Feuilleton Debout #3. Les décombres du passé.

FEUILLETON DEBOUT – Le Feuilleton Debout donne la légende de la Nuit.

Il remontait tranquillement les escaliers vers le grand hall, l’ancienne bibliothèque de Columbia, avec son grand dôme comme une forme de Panthéon. Il avait fait couler du sang ici. Et ces pavés, rouges comme avant, bien proprement mis comme avant, ça l’énervait. C’est un peu comme à Montmartre où le blanc des marches était une insulte au sang versé des communards. Ange aurait voulu que l’hémoglobine marque définitivement le parterre de ce grand hall. Il bifurqua à droite, vers la statue de Rodin, et le département d’architecture, juste derrière. Son pari c’était que Louis enseignait toujours là, ou du moins qu’il serait traçable, pour lui filer une carte de bibliothèque, et accéder au dernier élément vivant qui pouvait le lier à Mary. Quand il ouvrit la porte d’Avery, la vieille odeur mi- chloroforme mi- papier neuf le fit stopper. Bon sang, comment oublier tout ce qui s’était passé ici. Les larmes lui venaient. « Pas maintenant ducon !  » pensa-t-il.

Il essuya ses yeux, puis monta l’escalier jusqu’au troisième étage. Il y avait là un roster, mais pas le nom de Louis, pas même la chair d’architecture européenne autrefois dans ces murs. Il pensa que c’était foutu. Bon Dieu comment le retrouver ? Est-ce qu’il était même à New York ? Ca lui faisait tout drôle, de voir que les derniers espoirs s’éteignaient comme ça, dans l’odeur forte d’un bâtiment scolaire. Il alla frapper à la porte de la secrétaire

« – C’mon in !

– Hi, my name’s Ange, I used to be a student here, and I’m looking for someone who might have taught here until recently. His name’s Louis. Louis Doux. Is there any chance you’d have an old directory with an adress or a phone on it ?

– Give me a sec’. I’ll give it a look ».

La secrétaire avait ce sourire figé au coin des lèvres, pareil à tous les sourires de secrétaires de département. Aucun signe, aucun mouvement de la tête ou du corps, rien qui la démarquerait d’un stéréotype de personnel d’université nord-américain qu’on se serait formé en image. Ca le faisait sourire, de la voir se démener comme ça pour retrouver son pote. Il mit deux quarters dans la machine à café, puis s’assit.  » Gotcha !  » dit-elle. Elle lui fournit une adresse qui datait de 5 ans auparavant. Probablement avant que Louis n’ait pris sa retraite. L’adresse indiquait 581, 81st. Ange connaissait ce coin là, c’était entre Amsterdam et Columbus Avenue, pas loin du Museum d’Histoire Naturelle. Il prit la porte, en disant à peine merci. La secrétaire resta là, un peu désarçonnée, puis se remit à tapoter sur son clavier, avec son sourire sans singularité.

Igloo d'ArchiDebout
Igloo d’ArchiDebout

Quand il descendit les escaliers qui dévalaient de l’université dans le bas du Morningside Park, lui revinrent les premiers accords d’une chanson de Souad Massi, qui avaient résonné ici, il y avait maintenant longtemps. Lors d’une bataille contre le NYPD qu’ils avaient gagnée (enfin, techniquement les types s’étaient rendus à leur cause. On avait fait trop d’atrocités aux gamins), la chanson avait pris le tour nostalgique propre à l’ambivalence des Chaâbis. On aurait dit qu’ils s’étaient déterminés à porter à la fois tout l’enthousiasme et toute la tragédie du monde. Souad et ses musiciens étaient venus donner un peu d’énergie aux camarades que menaient Ange et Mary. A la fin, bien sûr, quand ils n’étaient plus qu’une poignée, les musiciens avaient foutu le camp. Mais quand même il était resté quelque chose de leur passage, et dans les rangs clairsemés de la révolution, parfois, on sifflait encore l’air de l’Orient. Et on pensait comme ça, au milieu de l’Empire, encore un peu à l’Europe, où la Révolution avait commencé.  Ange sourit, en pensant à l’amour qu’il portait à l’époque à la Révolution. Il pouvait en toute sincérité, à présent (à part à de rares moments, notamment quand il se souvenait de chansons comme celles-ci ou de chansons de camarades) dire qu’il la détestait cette foutue révolution, puisqu’elle avait tué celles et ceux qu’ils avaient le plus admiré. Et l’air de mandole n’y ferait pas grand chose, pour être honnête.

Dans les bas de Morningside, il croisa deux noirs qui faisaient la ramasse des poubelles. Puis deux autres qui s’occupaient de nettoyer les sols de cours de tennis.  « On vous a pas sauvé les mecs » pensa-t-il avec gravité. Le mandole avait déjà disparu. Et quand il déboula de la 125eme, sa joie de passage avait déjà totalement été oubliée. Le triomphe de l’Empire était partout. Ca vous écrasait, comme une énorme enclume sur la tête des preneurs de métro, des passants, de tous ceux qui voulaient s’arrêter deux secondes pour sortir de leur tâche routinière. Il avait du mal à reconnaître la station de métro. Ses murs étaient recouvert de publicités gigantesques. Des chaussures, des hamburgers, du jerk beef au rabais tapissaient tout ce que l’œil pouvait voir alentour. Par terre, dans les couloirs, les annonceurs avaient réussi aussi à vous troubler le regard avec des bulles interrogatives et exclamatives. L’énigme publicitaire aboutissait sur le quai avec des réponses du type « You can find it only in Kfood products », « two telephones are not enough » ou encore « get a girl for free ». Et où que vous regardiez, votre regard était lui-même soumis à la concurrence. Lorsqu’il pénétra dans le métro, sa première tâche fut de fermer les yeux..

En sortant de la station sur la 79ème, Ange remarqua que l’église au coin, du côté ouest de la rue, n’était plus là, et qu’on en avait fait une épicerie un peu comme celle de Zabaar’s, où il allait souvent. Tout lui revint, la barricade, l’incendie, le feu ravageant tout un quartier. Et la mort de Mary..

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Crédits photos:

  • Igloo d’ArchiDebout: ArchiDebout / DR

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