Debout, les mots !

TRIBUNE — Dans les discours entendus sur les « grands médias », on est souvent frappé par le manque de contenu et l’absence de sens des propos tenus. Formules toutes faites, expressions consacrées, mots magiques et incontournables tels que « croissance », « réforme », « crise », « compétitivité ». Des mots dont le sens nous paraît comme « essoré »¹, des mots passés à la moulinette des débats, des chroniques, allocutions, interventions. Télé, radio, presse, web, prose administrative, les « éléments de langage » sont partout. Pire, on les relaie soi-même parfois sans s’en rendre compte, on les utilise sans trop savoir ce qu’ils signifient ; ils ponctuent nos conversations, nos échanges. Et c’est aussi avec ces mots que se forme notre vision du monde et de la société, individuellement et collectivement.

Dans l’effervescence du mouvement Nuit Debout s’est constituée la « commission Vocabulaire et ré-investissement du sens ». On y mène un travail de réflexion collectif sur la signification de mots tels que « travail », « république », « citoyenneté », « souveraineté » ; on tente de les définir et de les extraire du carcan médiatique où ils ont été vidés de leur sens. Des mots précieux qui sont des outils communs pour exprimer des idées, penser des alternatives, être entendu. Il nous a paru urgent de dissiper le brouillard de confusion qu’entretient savamment le discours du pouvoir.

Pour mener ce travail commun, il faudra aussi s’assurer de ne pas tomber soi-même dans le piège de la langue de bois. Certainement faudra-t-il nous interroger sur son fonctionnement, décrypter ses usages et ses absurdités. Nous demander comment la subvertir, la combattre. Décrire ses modes opératoires. Je souhaiterais esquisser ici quelques pistes de réflexion.

 

Roulé dans la raffarinade

La « langue de bois », qu’est-ce que c’est ? Si j’interroge internet, je tombe immédiatement sur un début de définition : « La langue de bois est une figure de rhétorique consistant à détourner la réalité par les mots. C’est une forme d’expression qui, notamment en matière politique, vise à dissimuler une incompétence ou une réticence à aborder un sujet en proclamant des banalités abstraites. » Parler, pas seulement pour ne rien dire, mais aussi pour « détourner la réalité », c’est-à-dire à la fois cacher, trahir, mentir, dissimuler.

Je me souviens de la première fois que j’ai pris conscience du phénomène. Cela remonte aux années Chirac, à l’époque où un ancien publiciste nommé Raffarin avait été promu « chef » du gouvernement. Ce dernier avait déclaré, dans une interview à la radio : « Dans le cadre des partenariats public-privé, l’État se doit d’être un facilitateur des négociations. » Un « facilitateur » ! Qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire ? J’avais ouvert sur le champ mon dictionnaire, mais le vieux Larousse ne me donnait que « facile », « facilement » et « facilitation ». Point de « facilitateur ».
Que pouvait bien vouloir dire une telle assertion ? Et de qui exactement l’État était-il devenu le « partenaire » ? Perplexe, j’avais noté cette phrase sur un de mes carnets, soucieux d’en éclairer, un jour, la signification. C’est après quelques expériences de sidération similaire en entendant parler le président Sarkozy, que je compris, plus tard, le sens de cette « raffarinade ». En la traduisant, on comprend la chose suivante : dorénavant l’État a pour fonction de permettre aux entreprises privées de se mêler de la gestion du bien public ; le rôle de l’État est de « faciliter » le rachat des services publics par des organismes privés, autrement dit de mettre les biens communs (électricité, eau, transports, éducation, santé, etc.) entre les mains des banques, des PDG, des spéculateurs et des actionnaires.
Quant au mot « partenariat », il est entré depuis longtemps dans le lexique réduit de la novlangue gouvernementale : il sert à faire croire que le secteur public et le secteur privé sont tous deux guidés par des intérêts communs, avançant tranquillement, main dans la main, comme de vieux copains, sur le chemin fleuri de la croissance, sagement guidés par l’État « facilitateur » qui voit son rôle réduit à celui de simple médiateur. L’usage répété de ces formules n’est pas anodin : il traduit une vision du monde qui cherche à s’imposer en se banalisant.

Portrait 16
Assemblée Nationale, 71 Mars – Cyrille Choupas / DR

Usage et usure des mots

Depuis des années on entend partout répéter qu’il faut « rembourser la “dette” », dans la bouche de représentants politiques, de journalistes, d’experts, d’intervenants. On entend dire qu’« à l’heure de la mondialisation » l’économie de marché est le seul système possible. Sur tous les tons, à toute heure, les litanies sont les mêmes : il s’agit de faire accepter cette idée au plus grand nombre. Et pour que cela fonctionne bien il convient d’imposer des thèmes et un certain vocabulaire dans les discours tenus. Faire en sorte qu’ils soient répétés à la manière d’un mantra et s’imposent ensuite comme des évidences. On les appelle aussi « éléments de langage » ou « topoï ».

