gauche, c’est effectivement autre chose que la « solidarité » qui prévalait en régime de plein emploi, c’est l’aggravation des caractéristiques les plus modernes du capitalisme contemporain : précarité, disciplinarisation du travail et de la vie sociale en général, baisse des salaires, etc. c’est d’ailleurs ainsi que vous le présentez : une mesure de compétitivité, avec un volet social.

        En résumé, cette mesure est soit vouée à l’échec (il est bien clair qu’il ne pourrait être question d’un revenu garanti qui se situerait au-dessus ni même au niveau du SMIC), soit vouée à faire le jeu des capitalistes.

        Sur l’achat global, vous pouvez lire ça si vous le souhaitez :

        https://docs.google.com/viewer?a=v&pid=sites&srcid=ZGVmYXVsdGRvbWFpbnx0aGVvcmllY29tbXVuaXN0ZXxneDozYmVhNTNkZGNhMzcyZjJm

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  • 8 juin 2016 at 14 h 21 min
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    @carbure Merci de votre réponse. Vous avez parfaitement raison, c’est exactement cela. Cette mesure ne vise nullement à « sortir du capitalisme » mais plutôt à rendre le système actuel plus humain. Je ne m’en cache pas, partisan d’un capitalisme « raisonné », d’un libéralisme régulé au besoin, cela me semble être une voie plus réaliste, équilibrée et probablement moins dangereuses pour les libertés que celle de la « révolution » et tous ses excès potentiels. Mais ce n’est là que mon opinion.

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  • 14 juin 2016 at 13 h 21 min
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    Personnellement l’idée du salaire à vie me séduit beaucoup. Je m’interroge cependant sur un point.

    Dans le passé, les révolutions socialisantes prônaient la redistribution des richesses et j’en était d’accord.
    Aujourd’hui avec les connaissances que nous avons sur le changement climatique, ne serait il pas dangereux de donner plus de « pouvoir de consommer » à tous ?

    Car cela impliquerait une augmentation de la consommation et donc de la prédation de l’homme sur la nature. Ne faudrait il pas en même temps changer les modes de production et les habitudes de consommation avant ou en même temps ?

    Une chose est sure cela ne doit pas être fait pour dédouaner les entreprises de payer une partie du salaire qu’elle paye aujourd’hui (cad la version libérale du revenu de base).

    Merci.

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