Feuilleton Debout #5. Une embuscade.

FEUILLETON DEBOUTLe Feuilleton donnera la légende de la Nuit.

Les types de Censier avaient subi un guet-apens. En voyant débarquer une grosse centaine de blousons noirs avec les brassards rouges, Samuel et les camarades avaient cru à un régiment de nouveaux déboutiens enlistés et partis depuis Lyon, Marseille ou Toulouse et venus prêter renfort. Ces couillons-là ne s’étaient même pas posé la question du barrage qu’il aurait fallu subir par le sud, notamment à place d’Italie où les filtrages étaient rudes. Bref, ils s’étaient pas méfié plus que ça, et au moment où les miliciens déguisés débouchèrent dans la rue des Fossés Saint Marcel, pas la moitié des fusils des déboutiens n’étaient orientés vers eux. Les grilles n’étaient qu’à quelques pas quand toute la troupe s’était mis à courir, sortant des armes à point de dessous leurs vestes. La barricade eut à peine le temps de se défendre.

Ce fut comme une trace de pluie dévalant un carreau un soir d’orage.

Les assaillants s’enfilèrent si vite entre les grilles qu’ils coulèrenet et inondèrent le camp déboutien. On vît même une pièce d’artillerie s’avancer dans la rue des Fossés Saint Marcel, hésiter, puis repartir. Ils avaient du se dire qu’ils n’en auraient probablement pas besoin. Ils tirèrent quand même un coup sur la tour, pour rigoler.

Cette attaque avait été bien préparée. Les jeunes assaillants devaient avoir été enrôlés par le commandement ou la milice dans des endroits où la Nuit Debout était détestée. Probablement loin des grandes villes.  Il était rare de trouver des jeunes à embrigader. Et souvent c’étaient des mercenaires, que l’on payait grassement pour aller éradiquer leur propre génération. On les renvoyait dans leur campagne où on les laissait crever de misère en leur achetant bien mal ce qu’ils avaient eux-mêmes bien du mal à produire. Et leurs produits eux-mêmes, qui ne suffisaient plus  ou à peine à reproduire leur force de travail, étaient redistribués à prix d’or dans les villes où leurs frères et sœurs de génération ne pouvaient plus se payer de quoi vivre, parce qu’eux aussi, on entretenait activement la pauvreté.

Le drame de cette guerre, c’était que l’argent avait réussi à se dresser entre des frères et sœurs de misère et à leur dire, avec un billet suspendu au-dessus de leurs nez : « entretuez-vous ».

Quand il furent rentrés dans le camp, en quelques minutes, tout fut fini, et il ne resta pas un survivant quand ils reprirent le chemin inverse, courant pour ne pas voir arriver les renforts. Ils avaient laissé derrière eux le grand massacre des enfants rouges. Sans s’en fiche plus que ça. Sans qu’ils y voient rien d’autre qu’une bonne somme à amasser, et quelques démons de moins sur terre.

Naissance d'une nasse (3)
Naissance d’une nasse (3)

Ange le retrouva la mâchoire grande ouverte, dans la rue Buffon, sur un trottoir, prêt d’un mur sali du beau rouge d’un sang qui n’avait servi qu’à fort peu de choses. Il avait reçu une balle dans les poumons, probablement en tentant de s’enfuir vers la Mosquée, où une petite troupe déboutienne en stationnement aurait pu l’aider. On n’avait pas eu le temps de vraiment l’ajuster, mais la balle avait du le faire tomber. Ensuite, au sol, il avait reçu un coup de crosse derrière le crâne très probablement. Ce qui avait du le tuer net, et expliquait la position grande ouverte de sa mâchoire vers l’avant. D’autres corps étaient étendus, plus loin, et avaient du subir le même procès.

La désolation de cette scène n’avait son équivalent que dans les pires obscurités de l’imagination. Et pour un temps au moins, Ange et Lucie durent faire fonctionner la leur pour contrer le spectacle de ce qu’ils voyaient.

Une chose était, certaine, la réalité, elle-même, avait disparu. Et il ne restait à leur yeux désolés qu’un seul angle de compréhension : cette guerre absurde était un combat contre le Mal. Les corps jonchés donnaient une version très concrète de cette herméneutique maintenant désormais close sur elle-même. Le mal marchait contre eux, et prendrait leurs vie une à une, si l’on n’en venait pas à bout avant.

Ange aperçut quelque chose, sur le trottoir, près du corps de Samuel.

Un billet de banque laissé à terre, probablement par l’un des mercenaires en s’enfuyant, donnait un point de fuite à toutes les lignes tristement éparpillées de cette scène. Comme une convergence organisée de tout ces maux vers leur principe absolu..

–Retrouvez le feuilleton ici

Crédits photos:

  • Naissance d’une nasse (3): Raphaël Depret
  • Manif 1 mai (08): Francis Azevedo

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