Feuilleton debout #2. Une femme Gavroche

FEUILLETON DEBOUT –  Le feuilleton debout donnera la légende de la Nuit. 

Un groupe revenait de la rue Valette, et tentait de contourner la rue Soufflot par derrière. Des colleurs d’affiches à ce qu’ils laissaient voir. Probablement des nouveaux deboutiens, avec encore la rage de coller des feuilles arrachées la nuit-même par les ratonneurs privés embauchés par le commandement. Arrivés au niveau d’Ange, il les siffla. « Vous avez pas oublié de faire du double encollage hein ?

– T’es qui toi à te cacher par là ? Un raton repenti ?

– Un révolutionnaire repenti vous voulez dire. Vous avez des clopes ?

– On n’a même pas d’quoi bouffer, alors des clopes.. » Bon, il insisterait pas. Il aurait pourtant bien embrumé son esprit avec une brune. « Tant pis. Sale temps pour coller hein ?

– Tu veux rire ? On s’en ait fait une pile entière. Elles ont tenu. On a double-checké.

– Mouais..  »

Un bruit leur fît tourner la tête, à tous. La milice devait les chercher. « C’est les mecs de la mutualité, on ferait mieux de déguerpir ». Ils prirent leurs jambes à leur cou, vers le boulmich. Ange eût à peine le temps de leur crier « Pas par là, ils ont leurs bus stationnés ! » Bah, ces gosses n’avaient rien dans le crâne. Il avait vu que leur colle était même pas bien délayée. Il aurait parié qu’ils connaissaient pas le double encollage. Tu encolles ton mur, prends l’affiche à l’envers, l’encolles côté verso, la saisis par le bas, la retournes, et l’encolles côté recto. Une fois séchée, impossible à retirer en tirant simplement dessus. Il fallait gratter avec les ongles. C’était en soi une victoire : obliger les miliciens à enlever leurs gants, et à se casser les ongles. Faut dire, souvent, les affiches avaient même pas le temps de sécher.  Quand même, ces colleurs d’affiches affolés, ils avaient l’air pas bien vieux, ça lui faisait un peu mal au cœur à Ange.

Après avoir rêvé de s’enfuir, son esprit vagabonda un peu. Il lui revenait une idée profonde en dormant là, sous le porche dégueulasse de l’Université. Il se rappelait cette phrase de Deleuze sur l’océan et les gouttelettes. En gros, que la perception de l’océan c’était quelque chose de clair et de confus à la fois. Clair parce que ça vous envahit. Confus parce que vous avez pas la possibilité de bien considérer chacune des gouttelettes. Ce qui l’intéressait le plus, Ange, c’était le niveau de perception des gouttelettes. De ce point de vue là, Leibniz – ou Deleuze, mais c’était pareil – avait bien fait son boulot. Pour comprendre la révolution quoi : le fait que les gouttelettes, elles, avaient la perception à la fois claire et distincte de ce qui leur arrivait. C’était comme pour eux. Ils étaient crevés qu’ils auraient dormi chez leurs parents pendant 5 jours. Mais ils seraient pas rentrés pour un sou, parce que ça leur aurait ôté la perception lumineuse qu’ils avaient de la situation.

Perception claire, parce que la Nuit Debout avait rendu excessivement évident qu’on avait là un océan réuni, et distinct parce que les camarades étaient devenus des soeurs et frères, connaissant si bien leur mode de vie qu’ils se reconnaissaient sans avoir à se scruter. Ils pouvaient se singulariser la nuit, en aveugle, à leur démarche. Ils avaient reconnu des camarades rien qu’au bruit créé par le mouvement de leurs pas. Ca le fascinait. Vrai, il en avait marre de cette vie là, mais ça le fascinait. La révolution avait fait ça : émerger des singularités claires dans leur totalité, distinctes dans leurs modes d’actions. Alors que les miliciens, les soldats, les mecs de la mutualité, ils étaient tous pareils. Impossible de les différencier. Ces idées tournoyaient en lui, et n’avaient jamais quitté son esprit. Puis, il parvînt finalement à dormir.
Le lendemain, ils retrouvèrent Lucie au même endroit que d’habitude. A la Contrescarpe tous les jours les mêmes briscards se retrouvaient. Lucie, avec son sac en bandoulière et ses cheveux coupés au bol. Dans sa tenue, on aurait pu croire qu’elle était ou prêtresse ou mendiante. C’était ses yeux qui faisaient comprendre qu’elle n’était ni l’une ni l’autre. Tu pouvais lui voir un iris de noble, noyé dans une pureté de pauvresse. C’était un vrai spectacle sa mine de Gravroche féminine. Sous les épais sourcils mal brossés, ces cils étaient la seule chose encore lisse chez cette femme de 19 ans. Ange lui décollait toujours le même mot : « T’es pas au trou toi ? T’en as dégommé combien des miliciens cette nuit ?

– Qu’est ce que ça peut te foutre Ange ?

– Ca me fout rien, j’suis sûr que c’est leurs têtes là, que tu collectionnes dans ta gibecière.

– Fais gaffe trouffion, j’finirai bien par y mettre ta langue dans ma sacoche ».

Elle avait toujours une répartie comme ça, pour lui couper le sifflet.

*   *   *

Ange venait de se rappeler  cette scène, en posant ses pieds sur le gazon de Columbia. Lucie avait mimé le même geste, ici, 30 ans auparavant : le pouce entre ses doigts, feignant de tenir sa langue, et avec le majeur et l’index de l’autre main, mimant une paire de ciseaux. Un frisson le parcourut.

 

Pour suivre le feuilleton, rendez-vous ici : Feuilleton debout

Crédits photos:

  • Ballon: Daphné Borenstein - Nuit Debout

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