Par exemple, le célèbre « There is no alternative » se trouve décliné depuis trente ans sous des formes variées telle que l’« impératif de gouvernance européenne », les « traités budgétaires », les « réformes nécessaires », le devoir de « s’adapter ». De s’adapter à quoi ? Dans quel but ? Et d’adapter qui exactement ? Les arguments politiques sonnent comme des slogans publicitaires. Ils sont inlassablement ressassés et n’admettent pas d’être interrogés ni même contredits. Ils sont à prendre pour argent comptant. Quand Manuel Valls proclame, devant le Medef, son désormais célèbre « j’aime l’entreprise », il se garde bien de préciser de quel type d’entreprise; il parle et met ainsi dans le même sac les PDG du CAC 40 et les moyens et petits entrepreneurs. Le réel se réduira au seul mot qui sert à le nommer : l’entreprise.
Il y a quelque chose de très infantilisant dans le discours de « communication » des responsables politiques. Lorsque le premier ministre déclare que le gouvernement doit faire de la « pédagogie » pour « expliquer la loi travail aux Français », il signifie que le refus de la loi n’est que la conséquence d’un malentendu. On va donc nous réexpliquer. Et si nous ne comprenons pas plus, la loi passera à coup de 49.3 pour achever de nous convaincre qu’on vit bien en « démocratie ».

Bien sûr le phénomène ne se limite pas à la sphère du discours politicien. Il suffit de rester branché quelques minutes sur une de ces merveilleuses chaîne d’« info en continu » ou de lire avec attention quelques lignes produites par un des insubmersibles éditorialistes du Nouvel Obs ou de Libé pour être saisi par l’ampleur du phénomène. C’est d’abord l’appauvrissement du vocabulaire qui saute aux yeux. Dans l’excellent documentaire intitulé Les Nouveaux chiens de garde, le chercheur en sciences sociales Frédéric Lordon affirme à juste titre que si l’on enlève à ces éditorialistes et autres « experts » une petite dizaine de mots (parmi lesquels il y aurait par exemple « réforme », « croissance », « dette »), ils ne sont plus capables de faire la moindre phrase. Si vous pensez que Lordon exagère, regardez donc une émission comme C’est dans l’air, et comptez le nombre de fois où ces mots sont prononcés par les invités.

 

Il ne s’agit pas ici de dresser la liste exhaustive de tous les éléments de langage ni de les classer en fonction de leurs effets. Je finirai juste en évoquant l’exemple de trois mots qui se sont peu à peu substitués à d’autres et qui relèvent de l’euphémisme : on ne parle plus de « grève » mais de  « mouvement social ». Cette substitution permet d’effacer l’idée de « conflit » dont est porteur historiquement le mot de « grève », de faire disparaître l’idée de lutte des classes. De la même façon, les syndicats sont devenus des « partenaires sociaux » : là encore, le terme de « partenaire » supprime comme par magie toute la dimension conflictuelle qui résulte du rapport de force entre les salariés et le pouvoir patronal. Pour terminer, citons l’incontournable impératif de « modernisation » (de l’économie, du code du travail, du dialogue social, etc.), mot cosmétique par excellence qui sert à maquiller des décisions allant à l’encontre de tout progrès social : la prétendue « modernisation » nous ramène un siècle en arrière.

 

Ré-investir le sens des mots

Il y a déjà de nombreuses années que se construit la critique du discours politico-médiatique (on pense au travail accompli par ACRIMED, Arrêt sur images ou Le Monde diplomatique), et de nouveaux contre-pouvoirs médiatiques s’organisent (Franck Lepage et ses « Ateliers de désintoxication du langage », Osons Causer, Le Stagirite, Usul, etc). Au sein de Nuit Debout, nous sommes nombreux à penser que mener ce combat contre la novlangue est essentiel. Pour ma part, je participe régulièrement aux ateliers de réflexion menés par la Commission « Vocabulaire et ré-investissement du sens ». Notre groupe de travail tâche d’éclaircir le sens des mots qui nous ont été volés. Les comptes rendus de nos réflexions sont publiés sur le wiki de Nuit Debout. Des définitions émergent. Elles ont pour but, ensuite, d’être discutées, amendées, débattues dans certaines AG. Elles pourront aussi servir à d’autres commissions et permettre au mouvement, peut-être, de s’écrire et de se nommer.

Un groupe de travail spécifiquement axé sur les éléments de langage devrait être créé prochainement ; bien sûr, il sera ouvert à toutes et tous. L’objectif pourrait être de rédiger un abécédaire de la langue de bois et de réfléchir ensemble aux types d’actions à mener. La discussion à ce sujet a déjà lieu sur la page Facebook de la Commission Vocabulaire. Que ceux et celles qui veulent partager leurs idées rejoignent la page !

William

¹ Je reprends ici le qualificatif employé par Éric Hazan dans son excellent petit livre LQR – La propagande au quotidien (éd. Raison d’agir, 2006) : « L’essorage sémantique » ou la répétition inlassable d’un certain nombre de mots qui finit par faire « une bouillie dont le sens s’évapore peu à peu » (op. cit, p. 50).

Crédits photos:

  • Portrait 16: Cyrille Choupas / DR
  • Collages_1_5: Stéphanie Pouech / DR

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *